Prédication du 23 février 2025

d’Hadrien Oléon-Perrin

L‘indispensable bouleversement d’aimer…

Lecture : Luc, 6, 27-38

Lecture biblique

27 Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez : aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
28 bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent.
29 Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre encore ta tunique.
30 Donne à quiconque te demande, et ne réclame pas ton bien à celui qui s’en empare.
31 Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux.
32 Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.
33 Si vous faites du bien à ceux qui vous font du bien, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi agissent de même.
34 Et si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous en saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille.
35 Mais aimez vos ennemis, faites du bien, et prêtez sans rien espérer. Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très Haut, car il est bon pour les ingrats et pour les méchants.
36 Soyez donc miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux.
37 Ne jugez point, et vous ne serez point jugés ; ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés ; absolvez, et vous serez absous.
38 Donnez, et il vous sera donné : on versera dans votre sein une bonne mesure, serrée, secouée et qui déborde ; car on vous mesurera avec la mesure dont vous vous serez servis.

Prédication

Voilà un texte quasi provocateur qui nous interpelle vivement sur la manière dont nous sommes appelés à vivre en tant que disciples du Christ, dans des relations interpersonnelles qui sont loin d’être toujours aussi accueillantes que nous le voudrions.

Précédemment, avec un sermon dans la plaine – et non sur la montagne – Jésus proclame par quatre grandes Béatitudes la grâce offerte à tous. C’est radical, révolutionnaire, même. Par trois fois, il alerte les mal-agissants sur l’issue néfaste de leur comportement, il les invite à la prudence sur le chemin de la vie. Rien que de très constructif. Mais faudrait-il encore que Jésus ne nous plonge pas ensuite dans la perplexité, lorsqu’il nous suggère soudain, face aux souffrances et aux injures qui nous sont infligées, de nous y exposer davantage… Au-delà d’une référence aux persécutions des disciples du Christ, nul doute que la notion d’ennemis peut aujourd’hui encore résonner, plus largement pour les victimes de maltraitance, discrimination, harcèlement ou toute autre forme de violence physique ou psychologique.

Mais commençons par être honnêtes… Sommes-nous aisément enclins, même avec notre identité de croyants, à répondre sans sourciller à la malédiction par une bénédiction, à accepter non seulement une gifle, mais un « aller-retour » et à ne pas nous plaindre de nous retrouver nus, détroussés, car, après tout, qui peut donner sa veste peut bien donner aussi le reste ?!

Le Dieu de Jésus-Christ nous voudrait-il renonçants et passifs ? Faudrait-il que, par quelque angélisme absurde, nous nous offrions en victimes quasi sacrificielles, voire en martyrs ? À l’énoncé de ce tout dernier terme, au risque de vous surprendre, la réponse est peut-être bien… oui ! Car un martyr, au sens strict de l’Évangile, n’est pas une victime consentante qui souffre nécessairement pour sa foi. C’est d’abord et surtout un témoin. Un témoin de la Parole et de la volonté de Dieu. On ne peut alors que regretter une dérive sémantique lourde de conséquences dans l’Histoire des religions…

Quant à l’amour sur lequel Jésus ne cesse ici d’insister (le verbe « aimer » apparaît six fois en onze versets), quel est-il vraiment ? Des quatre grandes formes d’amour dans culture grecque, ce n’est ni la philia, amitié ou affection réciproque, ni la storgê, amour familial induit par les liens du sang, ni l’éros, attirance sexuelle fondée sur le principe du désir. C’est bel et bien l’agapè, amour du prochain, gratuit et univoque.

Vivre l’agapè, c’est la réponse, la diffusion, le prolongement de l’amour inconditionnel que Dieu nous offre. C’est le gage, dans une relation désintéressée, d’une possibilité offerte à l’autre. Parce que l’on a reçu de Dieu, on donne à son tour… et ce faisant, on témoigne ! Cet amour, il est agir, comme le montrent les verbes exhortatifs qui l’accompagnent : soyez, bénissez, priez, donnez, faites, prêtez…

Dynamique, vers l’autre, il s’oppose ici à la réciprocité agressive. Dans sa version du même épisode, Matthieu réfute ouvertement la loi du talion : « vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre… » (Matthieu, 5,43-47). Aujourd’hui, nous considérons volontiers cette norme, héritée du code babylonien d’Hammourabi, reprise dans l’Exode (21,24) et le Deutéronome (5,38), comme un automatisme barbare. Il faut pourtant garder à l’esprit qu’elle constituait alors un net progrès ! Invitant à ne pas s’abandonner à l’excès de la riposte, en la proportionnant au tort causé, elle limitait considérablement les dégâts. Un œil pour un œil et une dent pour une dent constituaient une mesure répressive suffisamment modérée pour être signalée. Il faut en nuancer considérablement l’application dans le judaïsme. En effet, les commentaires les plus anciens de la Loi mosaïque démontrent assez clairement que la loi du talion s’est très vite commuée en compensation pécuniaire, la mutilation, quelle qu’en soit la motivation, étant répréhensible. C’est d’ailleurs de la persistance de cette pratique que vient le principe encore très actuel des dommages et intérêts.

