Prédication des 3 et 10 mars 2019

de Catherine Axelrad

Jonas

Lecture de la 1ère prédication

Introduction

Puisque nous allons être ensemble deux dimanches de suite, à la suite de la réflexion du rabbin Pauline Bebe sur la désobéissance la semaine dernière, je me suis dit que c’était l’occasion de réfléchir en deux fois à un petit livre prophétique qu’on connaît à la fois bien et mal. Je parle du petit récit en quatre chapitres qui se trouve dans nos bibles entre le livre du prophète Abdias et celui du prophète Michée, ce livre qui porte simplement le nom de son héros, Jonas. Autant vous le dire tout de suite, même en deux prédications, ce ne sera pas une étude sur l’ensemble du livre ; mais nous pourrons réfléchir à certains moments qui me paraissent particulièrement significatifs. Alors je vais commencer par évoquer rapidement le début de l’histoire, vous allez y retrouver des éléments connus et d’autres un peu moins. Ensuite nous lirons le 1er chapitre.

Le héros de l’histoire est donc Jonas, un hébreu, originaire du village de Gat Hepher tout près de Nazareth. Il porte le même nom qu’un prophète beaucoup plus ancien, deux siècles au moins, un prophète dont il est question au 2ème livre des Rois et qui aurait donc vécu à une époque où le Royaume du Nord était menacé en permanence par son puissant voisin assyrien, où se trouvait la grande ville de Ninive. Jonas signifie colombe, paix, loyauté d’Israël, tandis que le nom de son père, Amitaï, veut dire « Dieu est vérité ». Voilà que Jonas reçoit de Dieu la parole, l’ordre d’aller crier contre Ninive. Pour nous aider à nous rendre compte de ce que cet ordre représente, je vais laisser la parole au théologien et historien Jacques Ellul – en 1952, il avait donc 40 ans, Jacques Ellul a écrit un très joli texte sur Jonas dans la revue Foi et Vie. Voilà ce qu’il dit : l’époque de Jonas est l’apogée de la puissance assyrienne. Entre 750 et 700, c’est l’époque de la prise de Damas et de Samarie – le royaume d’Israël où habite Jonas n’est qu’une colonie assyrienne. Et c’est là que Jéhovah enverrait un homme pour prêcher la repentance aux conquérants. Il faudrait maintenant – n’oublions pas que Jacques Ellul écrit cela en 1952, il sait très bien de quoi il parle – il faudrait maintenant imaginer un Français allant prêcher la repentance à Berlin en 1941 ou 1942.  Et j’ajouterais ce que Jacques Ellul ne pouvait pas dire en 1952 : imaginer un Juif allant prêcher la repentance à Berlin en 1941 ou 1942. Donc Jonas n’y va pas ; au lieu de marcher vers l’est, il se sauve, il file au port de Jaffa et prend un bateau pour Tarsis. Il y a beaucoup d’interprétations pour ce lieu, beaucoup de théologiens pensent qu’il s’agit de la ville de Tartessus, près de Gibraltar – mais d’autres suivent la tradition juive et pensent qu’il s’agit tout simplement de Tarsus, Tarse (la même ville d’Asie Mineure d’où viendra l’apôtre Paul quelques siècles plus tard). Aujourd’hui Tarse est en Turquie, à une quarantaine de kilomètres à l’intérieur des terres ensablées, mais à l’époque c’était un port. Tartessus (au sud) ou Tarsus (à l’ouest), partir à Tarsis c’est partir très loin, et c’est évidemment ce que veut Jonas : puisque Dieu habite en terre promise il faut quitter ce lieu pour comme dit le texte « fuir loin de la face de l’Eternel ». Nous allons entendre ce premier chapitre.

