Prédication du 24 avril 2022

de Dominique Hernandez

La fable de Yotam

Lecture : Juges 9, 1-21

Lecture biblique

Juges 9, 1-21

1 Abimélek, fils de Yeroub-Baal, se rendit à Sichem pour parler aux frères de sa mère, ainsi qu’à tout le clan familial de sa mère. Il leur dit : 
2 Dites, je vous prie, à tous les notables de Sichem : Vaut-il mieux pour vous que soixante-dix hommes, tous les fils de Yeroub-Baal, soient vos maîtres, ou qu’un seul homme soit votre maître ? Souvenez-vous que je suis vos os et votre chair ! 
3 Les frères de sa mère dirent tout cela pour lui à tous les notables de Sichem ; leur cœur inclina en faveur d’Abimélek, car ils se disaient : C’est notre frère ! 
4 Ils lui donnèrent soixante-dix sicles d’argent de la maison de Baal-Berith. Avec cette somme, Abimélek embaucha des hommes de rien et des aventuriers, qui le suivirent. 
5 Il se rendit à la maison de son père, à Ophra, et il tua ses frères, les fils de Yeroub-Baal, soixante-dix hommes, sur une même pierre. Il ne resta que Jotam, le plus jeune fils de Yeroub-Baal, car il s’était caché. 
6 Tous les notables de Sichem et toute la maison de Millo se rassemblèrent pour aller investir Abimélek de la royauté près du térébinthe de la pierre dressée, à Sichem.

7 Jotam en fut informé. Il alla se placer au sommet du mont Garizim, et il leur cria : Ecoutez-moi, notables de Sichem, et que Dieu vous entende !

8 Les arbres s’en allèrent conférer l’onction à leur roi. Ils dirent à l’olivier : Sois notre roi !

9 Mais l’olivier leur répondit : Renoncerais-je à mon huile, ce que les dieux et les humains apprécient chez moi, pour aller me balancer au-dessus des autres arbres ?

10 Les arbres dirent alors au figuier : Viens, toi, sois notre roi !

11 Mais le figuier leur répondit : Renoncerais-je à ma douceur, à mon fruit excellent, pour aller me balancer au-dessus des autres arbres ?

12 Les arbres dirent alors à la vigne : Viens, toi, sois notre roi !

13 Mais la vigne leur répondit : Renoncerais-je à mon vin qui réjouit les dieux et les humains, pour aller me balancer au-dessus des autres arbres ?

14 Alors tous les arbres dirent au buisson d’épines : Viens, toi, sois notre roi !

15 Le buisson d’épines répondit aux arbres : Si c’est loyalement que vous voulez me conférer l’onction pour que je sois roi sur vous, venez, abritez-vous sous mon ombrage ; sinon, qu’un feu sorte du buisson d’épines et qu’il dévore les cèdres du Liban !

16 Maintenant, est-ce avec loyauté et intégrité que vous avez agi en faisant roi Abimélek ? Avez-vous agi avec bonté envers Yeroub-Baal et sa maison ? L’avez-vous traité comme il le méritait ? 
17 Car mon père a combattu pour vous, il a exposé sa vie au front, et il vous a délivrés de la main de Madiân ; 
18 et vous, vous vous êtes dressés contre la maison de mon père aujourd’hui, vous avez tué ses fils, soixante-dix hommes, sur une même pierre, et vous avez investi Abimélek, le fils de sa servante, de la royauté sur les notables de Sichem, parce qu’il est votre frère. 
19 Si c’est avec loyauté et intégrité que vous avez agi envers Yeroub-Baal et sa maison en ce jour, qu’Abimélek fasse votre joie, et que vous fassiez aussi la sienne ! 
20 Sinon, qu’un feu sorte d’Abimélek et dévore les notables de Sichem et de la maison de Millo, et qu’un feu sorte des notables de Sichem et de la maison de Millo et dévore Abimélek ! 
21 Jotam se retira et prit la fuite ; il s’en alla habiter à Béer, loin d’Abimélek, son frère.

