Prédication du 12 septembre 2021

de Dominique Hernandez

L’homme qui mangeait et buvait

Lecture : Luc 7, 31-35

Lecture biblique

Luc 7, 31-35

31 A qui donc comparerai-je les gens de cette génération ? A qui sont-ils semblables ? 
32 Voici à quoi ils sont semblables : des enfants assis sur la place publique, qui s’appellent les uns les autres pour dire : Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ; nous avons chanté des complaintes, et vous n’avez pas pleuré.

33 Car Jean le Baptiseur est venu, il ne mangeait pas de pain et ne buvait pas de vin, et vous dites : « Il a un démon ! » 
34 Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites : « C’est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs des taxes, des pécheurs ! » 
35 Mais la sagesse a été justifiée par tous ses enfants.

Prédication

Si l’un de vous a eu un jour à répondre à la question : qui est Jésus ? je doute qu’il ait répondu « un glouton et un buveur ». Mais il aurait pu répondre : quelqu’un qui mangeait et buvait avec n’importe qui.
Si je vous propose de méditer ce texte aujourd’hui, pour le culte de rentrée au Foyer de l’âme, c’est 

parce que les enfants de l’école biblique vont cette année suivre un parcours sur le thème du repas
parce que les enfants sont mis en scène dans la petite parabole prononcée par Jésus
parce que l’ensemble du texte permet de tracer un visage et une perspective pour l’Église et particulièrement pour celle qui se rassemble ici.
Et nous partagerons tout à l’heure la Cène, un repas.

A quoi comparerai-je les gens de cette génération, demande Jésus, à qui sont-ils semblables ? Une génération : non pas tant une tranche d’âge, mais ceux qui sont vivants, ceux qui vivent dans la même époque. Celle de Jésus de Nazareth, et celle d’aujourd’hui, celle de chaque époque. J’allais dire ceux qui vivent ensemble, mais justement, l’ensemble n’y est pas. Les enfants s’interpellent les uns les autres : 

Nous avons joué de la flûte et vous n’avez pas dansé
Nous avons chanté des complaintes et vous n’avez pas pleuré.

Vous ne nous avez pas rejoints, et vous ne vous êtes pas mis à notre diapason. Nous donnons le la, et vous ne vous accordez pas. Les joueurs de flûte n’ont pas entraîné tous les autres enfants dans la danse. Les chanteurs de complaintes n’ont pas été rejoints dans la lamentation. Et l’interpellation peut être rapidement retourné : je pleure alors je n’ai pas envie de danser avec vous ; je danse et je ne comprends pas votre complainte.
C’est bien à cela que ressemble toute génération : des groupes séparés qui se reprochent les uns aux autres de ne pas se réunir dans un seul ensemble, le leur évidemment. Bien sûr il n’y a pas seulement deux groupes dans une génération, mais beaucoup plus sur la place publique, qui voudraient que tous rejoignent leur humeur, leur projet, leur manière, leur conviction… Alors les reproches et les accusations fusent de toutes parts dans une grande cacophonie, une confusion où plus personne n’écoute plus ce que l’autre dit, où chacun accuse l’autre de vouloir obliger et imposer. Bien sûr que chacun est libre de jouer de la flûte ou d’entonner une complainte. Mais quand la liberté s’adosse à l’intransigeance, que reste-t-il de la liberté ?
La petite fable des enfants se pose comme un miroir qui révèle un morcellement, des oppositions, des positions tranchées et retranchées, des tentations d’uniformité, et nous savons bien qu’il suffit de peu pour que survienne soit l’indifférence à ce qui n’est pas conforme à ce qui est attendu, soit la violence ouverte en parole et en actes.

