Prédication du 17 juillet 2022

Les figures de femmes dans la Bible

de Dominique Hernandez

La femme vivante

Lecture : Cantique des Cantiques 2,83,5

Lecture biblique

Cantique des Cantiques 2, 8 – 3, 5

8 Ecoutez ! C’est mon bien-aimé ! 
Il vient, sautant sur les montagnes, bondissant sur les collines.
9 Mon bien-aimé est semblable à la gazelle, au faon des biches.
Le voici ; il se tient derrière notre mur, il regarde par la fenêtre, 

il épie par le treillis.
10 Il prend la parole, mon bien-aimé. 
Il me dit : « Lève-toi, mon amie, ma belle, et va !
11 Car l’hiver est passé ; la pluie a cessé, elle s’en est allée.
12 Dans le pays, les fleurs paraissent, le temps de chanter est arrivé, 
et la tourterelle se fait entendre dans notre pays.
13 Le figuier forme ses premiers fruits, les vignes en fleur exhalent leur senteur. Lève-toi, mon amie, ma belle, et va !
14 Ma colombe, dans le creux des rochers, dans le secret des escarpements, fais-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix ; car ta voix est douce et ton visage est joli. » 

15 Saisissez pour nous les renards, les petits renards qui ravagent les vignes, alors que nos vignes sont en fleur.

 16 Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui ; il paît parmi les lis.
17 Avant que souffle la brise du jour et que les ombres fuient, va…
et reviens, mon bien-aimé, sois semblable à la gazelle,
au faon des biches, sur les montagnes escarpées.

 1 Sur mon lit, pendant les nuits, j’ai cherché celui que mon cœur aime ; je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé…
2 Je vais me lever, et je ferai le tour de la ville, dans les rues et sur les places ; je chercherai celui que mon cœur aime…
Je l’ai cherché et je ne l’ai pas trouvé.
3 Les gardes qui font le tour de la ville m’ont trouvée : 
Avez-vous vu celui que mon cœur aime ?
4 A peine les avais-je dépassés que j’ai trouvé celui que mon cœur aime ; 
je l’ai saisi et ne le lâcherai plus, jusqu’à ce que je l’aie introduit dans la maison de ma mère, dans la chambre de celle qui m’a conçue.
5 Je vous en adjure, filles de Jérusalem, par les gazelles, par les biches de la campagne, n’éveillez pas, ne réveillez pas l’amour, avant qu’il le désire.

Prédication

Cantique des cantiques : en voici des pages de pure poésie, tissées en hébreu d’assonances et d’allitérations, remplies d’images, de descriptions toutes en métaphores, gorgées de senteurs, de saveurs, de couleurs, d’animaux gracieux et bondissants et de plantes luxuriantes, des pages animées de mouvements, courses, fuites, échappées, élans, entrelacements, retrouvailles et esquives. Aucun livre des Écritures est plus débordant de sens, de sensations, de sensualité, de frissons et d’intensité que le Cantique des cantiques.
Tout cela pour et par une femme et un homme, amants, bien-aimés, bien-aimants, amoureux.
De lui, les premiers mots disent qu’il est Salomon, le roi, un nom qui ne reparaît plus dans la suite Cantique, comme une attribution qui servirait à inscrire la paix (Salomon/shalom) en-tête du chant. Elle, elle est désignée presqu’à la fin du chant comme une shulamite, ce qui n’est pas un nom, mais plutôt une origine, celle de la ville de Shulem, dont l’intérêt est d’inscrire aussi le shalom de la paix.
Tout au long du cantique, à quelques exceptions constituées d’un chœur de voix extérieures, les amoureux se parlent, s’appellent, parlent l’un de l’autre et surtout l’une de l’autre car sa voix à elle est la voix principale. C’est elle qui s’exprime le plus et de la manière la plus personnelle, en première personne, évoquant son âme. Et lui ne parle que d’elle.
Mais le Cantique recèle bien plus que de la joie pour des futurs mariés qui y découvrent souvent avec étonnement et toujours avec plaisir que la Bible n’est pas une bibliothèque d’austérité voire d’ascétisme. 