Prédication

Le livre des Juges offre un récit en nombreux épisodes, un récit placé entre la conquête de Canaan, le livre de Josué, et l’instauration de la royauté avec Saül, le premier roi d’Israël, oint par Samuel.
En fait, ce livre a été édité au retour de l’exil, à l’époque de l’installation en terre de Judée des descendants des exilés à Babylone. Cette installation génère des tensions importantes, particulièrement le rapport à Dieu, à l’autre, à soi.
Le livre des Juges est un livre des passages d’une époque à une autre, le livre des périodes remplies de troubles et de questions, de quêtes d’identité et de recherches d’ouvertures.

Le chapitre 9 raconte ce qui se passe après la mort de Gédéon.
Gédéon, le jeune garçon à qui Dieu avait dit : va avec la force que tu as, était devenu Juge en Israël. Mais il avait refusé de devenir souverain sur le peuple et même refusé que ses fils le soient après lui, car, avait-il dit, seul l’Éternel est souverain.
Gédéon avait engendré 70 fils avec ses nombreuses femmes, plus un autre, fils d’une concubine de la ville de Sichem. Ce fils est nommé Abimelek, ce qui signifie mon père est roi, ce qui n’est pas exact puisque Gédéon n’avait pas été ni voulu être roi.
A la mort de Gédéon, aussi appelé dans le récit Yeroub-Baal, Abimelek revendique la royauté à Sichem, en tant que fils d’une femme de cette ville, au contraire de ses demi-frères dont les mères ne sont pas originaires de Sichem.

Je suis du même sang que vous, de la même famille, dit Abimélek aux notables de Sichem pour les convaincre. A moitié en réalité puisqu’il est aussi à moitié du même sang que ses demi-frères israélites qu’il va massacrer avec l’aide financière des notables de Sichem, un massacre qui prend des allures de sacrifice à son ambition. Abimelek se livre à une forme de chantage affectif qui repose sur la tentation de l’entre-soi et sur le rejet de l’autre différent, et cela fonctionne. Cela fonctionne encore.
Les notables ont pris parti. Ils ont pris le parti de n’avoir pas d’autre horizon que leur soi, que le même. Ils ont pris le parti d’une identité sans accueil, sans autre, sans hospitalité, sans métissage, sans transformation, sans dynamisme, une identité rigide, figée, étroite, où il ne reste plus qu’à se mordre et se dévorer entre soi, entre mêmes. Parce qu’une identité ainsi fixée et fixée sur le clan, sur le sang et sur la terre, est toujours mortifère.
C’est bien ce qui arrivera plus tard lorsque Abimelek tuera les notables de Sichem qui l’avaient eux-mêmes trahi. Le fondement de l’identité sur le clan fermé, sur le même, est sans autre issue que la violence.
La prise de pouvoir par Abimelek par la violence n’est maintenue que par la continuation de la violence et s’achèvera dans la même violence. Contesté et trahi, Abimelek tuera encore avant d’être lui-même mortellement blessé lors du siège d’une ville, par une femme qui lui lancera sur la tête une pierre de meule.

Cependant, il y a un autre fils de Gédéon, le 72ème, un fils en trop dans le compte des fils de Gédéon au chapitre 8. Yotam, dont le nom signifie Dieu est intègre, le 72ème, le fils pas compté, le plus jeune, celui qui reste, le rescapé du massacre, et qui ne passe dans le récit que pour crier depuis le mont Garizim une proclamation très particulière. Il est le seul des personnages du récit à invoquer Dieu pour délivrer un message aux notables de Sichem, un message en forme de fable. En quelque sorte, Yotam est prophète et prononce une fable prophétique :
Écoutez-moi, et que Dieu vous entende !
Une fable, comme celles d’Ésope et comme celles de Jean de la Fontaine, et c’est d’ailleurs une fable d’Ésope (VI°s av JC) presque exactement reprise, une fable certainement rapportée de Babylone.

