Prédication du 9 juillet 2023

Série d’été : Songes et visions
2/4

de Dominique Hernandez

Joseph interprète les rêves de pharaon

Introduction

Avant le lire le texte de ce jour (sur les feuilles de culte), une rapide traversée de l’histoire de Joseph dans le livre de la Genèse. C’est une longue histoire : le cycle de Joseph est le plus important du livre de la Genèse, 14 chapitres de Genèse 37 à Genèse 50.
Joseph est le fils de Jacob. Sa mère est Rachel, l’épouse chérie de Jacob, qui a d’abord dû épouser Léa, la sœur aîné de Rachel avant de pouvoir se marier avec Rachel. Léa a donné plusieurs fils à Jacob, mais Rachel est restée longtemps stérile avant de donner naissance à Joseph puis à Benjamin. Jacob a engendré en tout douze fils de ses épouses et de leurs servantes. Tout comme Jacob avait été le préféré de sa mère Rébecca, Joseph est le préféré de son père Jacob, ce qui ne manque pas de susciter la jalousie de ses frères, d’autant plus que Joseph rêve. Il rêve que les gerbes rassemblées par ses frères s’inclinent devant la sienne ; il rêve que le soleil, la lune et les étoiles (autrement dit son père, sa mère et ses frères) se prosternaient devant lui. Joseph rêve et raconte ses rêves à ses frères qui eux ne rêvent que de se débarrasser de lui. Ils finissent par le jeter dans une citerne puis par le vendre à des marchands qui l’emmènent en Égypte. Les frères font croire à leur père Jacob que Joseph a été dévoré par une bête sauvage.
En Égypte, Joseph est acheté par un fonctionnaire de pharaon nommé Potiphar. Il devient intendant de la maison de Potiphar et gère magnifiquement bien les affaires de son maître. Seulement Potiphar a une épouse qui cherche à séduire Joseph, un jeune homme d’une très grande beauté précise le récit. Comme Joseph la repousse, elle l’accuse d’avoir cherché à lui faire violence et Joseph est jeté en prison. Là, il interprète les rêves de deux autres prisonniers qui étaient au service de pharaon, l’un comme échanson (sommelier) et l’autre comme panetier (boulanger). L’interprétation de leur rêve par Joseph concerne l’avenir des deux hommes et s’avère exacte : le boulanger est exécuté mais l’échanson est rétabli dans son office et promet à Joseph de parler en sa faveur. Ce qu’il oublie de faire, jusqu’au jour où pharaon rêve, deux rêves qui le troublent beaucoup et que les mages et sages de sa cour échouent à interpréter. Alors l’échanson se souvient de Joseph, en parle à pharaon.

Lecture biblique

Genèse 41, 14-36

14 Alors le pharaon fit appeler Joseph. On le fit sortir du cachot en toute hâte. Il se rasa, changea de vêtements et se rendit auprès du pharaon. 
15 Le pharaon dit à Joseph : J’ai fait un rêve. Personne ne sait l’interpréter, mais j’ai appris qu’il te suffit d’entendre un rêve pour l’interpréter. 
16 Joseph répondit au pharaon : Ce n’est pas moi ! C’est Dieu qui donnera une réponse favorable au pharaon !

17 Le pharaon dit alors à Joseph : Dans mon rêve, je me tenais au bord du Nil. 
18 Sept vaches grasses et de belle apparence sont montées du Nil et se sont mises à paître dans les marécages. 
19 Puis sept autres vaches sont montées derrière elles, maigres, d’apparence fort vilaine, efflanquées : je n’en ai jamais vu d’aussi vilaines dans toute l’Egypte. 
20 Les vaches efflanquées et vilaines ont mangé les sept premières vaches, celles qui étaient grasses. 
21 Celles-ci sont entrées dans leur panse, sans qu’on puisse savoir qu’elles y étaient entrées : elles étaient aussi vilaines qu’auparavant. Là-dessus, je me suis réveillé. 
22 J’ai encore vu ceci en rêve : sept épis montaient sur une même tige, pleins et beaux. 
23 Puis sept épis racornis, maigres, brûlés par le vent d’est, ont poussé derrière eux. 
24 Les épis maigres ont englouti les sept beaux épis. Je l’ai dit aux mages, mais personne n’a su me l’expliquer.

