Prédication du 30 octobre 2016

de Didier You

La femme adultère et Luther

Lectures : Jn 8 / 2-16, Rm 3 / 21-28 (texte du jour)

 

INTRODUCTION

Jean-Claude Carrière, qui fut scénariste du regretté Pierre Etaix et de Luis Bunuel, cela dit pour le situer, déclarait un jour dans une interview qu’un Dieu se définissait comme Créateur et comme Juge. Quelqu’un qui a écrit La Voie lactée doit avoir des lumières sur la question. Créateur … pas de problèmes. Juge … C’est plus complexe. Dans la Bible en effet, nombreux sont les passages où Dieu juge, condamne, punit. Dans la Première Alliance, ce sont souvent des condamnations collectives. L’Eternel punit constamment le peuple juif pour les fautes du Roi en place, par des calamités de toute sorte, ou en accordant la victoire au monarque étranger conquérant. Nabuchodonosaur est ainsi l’instrument de la colère divine, lorsqu’ au second Livre des Rois, l’Eternel envoie contre le royaume de Juda alors soumis à Yehoyaquim, tous ses ennemis, pour sanctionner les crimes commis par Manassé, le roi prédécesseur de Yehoyaquim. Et ce sera la chute de Jérusalem, la destruction du Temple de Salomon, la déportation à Babylone… Dans la Nouvelle Alliance, les mentions d’un jugement à venir sont nombreuses. On parle du « Jour du jugement », transformé dans le langage populaire en « Jugement dernier ». Matthieu (chap 25 / 31 s) décrit ce jugement le jour où « Le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire » et jugera les nations, séparant « les brebis des boucs »… Et, selon Jésus lui-même, après le jugement il y aura des « pleurs et des grincements de dents », l’expression qu’il utilise pour désigner l’Enfer.

Le Notre Père aussi mentionne un Jugement puisque nous y implorons le pardon.

Mais rien n’est simple, et plusieurs passages de la Bible exaltent le refus de juger ou de condamner. J’ai choisi pour illustrer ce point de vue l’épisode de la « femme adultère ». Et vous allez voir que Luther que nous célébrons aujourd’hui n’est pas si loin.

NB : Il s’agit ici de jugement « moral » ou divin, et non des décisions des juridictions de la société civile.

LA FEMME ADULTERE

Cette anecdote que je viens de relire est bien connue. Ce qui l’est moins, c’est son origine. Les manuscrits les plus anciens du quatrième Evangile ne comportent pas ce récit. Il a donc été ajouté tardivement à la version d’origine du texte attribué à Jean. On peut en effet noter un passage abrupt sans logique, du verset 11, Jésus renvoie la « femme adultère » et donc se retrouve seul, au verset 12 « Jésus leur parla de nouveau »… A qui ? Il est supposé être seul. Par contre ce verset 12 raccorde parfaitement avec la fin du chapitre 7, où Jésus argumente avec les pharisiens et Nicodème.

Certains estiment que l’auteur en serait en réalité Luc, en comparant les styles, les préoccupations. C’est à dire qu’au IIème siècle, un copiste, un scribe, a pratiqué ce que nous appelons 2.000 ans plus tard un « couper-coller » entre le troisième et le quatrième Evangile.

Si c’est le cas, on peut dire que ce scribe a remarquablement fait son travail malgré ce « faux-raccord » final. Car en effet, l’intrusion de l’épisode à cet endroit précis du texte de Jean illustre parfaitement l’une des sentences de Jésus qui suit dans le texte original premier : « Moi, je ne juge personne ». Sentence qui apparaîtrait bien théorique et générale sans cette démonstration préalable.

On peut aussi noter que l’Evangile selon Jean est le seul dans lequel Jésus soit à un moment menacé de lapidation (à la fin de ce même chapitre 8), ce qui crée un parallèle avec la femme adultère.

Voyons un peu le comportement des différents personnages de ce procès qui n’aura pas lieu.

-La femme adultère : Les commentateurs ultérieurs ont supposé que cette femme adultère était une prostituée. D’autres y ont vu cette pauvre Marie-Madeleine que la tradition a mise à toutes les sauces. Si l’on se réfère au Lévitique, la loi de Moïse, l’épouse adultère encourt la strangulation. Si celle-ci encourt la lapidation, c’est qu’elle est une « fiancée adultère ». Et si elle est fiancée, elle a environ 12-13 ans. On se demande pourquoi la Tradition l’a « noircie » et a aggravé son péché…Il est vrai qu’au fil des siècles l’Eglise chrétienne a fait preuve d’une misogynie féroce. Cela dit, on conçoit que, terrifiée, cette fillette n’intervienne guère dans la narration, se bornant à répondre lorsque Jésus l’interroge.