Qu’est-ce qu’une fable ?
Une fable est comme un miroir où se regarder avec un détour végétal ou animal. Elle sert à décrire le réel, à travers un poème.
Une fable manie l’ironie, et c’est pour aviser, pour aider à une prise de conscience, pour dire une vérité autrement que par un discours.
Fables, contes, paraboles aussi, sont utilisées dans la Bible hébraïque pour mettre au large, pour donner de l’espace à une situation qui semble bloquée et sans issue, pour donner du champ au regard de ceux qui écoutent, pour ouvrir une voie nouvelle comme celle racontée par le prophète Nathan au roi David qui a fait tuer l’époux de Bethsabée.
Une fable permet d’être entendu, mieux que par des accusations nominales, autrement que par des critiques virulentes. Elle donne une autre forme à la contestation que celle des tribunes, des pétitions, des accusations, des mises en cause, ou des insultes. Elle donne ainsi la possibilité de ne pas entrer dans un conflit frontal et elle donne à ceux qu’elle vise une chance d’entendre, sans les humilier.
Le langage de la fable est langage pour le commun, pour la communication entre et pour ceux qui ne s’entendent plus, un langage pour détendre les crispations et les affrontements, pour prendre de la distance avec les émotions et pour les penser.
C’est donc un langage faible qui renonce à l’usage de la force et de la violence, et donc un langage efficace pour ce qu’il accueille, recueille, et offre sans contraindre.

C’est une fable d’arbres, et quelques uns sont particulièrement mis en scène :
L’olivier qui par ses fruits permet la production d’huile : source de lumière, adoucissante, cuisine, et par l’onction elle est signe de la transmission de la justice divine aux rois.
C’est aussi pour cela que l’olivier est signe de paix, car la paix est toujours associée à la justice dans les Écritures, l’une ne va pas sans l’autre ainsi que le chante le psaume 85 :

La fidélité et la loyauté se rencontrent,
la justice et la paix s’embrassent,
la loyauté germe sur la terre,
la justice se penche du ciel.

Le figuier signe la prospérité et la fécondité, une douceur bienfaisante. Il est aussi le symbole de l’étude de la Bible et de ses interprétations, c’est-à-dire de l’attention renouvelée portée aux témoignages de la confiance en l’Éternel, et de la prise en compte de l’importance de ces Écritures pour la vie de chacun et de tous.
La vigne manifeste par le vin la joie de la libération, elle est aussi figure d’Israël comme peuple de Dieu, Dieu étant le vigneron (Esaïe 5,1-7). La vigne est signe de l’alliance avec Dieu, ce Dieu qui ne se détourne pas des affaires humaines, ce Dieu qui appelle chacun à entrer dans l’alliance.
C’est comme si Dieu se tenait caché dans ces arbres, dans leurs symbolismes, une potentialité qui n’attendrait que de venir au jour, d’être mise en œuvre. 

Et pourtant c’est le buisson d’épines qui devient roi.
Lui qui sert à nourriture des chameaux et comme bois de chauffage, et qui ne porte pas de fruit.
Lui qui n’est qu’un buisson, même pas un véritable arbre, qui projette si peu d’ombre : comment les arbres pourraient-ils s’y abriter ?
Lui qui est très inflammable et contribue à la propagation des incendies.
Lui qui menace même les cèdres, ces arbres grands, forts, prestigieux, orgueilleux peut-être, mais qu’il lui est possible de détruire maintenant qu’il règne. Même les plus forts ne résistent pas à l’usage du pouvoir accordé ou plutôt abandonné dans de telles conditions, sans conscience et sans responsabilité.
Abimelek s’est fait roi, a été fait roi, sans Dieu, sans âme, par orgueil, par soif de pouvoir.
Yotam se tient sur le mont Garizim comme un contre-pouvoir qui avertit autant qu’il peut.
Les arbres, ce sont les notables de Sichem, qui n’ont pas pris leur responsabilité envers leur peuple. Ils se sont laissés manipuler par Abimelek. Ils ne sont plus loyaux ni intègres, poursuit Yotam en développant la fable sans concession.
A quoi, à qui sont référées la loyauté et l’intégrité ? Les notables de Sichem n’ont pensé qu’à leur intérêt. Ils ont choisi la solution de facilité : le sang et le sol, le clan, la violence et la démission. Ils ont même payé pour cela.
Alors que l’intégrité dit la relation à Dieu en fidélité et dans la justice, et la capacité reçue dans cette relation à ne pas être fragmenté, éparpillé dans les dissensions, les ambiguïtés, les ambivalences intérieures mais à être rassemblé dans une relation qui tient à la profondeur de l’être. L’intégrité dit cette disposition, cette détermination intérieure à se confier en le Dieu Un.
Quant à la loyauté, elle marque la fidélité à une parole, un esprit, un engagement décentré de soi dans et pour le service de ce qui est supérieur à soi. Et cela passe aussi par la loyauté de chacun à ses propres possibilités de donner de bons fruits qui bénéficieront à l’ensemble, à tous, dans l’esprit de ce que l’on sert.
Quelles sont les voies de l’intégrité et de la loyauté malgré les pouvoirs auxquels nous sommes soumis ?
Car consciemment ou non, volontairement ou non, nous sommes soumis à des pouvoirs qui régissent les sociétés grandes ou petites, des familles aux états, dans le plus quotidien ou dans l’exceptionnel. 