25 Joseph dit au pharaon : Le rêve du pharaon ne fait qu’un ; Dieu indique au pharaon ce qu’il va faire. 
26 Les sept belles vaches sont sept années, les sept beaux épis sont sept années : c’est le même rêve. 
27 Les sept vaches efflanquées et vilaines qui montaient derrière les premières sont sept années ; et les sept épis vides, brûlés par le vent d’est, seront sept années de famine. 
28 Ainsi, comme je viens de le dire au pharaon, Dieu a montré au pharaon ce qu’il va faire. 
29 Sept années de grande abondance arrivent pour toute l’Egypte. 
30 Sept années de famine les suivront, et on oubliera en Egypte toute cette abondance : la famine réduira le pays à rien. 
31 On ne verra plus aucune trace de l’abondance dans le pays, tant la famine qui la suivra sera sévère. 
32 Si le rêve s’est répété au pharaon, par deux fois, c’est que la chose est arrêtée de la part de Dieu et que Dieu va se hâter de la faire. 
33 Maintenant, que le pharaon trouve un homme intelligent et sage, et qu’il le nomme intendant de l’Egypte. 
34 Que le pharaon agisse et qu’il nomme des inspecteurs dans le pays, pour prélever un cinquième des récoltes de l’Egypte pendant les sept années d’abondance. 
35 Qu’ils rassemblent tous les vivres de ces bonnes années qui arrivent ; qu’ils fassent, sous l’autorité du pharaon, des réserves de blé et de vivres dans les villes, et qu’ils en aient la garde. 
36 Ces vivres seront en dépôt pour le pays, en vue des sept années de famine qu’il y aura en Egypte, afin que le pays ne soit pas décimé par la famine.

Prédication

Voici un texte, un rêve qui emmène les lecteurs du côté de l’économie et du politique… Ce ne sont pas des domaines étrangers à la théologie car la théologie qui est une parole au sujet de Dieu est forcément aussi parole au sujet du monde et de ce qui fait tourner le monde plus ou moins rond et surtout bon. Les Écritures regorgent de paroles politiques et économiques, celles des prophètes, en particulier Amos et Esaïe, celles de Jésus de Nazareth aussi et pas seulement sur la question de l’impôt dû à César.
Les deux rêves du pharaon sont interprétés par Joseph comme la double annonce d’une période d’abondance suivie d’une période de disette. D’ailleurs l’expression « les années de vaches maigres » est passée dans le langage courant jusqu’à aujourd’hui. Joseph commence par préciser que le rêve vient de Dieu. C’est donc lui qui prévient le pharaon souverain d’Égypte que viennent sept années de récoltes abondantes mais qu’elles seront suivies de sept années de disette, sept années sans récoltes et ce sera alors la famine. Sept années fastes et ensuite sept années terribles. Il suffit que la crue du Nil ne survienne pas pour qu’il n’y ait pas de récoltes. Ses variations entraîne prospérité ou pénurie. Sept années sans récolte, c’est trop : l’Égypte pourrait être anéantie. La famine, la misère, ce sont aussi des troubles intérieurs, peut-être une révolte, ou une guerre à l’extérieur pour tenter de prendre au-delà des frontières ce qui manque à l’intérieur. Dieu prévient, dit Joseph, et cela signifie d’abord que Dieu se soucie de l’Égypte.