Lecture du livre de Jonas, chapitre 1

1 La parole du Seigneur parvint à Jonas, fils d’Amittaï :
2 Lève–toi, va à Ninive, la grande ville, et fais une proclamation contre elle, car le mal qu’elle a fait est monté jusqu’à moi.
3 Alors Jonas voulut s’enfuir à Tarsis pour échapper au Seigneur . Il descendit à Jaffa et trouva un bateau qui allait à Tarsis ; il paya le prix du transport et embarqua avec l’équipage pour aller à Tarsis, pour échapper au Seigneur.
4 Mais le Seigneur lança un grand vent sur la mer, et il s’éleva sur la mer une grande tempête. Le bateau menaçait de se briser.
5 Les marins eurent peur ; chacun d’eux cria vers son dieu, et ils lancèrent à la mer le chargement du bateau, pour l’alléger. Jonas descendit au fond du navire, se coucha et s’endormit profondément.
6 Le chef d’équipage s’approcha de lui et lui dit : Qu’as–tu donc à dormir ? Lève–toi, invoque ton dieu ! Peut–être ce dieu pensera–t–il à nous, pour que nous ne disparaissions pas.
7 Ils se dirent l’un à l’autre : Venez, tirons au sort, pour savoir qui nous attire ce malheur. Ils tirèrent au sort, et le sort tomba sur Jonas.
8 Alors ils lui dirent : Explique–nous, s’il te plaît, qui nous attire ce malheur. Quelle est ton activité, et d’où viens–tu ? Quel est ton pays, et de quel peuple es–tu ?
9 Il leur répondit : Je suis hébreu et je crains le Seigneur, le Dieu du ciel, qui a fait la mer et la terre ferme.
10 Les hommes eurent très peur ; ils lui dirent : Qu’as–tu fait là ! Ils savaient, en effet, qu’il fuyait pour échapper au Seigneur, parce qu’il le leur avait expliqué.
11 Ils lui dirent : Que devons–nous faire de toi, pour que la mer se calme envers nous ? — Car la mer se déchaînait de plus en plus.
12 Il leur répondit : Prenez–moi, lancez–moi à la mer et la mer se calmera envers vous : je sais que c’est moi qui attire sur vous cette grande tempête.
13 Les hommes ramaient pour gagner la terre ferme, mais ils n’y parvenaient pas, parce que la mer se déchaînait toujours plus contre eux.
14 Alors ils invoquèrent le Seigneur ; ils dirent : Seigneur, s’il te plaît, fais en sorte que nous ne disparaissions pas à cause de la vie de cet homme, et ne nous charge pas d’un sang innocent ! Car c’est toi, Seigneur, qui as agi comme tu l’as voulu.
15 Puis ils prirent Jonas et le lancèrent à la mer, et la fureur de la mer s’arrêta.
16 Les hommes eurent peur, ils furent saisis d’une grande crainte du Seigneur . Ils offrirent un sacrifice au Seigneur et firent des vœux.
17 Le Seigneur fit intervenir un grand poisson qui engloutit Jonas, et Jonas resta dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits.

Prédication 1ère partie :
« Qu’as-tu donc à dormir ? »

Comme je vous l’ai dit, je ne pourrai pas parler de tout. Je voudrais ce matin essayer de répondre à deux questions : quel est le sens de la fuite de Jonas, pourquoi s’est-il sauvé ? Et la deuxième question, plus compliquée que la première : comment fait-il pour dormir, comment pouvons-nous comprendre ce profond sommeil au cœur de la tempête.