Jésus va bien au-delà. Il propose de rompre la logique punitive en répondant à la violence par le plus grand des commandements : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Aimer son ennemi, c’est ne pas rendre « mal pour mal ou injure pour injure » (Rm, 12,17), c’est accepter qu’il soit lui aussi appelé à devenir enfant de Dieu. C’est renverser notre réagir pour en faire un agir nouveau. Mais attention, il n’a jamais été dit que l’objectif était facile à atteindre, ni que nous l’atteindrons du premier coup…

Face à l’inacceptable, comment progresser dans l’amour du prochain, sans risquer l’idéalisme déraisonnable ou l’accommodation quasi complice ? Le 7 juin 1942, au lendemain de la promulgation du port obligatoire de l’étoile jaune par les juifs de France occupée, le pasteur André-Numa Bertrand prononçait ces mots en chaire : « Dans un temple consacré au Dieu de vérité, ne doit être prononcée aucune parole de complaisance envers ceux qui disposent de la force ; dans un sanctuaire que domine la Croix de Jésus-Christ ne retentira jamais aucune parole de haine envers qui que ce soit ». Temple et sanctuaire ici désignés ne sont rien d’autre que le croyant lui-même et l’Église corps du Christ, chacun et ensemble. Il ajoutait un peu plus loin : « nous ne sommes pas ici pour protester ou pour récriminer, encore bien moins pour condamner et pour maudire ; nous sommes ici pour aimer, pour prier et pour bénir ».

Il s’agit donc bien de bannir le désir de vengeance ou de représailles, produit pulsionnel de nos propres ressentis, centré sur la préoccupation de soi-même, nourri de l’insoutenabilité du manque pour nous-mêmes. Parce que nous ne supportons pas de nous sentir touchés dans notre intégrité, dans notre sécurité, nous cherchons à reprendre à tout un prix le contrôle. D’une violence réactionnelle semble surgir un apaisement, en réalité fugace, tandis que s’ancre en nous une haine, elle, durable.  Le défi, pour le disciple, est de dépasser cette focalisation douloureuse et destructrice, de ne pas se contenter d’une simple équité vindicative. Mais de s’attacher à transformer le mal qui lui fait face, sans garantie de succès. Nul aveu de faiblesse, d’inaction silencieuse, donc, mais encore moins d’encaissement résigné des coups. Aimer son ennemi engage. À contrario, comme l’écrivait Edmund Burke, « pour triompher, le mal n’a besoin que de l’inaction des gens de bien ».

Du reste, avec cette histoire de gifle, que fait Jésus lui-même ? Frappé par un serviteur du Grand Prêtre, comme le rapporte l’évangile selon Jean (18,22-23), tend-il l’autre joue ? À strictement parler, non. Lucide, il ne réagit pas violemment, mais il ne se résigne pas au statut de victime. Il confronte son agresseur à ses propres contradictions, à l’absence de fondement légitime de son acte : « Si j’ai mal parlé, qu’ai-je dit de mal ? Et si j’ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? ». Il lui présente un autre angle de soi, un autre angle de la situation, susceptible de l’interpeller, de modifier leur relation. Si c’était cela, l’autre joue ? Au chapitre 16 du Livre des Actes, Paul et Silas, molestés et emprisonnés, ne s’enferment pas dans un silence résigné ou indifférent, ils prient et chantent les louanges de Dieu. Tendre l’autre joue est à traduire à la fois comme un refus du redoublement de l’agression et de l’enfermement du mal en nous. La haine est extensible, et d’une situation bien particulière, elle peut aboutir aux pires généralisations stigmatisantes, à l’échelle de groupes humains entiers. Ceci, nous devons le mesurer, en responsabilité, et y résister, dans l’appel de nos consciences et de notre foi. Qu’il soit bien entendu toutefois que l’appel à l’amour des ennemis n’est pas un permis pour laisser faire l’injustice. L’éthique personnelle du disciple n’exclut pas la justice sociale, dans le respect de la dignité humaine. Dans cette résistance, l’Église joue un rôle essentiel. Parce que l’on s’y sent enveloppé, en communion, parce que l’on ne s’y sent pas seul, on peut alors mieux se mobiliser soi-même face au mal.