La fable de Yotam pose encore d’autres questions à ceux qui l’entendent : Qu’est-ce qu’un pouvoir qui détruit ? un pouvoir qui détruit les liens, les solidarités, la reconnaissance de l’autre, la possibilité de la confiance ?
Et quelle liberté conservons-nous par rapport à l’exercice des pouvoirs auxquels nous sommes soumis ?

La fable est à destination de ceux qui font les rois, de ceux qui laissent quelqu’un devenir roi sans réfléchir à ce que signifie le pouvoir et son exercice, la loyauté, l’intégrité, la liberté.
Elle rappelle à la responsabilité de chacun quant à l’organisation de la vie commune.
Car c’est bien à cela que sert un roi, un chef : à organiser la vie commune.
Les notables : olivier, figuier, vigne, qui produisent pourtant de bons fruits, des fruits utiles, ont choisi la solution de facilité, sans être conscients du prix à payer, et ce n’est pas de l’argent, pour laisser l’ambitieux devenir roi, chef.
N’y avait-il pas une autre manière de s’organiser ? Gédéon n’avait-il pas refusé la royauté pour lui et pour ses fils ?
Le renoncement à la responsabilité se paye toujours de la liberté.
Le buisson d’épine menace. Tout petit qu’il soit, et sans fruits agréables et bons comme ceux de l’olivier, du figuier, et de la vigne, il peut tous les détruire.
Mais ce n’est pas Abimelek, le buisson de ronce qui est visé par la fable. Ce sont bien les notables : ceux qui ont la capacité de diriger les affaires de Sichem et qui l’abandonnent à Abimelek. Ils regardent par le petit bout de la lorgnette, une courte vue qui leur coûtera la vie.
Le buisson d’épine va engloutir dans son feu ces notables irresponsables, inconscients, et se contentant de l’être.
Car le buisson d’épine n’a pour horizon que le buisson d’épine, il ne peut pas être un autre arbre qu’un buisson d’épine, et même s’il peut brûler les cèdres, il ne sera jamais autre chose qu’un buisson d’épine n’est-ce pas ?
Rien à voir avec le buisson ardent devant lequel se tient Moïse, qui brûle sans se consumer et sans consumer personne, 

parce qu’il s’agit de libération et non de prise de pouvoir,
parce qu’il s’agit d’une mission donnée et non d’une ambition strictement personnelle,
parce qu’il s’agit du Dieu de vie, Un, fidèle et juste.

L’olivier, le figuier et la vigne qui ont tant de qualités, qui font du bien, et qui ne veulent pas être roi, auraient pu trouver une autre manière d’organiser la société des arbres qu’en la soumettant à un roi. Et s’il faut quand même choisir un roi, les arbres auraient pu faire preuve d’un peu plus de discernement. Les qualités d’un roi, d’un chef ne sont-elles pas plus importantes que le fait d’avoir un roi, un chef ? Ne sont-elles pas plus importantes que les intérêts ou la tranquillité ou l’indifférence de ceux qui le font roi ?
En cherchant à préserver leur quant à soi, l’olivier, la figue et la vigne vont se perdre et tout perdre.

Écoutez-moi, et que Dieu vous entende. Et qu’entendra Dieu ?
Les plaintes de l’olivier, du figuier et de la vigne. Les trahisons et les lamentations des notables. 
Et des expressions de lucidité, des prises de conscience et de responsabilité, des manifestations d’attention et de vigilance, des quêtes de justice et de paix, la construction d’espaces communs et de dialogue, 

tout ce qui prend au sérieux, même à travers une fable, 

ce qui structure et oriente une société,
le sens politique des participants à la vie commune,
la responsabilité et la liberté en leur divine origine et leurs humaines incarnations.