Pourquoi Jonas s’est-il sauvé à Tarsis, quel est le sens de sa fuite ? Autant vous dire que cette question a fait couler énormément d’encre, et est à l’origine de multiples prédications. Le sens généralement admis est celui du refus d’une mission, allons plus loin, d’une vocation. La mission serait tout simplement trop dure et trop dangereuse. Jonas ne croit pas que Dieu va détruire Ninive, il pense qu’il va risquer sa vie pour rien et passer pour un faux prophète. Ou alors, comme dans les exemples que Pauline Bebe nous a donnés la semaine dernière, la tradition juive a introduit des commentaires pour justifier la désobéissance de Jonas. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, il n’aurait pas peur que la mission rate – il aurait peur qu’elle réussisse, que Ninive se repente, alors que le peuple d’Israël refuse si souvent d’écouter Dieu – et alors ce serait perçu par Dieu – disent ces commentaires – comme une accusation d’Israël qui lui ne se repend pas, ou en tous cas pas assez. Donc ici aussi une certaine tradition cherche à justifier, ou en tous cas à expliquer, la désobéissance de Jonas. Au contraire, la tradition chrétienne ne cherche pas à justifier la fuite de Jonas, elle la voit comme un refus très humain – cette tradition affirme que certaines personnes ont, ou plutôt auraient la chance ou la malchance de vivre une rencontre personnelle avec Dieu, de recevoir une vocation particulière, et cette vocation que Dieu leur aurait envoyée serait tellement difficile à vivre qu’elle entrainerait dans un premier temps un mouvement de refus, comme celui de Jonas qui se sent incapable d’accepter ce rôle écrasant d’annoncer la parole de Dieu. Vous avez peut-être remarqué que je mets toutes ces affirmations au conditionnel, parce que j’ai du mal avec les vocations particulières et les pseudo- rencontres personnelles avec Dieu : je crois que nous sommes tous concernés par la Parole et ses conséquences, mais que nous y sommes plus ou moins sensibles selon les moments de notre vie, en fonction de notre histoire personnelle et de nos caractéristiques psychologiques. Mais justement, aujourd’hui nous n’avons aucun mal à comprendre la fuite de Jonas, elle nous concerne tous – surtout que – contrairement à  lui – même lorsque nous avons le sentiment d’un devoir à accomplir, nous pensons que ce devoir nous est dicté par notre conscience, nos convictions ou notre affectivité, plutôt que par celui que Jonas appelle le Seigneur, le Dieu du ciel. Et même si ça se passe mal pour nous, même si nous traversons une tempête parce que nous n’avons pas écouté nos voix intérieures, nous ne sommes pas sûrs que Dieu soit à l’origine de cette tempête. Pourtant, ça a duré longtemps, la superstition des marins qui pensaient que l’un d’entre eux était maudit –on l’appelait alors un Jonas- et que tout rentrerait dans l’ordre s’ils jetaient ce Jonas à l’eau, cette superstition a duré longtemps : certains d’entre vous se rappellent peut-être le très beau film d’aventures maritimes Master and Commander, où à force de traiter un jeune sous-officier de Jonas, les marins le poussent au suicide. Cet état d’esprit n’est évidemment plus le nôtre aujourd’hui – nous lisons ce texte comme une fable poétique, mais nous sentons aussi qu’il parle de nous : nous avons tous éprouvé, nous éprouvons tous, souvent pour certains, un profond désir de partir à Tarsis, c’est-à-dire de tout laisser tomber – de déposer ces responsabilités qui quelquefois nous écrasent, nos soucis personnels, familiaux ou professionnels – nous connaissons bien ce profond désir de nous endormir au fond de la cale, et advienne que pourra ! Et justement, je crois que ce moment du sommeil de Jonas est un moment clef – d’une certaine manière c’est une fuite dans la fuite – mais en parvenant à dormir au cœur de la tempête, Jonas manifeste en même temps une grande force de caractère. Il montre qu’il sait d’où vient la tempête et que ça lui est égal. On peut penser que Jonas a conscience d’avoir désobéi à Dieu et commis une faute grave, mais qu’il ne veut pas la voir. Peut-être qu’en effet ce sommeil est l’expression d’une culpabilité mal assumée – aujourd’hui on appelle ça le déni – et que Jonas s’endort pour ne pas être obligé de faire face à ses responsabilités.