D’ailleurs Jean le baptiseur et Jésus en font les frais.
Le premier est accusé d’avoir un démon. Son ascétisme déstabilise ceux qui prétendent représenter la norme. Il ne mange pas de pain, il ne boit pas de vin, c’est une provocation. Peu importe que l’ascétisme de Jean soit une expression de sa proclamation mettant en question les pratiques abusives de soldats et de collecteurs d’impôt ou la négligence de ceux dont les conditions de vie sont confortables envers ceux qui n’ont rien.
Quant à Jésus, c’est un glouton et un buveur, un ami des collecteurs d’impôts, des traîtres au service de l’empire romain, et des pécheurs. Il fréquente des gens infréquentables, il l’est donc lui-même. Un homme qui est l’ami des traitres et des pécheurs est disqualifié d’office, il ne vaut rien : un glouton et un buveur… 

La petite parabole, l’air de rien, n’est pas du tout anodine. Qu’elle mette en scène des enfants, qui comptent pour peu dans l’Antiquité, ne signifie pas qu’elle est sans importance. Ce qu’elle met en lumière, c’est le refus de la différence, la soumission exigée à des codes, la culture de l’entre-soi et de la sélection, le choix de la conformité.
Jésus de Nazareth qui n’agit pas au détriment d’autrui, qui ne se soumet pas aux conventions et aux règles sociales et religieuses, qui ne sélectionne pas ses fréquentations, qui est libre par rapport aux préjugés et aux convenances est donc un homme qui dérange et un homme dangereux.
Particulièrement pour les institutions qui prétendent édicter et instaurer les bonnes manières de vivre et donc faire le tri entre les gens qui conviennent et ceux qui ne conviennent pas.

Quand Jésus mange et boit avec des pécheurs, il ne leur demande pas au préalable un certificat de bonne conduite, une attestation de conformité à quoi que ce soit, un examen de conscience ou de foi. Quand Jésus mange et boit avec des pécheurs, il met en acte la reconnaissance inconditionnelle de chacun de ceux qui sont là. Il déclare invalide tous les processus de discrimination, de classement, d’évaluation des hommes et des femmes, et des enfants, selon quelque critère que ce soit. Il atteste d’une reconnaissance inconditionnelle de chaque personne, indépendamment des qualités, des caractéristiques, des identités construites ou imposées en fonction de l’âge, de l’origine, du sexe, de l’histoire personnelle, des engagements, de la nationalité, de la situation sociale, de l’état civil, de la religion, de l’habileté, de la famille, bref de tout ce qui sert, à chaque génération, à établir des catégories.
Quand Jésus mange et boit avec des pécheurs, il fait passer l’Évangile, en se passant du religieux, parce que la transcendance n’est pas contrainte par le religieux.
Quand Jésus mange et boit avec des pécheurs, le Royaume est là, parce que cet accueil inconditionnel constitue une puissance de transformation de ceux avec qui il mange et boit. Il signe, cet accueil sans condition, une confiance portée à chacun par le Dieu de Jésus-Christ, chacun reconnu comme personne digne, libre, responsable ; reconnaissance et accueil qui ouvrent un avenir, qui ouvre du nouveau, ce en quoi l’attitude de Jésus est véritablement celle du Christ. De cet accueil et de cette reconnaissance reçus naissent une nouvelle conscience de soi, et une confiance en soi qui n’est pas le fruit d’un entraînement, d’un coaching ou d’une méthode, mais la conséquence du don de la grâce, du don de l’amour, qui sont d’autres expressions pour désigner l’accueil et la reconnaissance inconditionnels offerts par Dieu.

Alors il est vrai qu’un repas est moins impressionnant qu’un miracle, guérison, exorcisme, résurrection. Un repas est tout à fait ordinaire et quotidien. Beaucoup plus à notre portée. L’évangile de Luc abonde en repas, dans les maisons, les auberges, et même un pique-nique géant improvisé. D’ailleurs la suite du chapitre 7 a pour cadre un repas.
Jamais ces repas évangéliques ne ressemblent aux repas des dieux des panthéons divers y compris actuels où sont conviés des héros ayant répondu à un idéal de perfection ou à un objectif de performances. Jésus de Nazareth mange et boit avec des pécheurs disent ses détracteurs, mais lui mange et boit avec des hommes et des femmes appelés à ne pas rester enfermés dans les réductions des identités mondaines. 