Histoire de nous bousculer encore, Jésus poursuit : « À celui qui te prend ton manteau, ne l’empêche pas de prendre aussi ta tunique. Donne à quiconque te demande et à celui qui prend ce qui est à toi, ne réclame pas » … S’il ne nous propose évidemment pas de cautionner le vol, il interroge en revanche les limites de notre nécessité absolue. Dans notre quotidien, où est l’indispensable, où est l’accessoire, à quoi pourrions-nous renoncer, n’en déplaise à nos instincts possessifs ? Où est mon besoin ? Où est celui d’autrui ? Je pense ici à cet extrait des Misérables de Victor Hugo (chap. XIII, Livre II), où l’évêque de Digne disculpe Jean Valjean qui lui a dérobé son argenterie et lui donne de surcroît deux chandeliers. De l’aveu même de l’auteur, un tel modèle de générosité et d’abnégation parait assez « invraisemblable » mais il a le mérite de nous pousser dans nos retranchements. À sa place, qu’aurions-nous fait ? Il n’y a que deux manières de servir l’Évangile, la bonne et la mauvaise. La première libère, la seconde contraint. Voilà peut-être ce qui délimite l’applicabilité des paroles de Jésus : le chemin de vie et de foi de chacun, dans sa singularité, dans sa possibilité, librement et en responsabilité.

« Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites de même pour eux » … Ces quelques mots mobilisent notre capacité à entrer dans la réalité de l’autre, quel qu’il soit, même notre adversaire, notre agresseur, à penser et agir envers lui de la même façon que nous voudrions être considérés nous-mêmes. Voici une règle d’or très simple, mais ô combien exigeante, pour nous aider à envisager notre relation à l’autre, sans nier le mal, ni y répondre par impulsion irraisonnée, mais en cherchant à le transformer, par notre foi, par un comportement créateur, au service de la vie.

Les derniers versets reviennent sur lagapè en tant que tel, comme absence de toute recherche d’effet miroir. Vous aimez ceux qui vous aiment ? Tant mieux, mais cette mutualité est bien limitative. L’agapè n’est ni l’entre-soi, ni la possession recluse d’un amour réciproque. C’est l’antithèse de la (vieille !) chanson de Mireille et Jean Nohain : « quand un vicomte rencontre un autr’ vicomte, qu’est-ce qu’ils s’racontent ? Des histoires de vicomte » … car en effet, très souvent, comme le dit son refrain, dans cette interdépendance autosatisfaite, « chacun sur terre se fout des p’tites misères de son voisin du d’ssous » ! Ajoutons qu’en Christ, en continuité humaine de la volonté de Dieu, nulle inquiétude ou attente à avoir dans les effets de cet amour nouveau. Ce qui doit advenir adviendra, par la grâce seule, souvent là, quand et par qui nous ne nous l’attendons pas. Le jugement et la condamnation, en réciprocité certaine et regrettable, n’appellent qu’eux-mêmes. Avec l’amour, c’est un infini de possibles qui s’ouvre devant nous…

D’aucuns objecteront le caractère illusoire, inefficace voire dangereux des arguments que nous venons de développer. Nous répondrons en conscience qu’en notre humanité, en effet, nous n’atteindrons jamais parfaitement cet idéal placé en nous par Dieu. Nous efforcer d’aimer, y compris ceux qui nous offensent, nous blessent et nous meurtrissent, c’est inconfortable. On voudrait même pouvoir s’en passer. C’est pourtant la traduction dans nos vies de cette exigence qui fait de nous les témoins agissants du Royaume de Dieu, ici et maintenant, et non pas plus tard. L’exigence d’un mouvement qui, plaçant l’amour de Dieu dans notre cœur, transforme et apaise nos relations aux autres. Ce n’est pas assez ? C’est déjà ça, et ce n’est qu’un début. Les routes de nos vies ne sont pas linéaires… Qui que nous y croisions, en quelque circonstance, n’oublions pas, dans notre marche, que la puissance de l’amour et du don surpasse toute autre, de très loin. Si nous trébuchons parfois, persévérons, gardons toujours confiance, car un Autre veille sur nous, qui nous est promesse d’avenir, au-delà de tout et pour tous.