Mais voilà qu’il va quand même y être obligé, et c’est pour cela que je disais que ce moment est un moment clef, un moment où tout bascule, et cette fois ce n’est pas par une intervention divine, en tous cas pas directement. Le chef d’équipage s’approcha de lui et lui dit : Qu’as–tu donc à dormir ? Lève–toi, invoque ton dieu ! Peut–être ce dieu pensera–t–il à nous, pour que nous ne disparaissions pas. Ils se dirent l’un à l’autre : Venez, tirons au sort, pour savoir qui nous attire ce malheur. Ils tirèrent au sort, et le sort tomba sur Jonas.

On peut évidemment s’attacher uniquement à la superstition du tirage au sort, mais ce serait oublier que pendant des siècles, voire des millénaires, ces pratiques étaient vécues comme un moyen pour l’homme de donner un sens à ce qui lui arrivait, et de savoir ce qu’il devait faire. Le tirage au sort est interdit au peuple juif, mais quand le tirage au sort est effectué par d’autres il n’est jamais à négliger – on peut penser au livre d’Esther par exemple. Ici le tirage au sort indique le sens de la colère de Dieu – Jonas se retrouve au pied du mur, il ne peut plus faire semblant, ni vis-à-vis des autres ni même vis-à-vis de lui-même. Mais il y a plusieurs éléments très importants dans ce passage, et le premier c’est que, comme je le disais tout à l’heure, celui qui tire Jonas de son sommeil, qui l’oblige à regarder la réalité en face, c’est un être humain. Un être humain en détresse, prêt à tout pour sauver son navire et les hommes de son équipage, même à invoquer un dieu étranger. Prêt à tout, ou presque, parce qu’il n’est pas du tout prêt à tuer, on a entendu que Jonas aura beaucoup de mal à convaincre les marins de le jeter à l’eau. Et là aussi, il y a dans la tradition juive une très jolie réécriture autour de ce passage, les marins veulent vérifier le tirage au sort ; ils hésitent tellement à jeter Jonas à l’eau qu’ils le font en plusieurs fois – une première fois jusqu’aux genoux, une deuxième jusqu’au nombril, une troisième jusqu’au cou – et chaque fois la mer se calme et chaque fois qu’ils le sortent la tempête revient, donc ils finissent par vraiment le jeter à la mer. Mais ce qui est important pour nous c’est ce changement en Jonas lui-même – ce changement que Dieu n’avait pas obtenu de Jonas en s’adressant à lui directement, il va l’obtenir – un début de changement en tous cas –il va l’obtenir par l’intermédiaire de cet être humain qui s’adresse à Jonas en faisant appel à des sentiments élémentaires de fraternité humaine et de confiance, y compris dans ce dieu d’Israël dont Jonas ne voulait plus entendre parler. Qu’as–tu donc à dormir ? Lève–toi, invoque ton dieu ! Peut–être ce dieu pensera–t–il à nous, pour que nous ne disparaissions pas. L’homme qui dormait se lève, l’homme allongé devient un homme debout, et pour la première fois nous allons entendre sa voix, et ce que sa voix nous fait entendre c’est tout simplement une déclaration de foi : Je suis hébreu et je crains le Seigneur, le Dieu du ciel, qui a fait la mer et la terre ferme. En s’affirmant comme hébreu Jonas rappelle la sortie d’Egypte et la traversée de la mort ; et dans le même temps il retrouve son humanité : il explique à ses compagnons ce qu’il faut faire pour apaiser la tempête, il est prêt à donner sa vie pour eux. Et nous-mêmes, s’il nous arrive de partager avec Jonas ce désir de tout laisser tomber dont je parlais tout à l’heure, si nous aussi nous avons souvent envie de prendre un bateau pour Tarsis, il nous arrive aussi souvent, et c’est heureux, et c’est pour cela aussi que nous aimons ce récit, il nous arrive souvent d’être tiré de notre sommeil, de notre déni, de notre burn out, de notre angoisse existentielle, quel que soit le nom qu’on lui donne, il nous arrive souvent d’en être tirés par les cris de nos enfants, parents, amis – frères et sœurs humains. Oui, comme Jonas au fond de sa cale, ce sont nos frères et sœurs humains qui viennent nous secouer, nous sortir de notre déni et de notre sentiment d’impuissance ; ils viennent nous faire lever et nous obliger à les aider, y compris en nous poussant à l’eau si besoin est. Nous verrons la semaine prochaine si ce geste peut être aussi salutaire pour nous que pour Jonas, mais nous savons dès maintenant que ce réveil est possible et porteur d’espérance. Amen