-Les Pharisiens et les scribes : Pour eux, la jeune fille n’est qu’un prétexte. Ils savent qu’ils ne peuvent la mettre à mort sans l’assentiment des Romains. Mais ils tendent un piège à Jésus « Ils disaient cela pour le mettre à l’épreuve afin de pouvoir l’accuser ». Un piège un peu semblable a été tendu à Jésus, vous vous rappelez, avec la discussion sur l’impôt dû à César. En quoi consiste ce piège ici ? Ils veulent pousser Jésus à juger CONTRE la loi de Moïse, à acquitter la jeune fille coupable, ou à se plier à la loi qu’il conteste (enfin que les Pharisiens pensent qu’il conteste). Ils veulent le pousser en un mot à la « juger », dans un sens ou dans l’autre, peu importe pour eux.

-Jésus : Dans cet épisode, Jésus apparaît curieusement en position d’infériorité physique, ce qui en effet ne cadre pas avec la vision qu’en donne Jean habituellement, mais avec celle des 3 synoptiques qui seuls, au contraire de Jean, racontent la peur qui saisit Jésus dans le jardin de Gethsémani peu avant son arrestation. Et ici Jésus apparaît comme encore frappé par la panique qui l’a saisi … dans les 3 autres Evangiles ! Il est assis, accroupi, prostré. Après avoir pris contact avec la terre, en y inscrivant des signes avec le doigt, il se redresse alors et retourne à son avantage le piège qui lui était tendu « Que celui qui est sans péché … »

Qu’a donc écrit Jésus ? Nous ne le saurons jamais et c’est dommage … les seuls écrits du Sauveur lui-même le furent dans la poussière. Mais le mot grec utilisé « katagraphein », signifie aussi « tracer des traits ». Saint Jérôme, suivi par Calvin, a supposé que Jésus calculait ainsi dans la poussière le nombre des péchés commis par les accusateurs afin de s’en servir contre eux. C’est peu vraisemblable. En effet, dans la Bible, le péché ne se calcule pas, ne se dénombre pas. Il est de l’ordre de l’absolu. Et d’ailleurs Jésus ne réplique pas à ses ennemis en les accusant. Il ne condamne pas les Pharisiens, il les invite à se juger eux-mêmes individuellement (ils se retirèrent un par un), comme il ne condamne pas la jeune fille. Vous remarquez que Jésus ne lui dit pas « je te pardonne », mais « je ne te condamne pas ». Pour dire qu’il refuse de la juger. Dans les guérisons miraculeuses accomplies par Jésus, il ne dit jamais au malade « Je pardonne tes péchés », mais « tes péchés sont pardonnés ».

Jésus ne pardonne pas, parce qu’en réalité il ne juge pas ! C’est ce qu’il explicite plus loin « Vous jugez selon la chair. Moi, je ne juge personne.  » Même Calvin écrivait, alors qu’il était d’accord avec Saint Jérôme, et incitait les fidèles à calculer les péchés de Satan … et des papistes : « Il semble bien que notre Seigneur Jésus ôte les jugements du monde ». Et pour que Calvin dise « il semble bien… », c’est qu’il vacille sérieusement dans ses convictions !

Je finirai sur ce chapitre et le refus de juger en rappelant un peu d’étymologie, avec un peu de mauvais esprit : Satan, à l’origine est un nom commun qui signifie en hébreu « adversaire, accusateur, procureur ». Et Paraclet, mot qui n’apparaît justement que dans l’Evangile de Jean et que l’on considère comme équivalent de Saint Esprit, vient d’un mot grec qui signifie défenseur, avocat …

UN PEU D’HISTOIRE

Le moins que l’on puisse dire, c’est que dans l’Eglise médiévale la notion de jugement, de culpabilité et de châtiment, qui est aussi dans la Bible certes, l’a largement emporté sur le refus de juger autrui.

Le chrétien du Moyen-Age vit constamment dans la crainte du châtiment, comme cette adolescente que les Pharisiens traînent au Temple avant de la lapider (croit-elle). Les guerres incessantes, les épidémies ravageuses constituent des calamités qu’ on dit envoyées par Dieu pour punir les péchés horribles des hommes. Au XIVème siècle, en 5 ans, un tiers au moins de la population européenne est morte de la « peste noire ». Ceux qui ont visité Vienne se souviennent des colonnes érigées après la fin de l’épidémie.

Aucune lueur d’espoir ? Si quelques-unes, que nous protestants considérons avec méfiance.

-La Vierge Marie, femme à peine humaine, toute bonté, peut intervenir auprès de son fils pour apaiser le courroux divin. Et dans une moindre mesure, on peut implorer les saints du calendrier.

-La Sainte Inquisition, qui n’hésite pas à juger, elle, et qui purifie les hérétiques et (les malades mentaux, qualifiés de sorciers et de sorcières), en les torturant et en les brûlant sur le bûcher au passage. (Je sais, Calvin a envoyé un homme, un seul, mais c’est un de trop, au bûcher, Michel Servet qui ne croyait pas à la Trinité).

-La confession et l’absolution des péchés, pour la plus grande gloire de l’Eglise.