Nous connaissons, nous aussi, les aléas climatiques, un gel tardif, un orage de grêle violent, et les récoltes sont perdues. Avec le changement climatique, avec les déficits de pluie, les nappes phréatiques insuffisamment remplies, les sécheresses renouvelées d’une année sur l’autre. Les années où tout va bien, les années fastes, cela paraît tellement normal qu’on n’en parle pas ou peu. Mais les années de sécheresse les plaintes abondent : il n’y a plus de saisons, et le manque à gagner, et les prix qui grimpent, et la menace de la faim, la réalité de la faim. Le futur est angoissant quand manque la nourriture, quand on se dit que le lendemain connaîtra la même pénurie que le jour en cours, et que le surlendemain… à quoi ressemblera le surlendemain ?
Un tel texte nous aide à réfléchir à nos angoisses, celles qui naissent et sont entretenues par les informations presque quotidiennes : la banquise d’été réduite à rien, le mois de juin le plus chaud sur terre, le record de chaleur battu dès le lendemain de son établissement…
Alors voilà, Dieu se soucie de l’Égypte, un pays tourné vers d’autres dieux, dont Hathor déesse de la fécondité et de la fertilité dont le symbole est une vache, ou Osiris, dieu de la végétation, de la mort et de l’au-delà dont le symbole est un épi. Dieu se soucie de l’Égypte où aucun mage, aucun sage n’a pu interpréter les rêves qui inquiètent le pharaon.
Joseph, l’hébreu, esclave et prisonnier (même s’il est devenu le serviteur du chef des gardes) explique au pharaon ce que signifient ses rêves. Il fait même plus qu’interpréter les rêves : Joseph propose au pharaon une voie qui permettra que l’Égypte traverse les sept années de famine sans dommage. Car il s’agit de ne laisser personne de côté.
Or il y a toujours des solutions au profit de quelques-uns au prix du sacrifice de beaucoup.
Mais Joseph est clair, c’est aussi Dieu qui donnera une réponse favorable, une réponse pour la paix, le shalom est inscrit dans le texte. La sagesse et l’intelligence de Joseph sont mises au service de pharaon et de l’Égypte, Joseph conseille et son conseil est avisé.
Faire des réserves pendant les années d’abondance en prévision des années de famine. Organiser, collecter, entreposer, conserver et ensuite, quand les récoltes manqueront, approvisionner toute la population d’Égypte, pas seulement le pharaon, les prêtres et les nobles, les puissants.
Le stockage des produits des récoltes préconisé par Joseph ne vise pas à l’accumulation, ni à l’enrichissement, ce qui ne sont pas des comportements positivement connotés dans les Écritures. Par exemple Jésus raconte la parabole d’un homme qui accumule les richesses et les récoltes, qui fait construire pour les conserver un grand entrepôt, mais la nuit même, la mort l’emporte. Le stockage conseillé par Joseph vise à la redistribution. Le conseil de Joseph invite à la solidarité pour les années futures, afin qu’il y ait un avenir, afin que l’Égypte ne soit pas anéantie par la catastrophe. Le conseil de Joseph se situe dans l’incarnation en Joseph du souci de Dieu pour l’Égypte, il en représente la réponse humaine, l’engagement pour la vie des Égyptiens, pour le shalom. Joseph se place en coopération avec les égyptiens, lui l’hébreu, le prisonnier, indique au pharaon une voie d’avenir, et c’est peut-être bien la seule qui vaille.