 

Lectures de la 2nde prédication

Introduction aux chapitres 2, 3, 4

La semaine dernière nous avons entendu et commenté le 1er chapitre du livre de Jonas ; j’ai surtout réfléchi à deux questions « Pourquoi Jonas ne veut pas aller à Ninive » et « comment fait-il pour dormir, quel peut être le sens de son profond sommeil au cœur de la tempête. Aujourd’hui je vous propose une lecture accélérée, mais complète, des trois derniers chapitres – nous allons entendre et parler brièvement de tout le reste de l’histoire : la prière de Jonas dans le ventre du gros poisson, la conversion de Ninive, et cette étrange conclusion qui n’en est pas vraiment une puisque en réalité, même si Dieu a le dernier mot, l’histoire ne se termine pas. Une précision en préalable : à l’époque post-exilique, probablement celle de la rédaction de cette histoire, au moment du retour, deux tendances prophétiques s’opposent : la première, représentée par les prophètes Esdras et Néhémie, refuse les mélanges ethniques et la conversion des étrangers – au point de tenir des procès devant le temple pour obliger les Israëlites ayant épousé des femmes étrangères à les renvoyer. Dans le même temps, le prophète Esaïe (le « trito-Esaïe » prêche pour l’intégration des étrangers convertis, y compris au service du temple s’ils respectent la Torah. Le – ou plutôt les – rédacteurs de Jonas s’inscrivent dans cette deuxième tendance, d’où l’importance accordée à la conversion de Ninive.

Lecture du livre de Jonas (suite)

Chapitre 2

Le Seigneur fit intervenir un grand poisson qui engloutit Jonas, et Jonas resta dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits. Jonas, dans le ventre du poisson, pria le Seigneur, son Dieu. Il dit : De ma détresse, j’ai invoqué le Seigneur, et il m’a répondu ; du sein du séjour des morts, j’ai appelé au secours, et tu m’as entendu.

Tu m’as jeté dans les profondeurs, au cœur des mers, les courants m’entourent ; tous tes flots, toutes tes vagues ont passé sur moi. Et moi, je disais : Je suis chassé loin de tes yeux ! Mais je verrai encore ton temple sacré.

Les eaux m’ont enserré jusqu’à la gorge, l’abîme m’entoure, des joncs se sont noués autour de ma tête. Je suis descendu jusqu’aux ancrages des montagnes, les verrous de la terre m’enfermaient pour toujours ; mais tu m’as fait remonter vivant de la fosse, Seigneur, mon Dieu !

Alors que je défaillais, je me suis souvenu du Seigneur. Ma prière est parvenue jusqu’à toi, jusqu’à ton temple sacré. Ceux qui s’attachent à des futilités illusoires éloignent d’eux la fidélité. Quant à moi, je t’offrirai des sacrifices en déclarant ma reconnaissance,je m’acquitterai des vœux que j’ai faits. C’est au Seigneur qu’appartient le salut !

Le Seigneur parla au poisson, qui vomit Jonas sur la terre ferme.

Chapitre 3

La parole du Seigneur parvint à Jonas une deuxième fois : Lève-toi, va à Ninive, la grande ville, et fais-y la proclamation que je te dis ! Alors Jonas se leva et alla à Ninive, selon la parole du Seigneur. Or Ninive était une grande ville devant Dieu ; il fallait trois jours de marche pour en faire le tour. Jonas commença par faire dans la ville une journée de marche. Il proclamait : Encore quarante jours, et Ninive est détruite !