Un des plus beaux films sur le repas, le festin de Babette, met en scène Babette, cuisinière française au service de deux sœurs filles d’un pasteur fondateur d’une communauté assez rigoriste au Danemark, qui offre un dîner à la petite communauté danoise repliée sur ses souvenirs, ses raideurs, et ses rancoeurs. Au cours du repas, festin où chacun est honoré comme un convive remarquable, une des sœurs dit à l’un des invités : il est vrai, mon cher frère, que dans ce monde tout est possible. Une prise de conscience rendue possible par Babette en qui s’est déployée une véritable dimension christique.
Dans ce monde tout est possible : qu’un collecteur de taxe ne soit pas considéré comme un pécheur infréquentable mais comme une personne singulière, reconnue et respectée, pour laquelle est ouverte une vie en confiance, une vie de confiance.
Tout est possible, non par la force de volonté d’un leader charismatique, ni par la main de fer d’un homme fort, ni par la puissance des armes. Tout est possible par la reconnaissance qui fait naître à nouveau une personne comme sujet libre et responsable.
Dans ce monde tout est possible : l’expérience de quelques hommes et femmes dans un village isolé du Danemark, même décrite dans une fiction, est celle de ceux qui entouraient Jésus de Nazareth telles que les décrivent les fictions des récits évangéliques. Elle est encore l’expérience intime de ceux qui se découvrent, par une révélation, une apocalypse intérieure qui n’a pas de forme obligée, comme des personnes libérées des catégories, affranchies des classements, des personnes revêtues d’une dignité incomparable, sans avoir rien fait pour cela.
Que Jésus de Nazareth, le Christ de Dieu, ne pose pas de condition pour manger et boire avec ceux qui sont là, dans cette génération, celle du récit de Luc, la nôtre, instaure une nouvelle relation entre ceux qui se sont ainsi trouvés reconnus, en confiance, libérés des regards et jugements portés sur eux par autrui ou par eux-mêmes, une relation de reconnaissance réciproque fondée sur la confiance en une voix, une parole, un regard, une main, une dynamique de bénédiction, la transcendance qui fait signe dans ce Jésus qui vint mangeant et buvant.

Tout est possible, c’est déjà contenu dans la petite parabole des enfants sur la place publique, car ce sont des enfants justement. Des enfants qui ont un chemin, une vie devant eux ; des enfants devant lesquels l’avenir est ouvert ; des enfants qui vont grandir, apprendre, comprendre, voir plus loin, mettre en œuvre leur intelligence, leur esprit critique, se frotter à d’autres idées, prendre conscience de la diversité, de la complexité, de ce qui fait l’humain. Une génération comme des enfants : c’est bien que tout est possible, malgré les reproches, les accusations, les catégorisations. Une génération comme des enfants, c’est que l’avenir n’est pas déjà entièrement écrit. Parce que la reconnaissance inconditionnelle fait brèche dans les systèmes de classement politique, social, moral, religieux.
Les enfants, ceux qui sont dans la salle au deuxième étage, ceux qui sont ici, ceux que nous verrons ailleurs et plus tard, nous rappellent que quel que soit notre âge, nous pouvons grandir.

Jésus mangeant et buvant avec des pécheurs pose un geste prophétique, 

un des plus insupportables, des plus subversifs pour les tenants d’un ordre établi et des institutions qui le soutiennent,
un des plus féconds pour que le possible contraint et réprimé des existences puisse se réaliser, puisqu’il s’agit là de l’advenue du Royaume qui est puissance de transformation à l’œuvre dans ce présent.

De ce geste nous sommes bénéficiaires et le repas de la Cène qui sera partagé ravive pour notre personne entière, à travers le partage du pain et du vin, le don inconditionnel de ce qui fait vivre de cette vie nouvelle qui est celle du Christ.
De ce geste nous sommes aussi héritiers, appelés à laisser la confiance et la reconnaissance imprégner nos cœurs, nos âmes, nos intelligences et à les laisser passer, déborder autour de nous et tracer pour nous et pour d’autres des chemins de libération.

Jésus mangeait et buvait avec n’importe qui, et c’est ainsi que la sagesse créatrice de Dieu est justifiée par ses enfants.