Mais pourquoi sauver l’Égypte ? L’Égypte, le pays de l’esclavage, dont le pharaon à la nuque raide a multiplié les obstacles, les refus de laisser partir le peuple hébreu conduit par Moïse. Le cycle de Joseph affiche une égyptophilie surprenante. L’Égypte ne serait pas seulement le pays de l’oppression, mais un pays où il est possible de vivre dans la foi au Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, s’y installer et y vivre de manière heureuse, comme en terre promise. Plus tard, en raison de la famine en Canaan, toute la famille de Jacob, d’Israël puisque tel est le nom qu’il a reçu au gué du Jabboq, émigrera en Égypte, y sera reçue avec joie et honneur de la part du pharaon et s’y installera. Le cycle de Joseph témoigne d’une Égypte terre de salut, ce dont un autre Joseph bénéficiera, avec Marie et le petit enfant qui est né au temps du roi Hérode… L’évangéliste Matthieu, en écho à la saga de Joseph, reprend le motif de l’Égypte terre d’asile pour inscrire dès le commencement de son évangile la juste dimension de la Bonne Nouvelle : l’universel de toutes les nations, de toute la terre habitée au bénéfice du Dieu bienveillant et généreux. L’histoire de Joseph est une histoire profondément inclusive, elle ne se cantonne pas à l’intérieur des frontières ethniques, religieuses ou politiques. Face à toutes les réactions de replis sur soi qui ont laissé de profondes traces dans les Écritures hébraïques et dans certaines théologies chrétiennes, elle raconte un autre possible en accueil, en reconnaissance, en hospitalité, en solidarité, un possible d’hier, un possible d’aujourd’hui. La coopération entre l’hébreu et l’égyptien, l’action coordonnée de tous, sans aucune magie ni intervention divine, permettent de surmonter la crise grâce au choix de la vie des vivants, qui est le choix de Dieu auquel tous sont conviés à s’associer, et nous à la suite de Jésus-Christ rencontrant et se reliant à la femme syro-phénicienne, à la femme samaritaine.

La solidarité passe par les réserves que Joseph recommande au pharaon de constituer en prévision de la famine, en prélevant un cinquième des récoltes des années d’abondance. C’est-à-dire que pendant les années d’abondance, il s’agira de ne pas tout consommer, de mettre en œuvre une sorte de retenue, de sobriété pour le dire avec un terme bien contemporain. La sobriété sert le partage, même en différé. Elle prend en compte les limites des ressources et de l’humanité, le plus grand nombre, le temps qui vient, et la justice qui est attention portée aux plus petits, aux plus démunis. En ce sens la sobriété n’est pas privation, mais ouverture, place faite à autrui. Elle participe à cette lucidité évangélique qui fait voir le monde tel qu’il est non pour le fuir, ni pour le condamner, mais pour y prendre part en veillant à la part des autres. Elle participe à cet état d’esprit évangélique qui se tourne vers le recevoir plutôt que vers le prendre et que la Cène, le repas du Christ, met en scène.
Bien sûr il est possible de critiquer le conseil de Joseph, ne serait-ce que parce que nommer des inspecteurs collecteurs d’une part des récoltes, c’est prendre le risque de l’abus de pouvoir et de la corruption. Mais l’orientation est celle du souci de tous, elle est du côté de la vie des vivants. Et elle profitera à plus qu’au égyptiens. Le récit raconte que, la famine arrivant, elle frappe aussi les peuples voisins de l’Égypte qui viendront s’y approvisionner lorsqu’il n’y aura plus rien chez eux. Ainsi l’Égypte reste un pays en relation avec d’autres, non pour la guerre, mais pour la paix, en permettant la stabilité contre le désespoir et pour la justice dans une période de crise, une période dangereuse.
La sagesse et l’intelligence de Joseph, manifestes dans le conseil qu’il donne au pharaon, lui vaudront de devenir ministre et même premier ministre en Égypte. Joseph, d’abord jeté dans une citerne par la jalousie de ses frères, puis en prison par la convoitise et le mensonge de la femme de Potiphar, devient celui qui participe à la possibilité de l’avenir et à sa construction. Il devient bénédiction pour l’Égypte et l’Égypte le deviendra à son tour. Celui dont on avait voulu se débarrasser va mettre en œuvre ce qui sauvera l’Égypte, et d’autres peuples, et sa propre famille ; il est celui qui, sans encore le savoir, prépare la réconciliation avec ses frères parce que l’esprit, le souffle du shalom œuvre en lui. Un Souffle de sagesse et d’intelligence, un souffle de conseil et de vaillance, un souffle de connaissance et de crainte de l’Éternel, selon le beau poème du prophète Ésaïe (Es 11,2), qui reposera aussi sur Jésus de Nazareth et qui, pour aujourd’hui et pour demain, passe aussi en nous.