Les gens de Ninive mirent leur foi en Dieu ; ils proclamèrent un jeûne et se revêtirent d’un sac, depuis le plus grand jusqu’au plus petit d’entre eux. La nouvelle parvint au roi de Ninive ; il se leva de son trône, ôta son manteau, se couvrit d’un sac et s’assit sur la cendre. Il fit crier dans Ninive : Par décision du roi et de ses grands, que les humains et les bêtes, le gros bétail et le petit bétail, ne goûtent de rien, ne paissent pas et ne boivent pas d’eau Que les humains et les bêtes soient couverts d’un sac, qu’ils invoquent Dieu avec force, et que chacun revienne de sa voie mauvaise et de la violence de ses mains ! Qui sait si Dieu ne reviendra pas, s’il ne renoncera pas, s’il ne reviendra pas de sa colère ardente, pour que nous ne disparaissions pas ? Dieu vit qu’ils agissaient ainsi et qu’ils revenaient de leur voie mauvaise. Alors Dieu renonça au mal qu’il avait parlé de leur faire ; il ne le fit pas.

4ème et dernier chapitre

Cela déplut fort à Jonas, et il fut irrité.

Il implora le Seigneur, et il dit: Ah! Seigneur, n’est-ce pas ce que je disais quand j’étais encore dans mon pays? C’est ce que je voulais prévenir en fuyant à Tarsis. Car je savais que tu es un Dieu compatissant et miséricordieux, lent à la colère et riche en bonté, et qui te repens du mal. Maintenant, Seigneur, prends-moi donc la vie, car la mort m’est préférable à la vie.

Le Seigneur répondit: Fais-tu bien de t’irriter?

Et Jonas sortit de la ville, et s’assit à l’orient de la ville, Là il se fit une cabane, et s’y tint à l’ombre, jusqu’à ce qu’il vît ce qui arriverait dans la ville. Le Seigneur Dieu fit croître un ricin, qui s’éleva au-dessus de Jonas, pour donner de l’ombre sur sa tête et pour lui ôter son irritation. Jonas éprouva une grande joie à cause de ce ricin.

Mais le lendemain, à l’aurore, Dieu fit venir un ver qui piqua le ricin, et le ricin sécha. Au lever du soleil, Dieu fit souffler un vent chaud d’orient, et le soleil frappa la tête de Jonas, au point qu’il tomba en défaillance. Il demanda la mort, et dit: La mort m’est préférable à la vie.

Dieu dit à Jonas: Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin? Il répondit: Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort Et le Seigneur dit: Tu as pitié du ricin qui ne t’a coûté aucune peine et que tu n’as pas fait croître, qui est né dans une nuit et qui a péri dans une nuit. Et moi, je n’aurais pas pitié de Ninive, la grande ville, dans laquelle se trouvent plus de cent vingt mille hommes qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre !

Prédication 2nde partie :
« Fais-tu bien de te fâcher ? »

Tout d’abord quelques informations au sujet de l’histoire du texte et de l’histoire de Ninive. Tous les biblistes s’accordent aujourd’hui pour dire que la prière de Jonas dans le ventre du poisson est un ajout. Plus précisément, c’est sans doute un psaume beaucoup plus ancien que le reste de l’histoire, qui a été incorporé au texte pour exprimer l’angoisse de Jonas – par ailleurs, j’ai dit la semaine dernière que la population de Ninive à son apogée était évaluée à environ 120000 habitants, je me suis trompée car je me suis fondée sur les chiffres bibliques. Depuis, j’ai regardé plusieurs documents historiques, et le chiffre serait plutôt d’environ 75000 à 80000 habitants – ce qui est déjà énorme pour l’époque.