Et, merveille du génie humain, l’Eglise a « inventé » le Purgatoire. Parce que c’est quand même un peu binaire : le Paradis pour les Saints (mais il en existe très peu), et l’Enfer éternel pour tous les autres. Alors, il y a le Purgatoire, où l’on reste un certain temps (des années, des siècles …) à souffrir mille tourments avant que d’être admis au Royaume. Et, pour raccourcir ce séjour pénible, il y a … les indulgences. Contre espèces sonnantes et trébuchantes, on peut racheter quelques années de Purgatoire. Tout le monde y trouve son compte : le pécheur « raccourcit » sa peine, et l’Eglise s’enrichit.

J’ai l’air de faire de la polémique contre nos frères catholiques, mais l’Eglise catholique a bien évolué depuis …

Et voici que survient Martin Luther (1483 – 1546) : Fils d’agriculteurs enrichis, il a fait des études de philosophie et de droit. Il s’est fait moine augustin en juillet 1505, après un vœu, alors qu’il traversait une forêt sous l’orage, vœu d’entrer dans les ordres si il en réchappait. Moine, il reste torturé par des angoisses quant à son salut. Il faut dire qu’il aimait bien la bière et les femmes. Ce jeune homme brillant est remarqué par le vicaire général des Augustins, Johann Von Staupitz, qui lui offre une Bible. A l’époque, c’est un objet rare, un cadeau exceptionnel. L’imprimerie vient juste d’être inventée. Il est le seul de son monastère à posséder une Bible. Et il l’étudie. Et il découvre la solution, qui était là sous les yeux de tout le monde, notamment dans l’Epître aux Romains dont j’ai lu tout à l’heure un extrait et que voici résumé : « L’homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi ». Quoi qu’il fasse, l’homme qui a la foi est sauvé par la grâce seule de Dieu.

Dans la nuit du 31 octobre 1517, Luther affiche sur la porte de l’église de Wittemberg ses « 95 thèses » contre la pratique des indulgences. La date n’est pas choisie au hasard. C’est la veille de la Toussaint, jour où les églises exposent les précieuses reliques des Saints qu’elles possèdent… pour s’attirer des donations supplémentaires. Il n’est pas indifférent que les Augustins soient un ordre mendiant et que Luther n’a pu n’en ressentir qu’une méfiance supplémentaire contre les indulgences, apparentées selon lui à la simonie, le trafic des biens de l’Eglise.

Quelques citations de ce texte de Frère Martin (je ne vais pas toutes les lire !) :

-« La transformation des peines canoniques en Purgatoire est une mauvaise herbe plantée pendant que les évêques dormaient »

-« Sitôt que l’argent résonne dans les caisses, l’âme ne s’envole pas du Purgatoire, mais l’avarice et la rapacité grandissent »

-« Qui voit son prochain dans l’indigence et ne l’aide pas, préférant acheter des indulgences, achète en réalité l’indignation de Dieu ».

L’argumentation contre le système des indulgences ne s’arrête pas à ce point historique. Elle débouche sur une vision théologique plus élevée et plus générale. C’est la « grâce », le don gratuit (pléonasme que Paul et Luther utilisent). Dieu offre à ceux qui ont la foi le salut, sans contrepartie, sans jugement. Je ne juge personne. C’est que la religion n’est pas la morale.

Les 95 thèses sont l’acte de naissance du protestantisme, et c’est cet anniversaire que nous fêtons tous les derniers dimanches d’octobre.

LA RESPONSABILITE

Nous voici donc sauvés du Jugement. Nous voici libérés de la peur du châtiment. Car encore une fois, il faut rappeler que la religion, la foi sont des vecteurs de liberté, et non d’oppression et d’aliénation comme le croient les athées militants.

Alors, Youpeee ! Amusons-nous, foutons-nous de tout, comme dit la chanson ? Et bien, non.

La question n’est pas de savoir si l’on est justifié (sauvé) par « la foi OU par les œuvres ». Il n’y a pas exclusion, mais seulement une question de priorité. On a la foi, on est sauvé, et les œuvres suivent.

Libérés de la peur du jugement, du châtiment divin, nous voici responsables devant nous-mêmes, comme les Pharisiens, qui, sachant qu’ils ne sont pas sans péchés, « accusés par leur propre conscience, se retirent un par un ».

Le protestant sait qu’il n’est pas capable d’assurer tout seul son salut. Aucun homme n’en est capable, quelque soient ses bonnes actions. Sinon, il serait l’égal de Dieu. Et le protestant, seul devant son miroir, face à sa conscience, se retrouve son seul juge, son juge le plus sévère.

Mais Dieu, qui « a tellement aimé le monde qu’il a donné son fils unique afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais qu’il hérite de la vie éternelle » (Jn 3 / 16), Dieu est présent derrière nous, invisible dans le miroir, pour nous aider à nous juger nous-mêmes avec bienveillance.

Nous voici donc libres et responsables, responsables car libres. Et nous ne sommes pas seuls face à cette écrasante responsabilité. Le Pasteur Wagner, fondateur de cette paroisse, le disait si bien, et nous le citons souvent : l’Homme est une espérance de Dieu. Dieu espère en nous. Il espère que, conscients qu’il nous a sauvés, nous saurons répondre par les « œuvres » à accomplir. Ne trompons pas cette espérance.

Amen