Alors nous avons vu la semaine dernière que la voix humaine, la voix de ses frères humains en détresse, avait sorti Jonas de son sommeil et l’avait obligé à faire face à ses responsabilités, avec une déclaration de foi tellement forte qu’elle avait convaincu les marins de prier le Dieu des hébreux – Je suis hébreu et je crains l’Eternel, le Dieu des Cieux, qui a fait la mer et la terre. Et voilà qu’après avoir été jeté à l’eau, dans le ventre du gros poisson, Jonas va prier – ce psaume a sans doute été incorporé au texte – mais attention, cela ne veut pas dire qu’il ne fait pas partie du texte, au contraire. Bien sûr, c’est toujours important et intéressant de repérer- ou d’essayer de repérer dans un texte biblique les différentes étapes, les différentes interventions des rédacteurs – ce qu’on appelle les « strates rédactionnelles », mais il ne faut pas oublier que ces strates font toutes partie du texte, et donc la prière de Jonas est un élément fondamental de ce livre biblique. Ce psaume a d’abord l’avantage d’allonger pour le lecteur le temps que Jonas passe dans le ventre du gros poisson – c’est une chose de nous dire que Jonas y passe trois jours et trois nuits dans le ventre du poisson, c’est autre chose de faire un arrêt sur image, une interruption du récit – avec cette prière, le temps passé dans l’obscurité et les profondeurs prend une densité particulière, une densité qui permet le changement, en d’autres termes la conversion. Jonas avait déjà changé lorsqu’il a assumé ses responsabilités en demandant aux marins de le jeter à la mer, mais maintenant il a le temps de la réflexion, et ce n’est pas un hasard si cette réflexion prend une dimension réellement liturgique – je verrai encore ton temple sacré, ma prière est parvenue jusqu’à ton temple sacré, je t’offrirai des sacrifices d’action de grâce, je m’acquitterai des vœux que j’ai fait. Ça semble poser un petit problème parce que – vous l’avez entendu – cette prière était visiblement à l’origine un psaume d’action de grâce, après une crise ou un danger surmontés : Jonas est encore dans le ventre du poisson, et au lieu de demander à sortir, il remercie Dieu comme s’il était déjà sauvé. Le poisson n’est pas considéré comme un danger mais comme l’élément qui a sauvé Jonas de la noyade. Mais justement, ce n’est pas un hasard – le ou les rédacteurs qui ont choisi d’incorporer ce psaume au texte savaient certainement ce qu’ils faisaient : Jonas est déjà sauvé – depuis sa confession de foi au premier chapitre, qui était aussi sa première prise de parole, Jonas est sauvé. Au cœur même d’une des pires crises existentielles que l’on trouve dans l’Ancien Testament –dans deux semaines j’essaierai de conclure cette étude en évoquant l’autre, celle de Jacob- au cœur-même de cette crise, dès lors qu’elle est assumée, Dieu est présent ; dans les images les plus fortes, qui expriment un désespoir total – alors même que le protagoniste a le sentiment d’une descente au plus profond, aux ancrages des montagnes  (on a l’impression un peu anachronique de regarder une carte des fonds marins), alors même qu’il se sent enfermé par les verrous de la terre, c’est là que la rencontre a lieu – la rencontre qui transforme ce temps qui semble celui de l’écrasement et du désespoir en un moment de ressourcement et d’énergie vitale. Je n’ai pas voulu ajouter de lecture mais vous le savez, le texte des évangiles fait plusieurs allusions à ce passage, cette génération veut un signe, dit Jésus, elle n’aura que le signe du prophète Jonas  – et Mathieu précise même comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du gros poisson, de même le fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le ventre de la terre. Je crois que c’est cela le signe de Jonas : le signe de la présence de Dieu dans l’obscurité la plus gluante, le signe de la renaissance au cœur de la détresse.

Et Mathieu poursuit sa comparaison en mettant dans la bouche de Jésus une allusion à la conversion de Ninive : les hommes de Ninive se lèveront, avec cette génération, et la condamneront, parce qu’ils ont changé radicalement à la proclamation de Jonas.

Je dois dire que cet exemple de conversion est particulièrement problématique. Le texte date du 7ème siècle, probablement de la fin du 7ème siècle. Or c’est justement le moment du déclin de l’Assyrie et de la chute de Ninive, assiégée par les Babyloniens et les Mèdes. Sauf que – sauf qu’il y a eu deux attaques : une première en 614, qui a échoué, et un siège mieux organisé, en 612, qui s’est achevée avec la chute de Ninive et la destruction d’une partie de la ville. Il n’est pas impossible que ce récit poétique contiennent des éléments historiques, et pourquoi pas une référence à la non destruction de Ninive en 614 ? On peut imaginer sans difficulté qu’en 614, dans le royaume d’Israël, un certain nombre de gens attendaient avec plaisir la destruction de Ninive, et ont été très déçus, dans un premier temps, qu’elle ne se produise pas. Dans notre texte Jonas avait donc une raison – pas une « bonne » raison, mais une vraie raison – de ne pas vouloir annoncer sa destruction à Ninive – il ne voulait pas que Ninive se convertisse car il voulait que Ninive soit détruite. La NBS donne à ce sujet un éclairage complémentaire : « Cette histoire sur Jonas est celle du nationaliste impénitent, qui veut bien faire la guerre à l’ennemi héréditaire mais qui à aucun prix ne voudra se résoudre à lui annoncer la paix. Pas de quartier, voilà ce qui sous-tend toute la conduite du personnage. » Et ce que nous montre ce 4ème chapitre, c’est que même si Jonas a obéi à Dieu, il persiste dans son être guerrier, il ne veut pas entendre parler de pardon : les explications un peu maladroites de ce 4ème chapitre –probablement écrit par une troisième main, et incomplet – nous indiquent deux choses : la première c’est que même si elle était sincère sur le coup, la conversion de Jonas, forcée par les événements et/ou par Dieu lui-même, cette conversion était superficielle. Jonas n’a pas changé, il souhaite toujours la destruction de Ninive – et d’ailleurs le texte comporte une petite entourloupe dialectique que nos catéchumènes n’ont pas manqué de remarquer : à la fin, si Jonas est fâché contre Dieu ce n’est pas parce qu’il a « pitié » du ricin desséché – c’est que la mort de ce ricin le place à nouveau en plein soleil. Mais par opposition à son attitude, le texte, lui, est un appel à une véritable conversion du peuple à son Dieu, cité ici selon la formule liturgique comme « clément et compatissant, patient et grand par la fidélité, qui renonce au mal » – il y a renoncé plusieurs fois, d’abord en sauvant les marins de la tempête, puis en sortant Jonas du ventre du poisson, puis en renonçant à détruire Ninive – et même dans cette fin à la fois poétique et maladroite, peut-être inspirée d’un conte égyptien (le mot kikayos n’existe pas en hébreu, il a été traduit par ricin parce qu’en égyptien ricin se disait kiki), même dans ce chapitre qui semble inachevé (peut-être parce qu’entre temps Ninive avait effectivement été détruite !), la phrase la plus importante est cet appel à la patience et au pardon – cette question que Dieu pose deux fois à Jonas – Fais-tu bien de te fâcher ? Dans cette question très pédagogique je suis frappée par la modération verbale de Dieu, très inhabituelle de sa part. Cette question est bien celle d’un Dieu clément et compatissant, patient et grand par la fidélité – celle d’un Dieu qui renonce au mal et qui vient nous apprendre à y renoncer aussi – cette question je vous propose de la garder en mémoire et de nous la poser souvent – de nous la poser les uns aux autres et de nous la poser à nous-mêmes : fais-tu bien de te fâcher ?

Amen