Il y a plusieurs manières d’interpréter le Cantique des cantiques.
L’une, fort ancienne, le lit comme une allégorie de la relation entre l’Éternel, le bien-aimé du Cantique, et son peuple Israël, la bien-aimée du Cantique. Et certes des prophètes comme Osée évoquent l’alliance entre l’Éternel et son peuple dans des termes conjugaux, fidélité et infidélité.
L’interprétation allégorique est reprise et transposée par les Pères de l’Église et nombre de commentaires chrétiens qui lisent dans la figure de l’amoureux celle du Christ et dans celle de l’amoureuse l’Église. Au filtre de la mystique, l’audace des images du Cantique permet de très belles pages appuyées sur l’image classique du Christ comme l’Époux et l’Église comme l’Épouse, à ceci près qu’il n’est nullement question de mariage dans le Cantique.
C’est peut-être en réaction à ces lectures allégoriques que d’autres préfèrent comprendre le Cantique dans une perspective strictement humaine : il est question d’un couple d’amoureux absolument humains, un couple sans mariage, sans enfant, sans autre que l’amour à chanter, dans la liberté de ton du poème qui ne raconte pas une histoire mais célèbre en de multiples fragments le désir et l’amour de l’un pour l’autre, de l’une pour l’autre, 

désir et amour exacerbés par l’absence, la distance, la séparation, la quête et les paroles qui avivent toujours la tension de l’attente, la jouissance de la présence ,et l’urgence du départ,
puisque c’est ainsi que s’achève le cantique, par l’exhortation de la bien-aimé à son bien-aimé : Prends la fuite mon bien-aimé, sois semblable à la gazelle ou au faon des biches sur les monts des essences odoriférantes(8,14) 

C’est avec cette même image du bien-aimé sautant et bondissant sur les montagnes et les collines que commence l’extrait lu ce matin, mais cette fois le bien-aimé est attendu, et entendu : Écoutez, c’est mon bien-aimé, il vient. La parole de l’amant suscite la bien-aimée : lève-toi et va… et il appelle sa bien-aimée, en l’enveloppant de fleurs, de fruits, en l’évoquant comme une colombe. Car si la ville est présente, les amoureux se voient l’un et l’autre le plus souvent comme des jardins. L’extrême charme de chacun pour l’autre ne se dit pas en or, en argent ou en pierres précieuses mais en fruits, en fleurs, en herbes odorantes, en arbres, en animaux, merveilles de nature foisonnante et de jardins luxuriants dont chaque élément exalte la puissance, la générosité, la beauté de la vie. La communion d’amour les élargit l’un et l’autre, l’un par l’autre aux dimensions du vaste espace qui les environne, à la multiplicité des vivants qui les entourent et comment en serait-il autrement ? Un amour qui confinerait l’aimé/e en lui-même, en elle-même, serait un amour réducteur, oppresseur, un amour réduit : un manque d’amour, un amour manqué. Et des dizaines de femmes en meurent chaque année dans ce pays.
La femme aimée est un jardin, comme elle est dans un jardin, et la voici en réponse éclatante aux tristes lecteurs de Genèse 2 qui ont vu et voient encore dans chaque femme une figure au mieux seconde et mineure à maintenir dans cet état, et au pire quasiment diabolique. Le Cantique des cantiques représente alors une reprise de Genèse 2 et 3, une reprise en grand écart où la femme, les corps, la sexualité sont réhabilités et déclarés innocents de toute « faute originelle ». Inestimable Cantique des cantiques, puisqu’avec lui, nous voici à nouveau, femmes et hommes, créatures bonnes ! Et s’il y a faute, elle ne vient qu’ensuite, dans l’épreuve de la vie quotidienne, dans des relations empoisonnées de domination, de mépris, de violence, de défaut de consentement. Le Cantique substitue au drame de Genèse 2-3 l’amour et la beauté. Le poème ouvre la possibilité d’un monde autre et rien n’est plus précieux que cette possibilité, que la vision désirable de cette possibilité.
Vers l’an 100, lors de la constitution du canon des Écritures juives, face à ceux qui souhaitaient en exclure le Cantique, Rabbi Akiba a eu vraiment raison de déclarer : « Le monde entier n’est pas digne du jour où le Cantique fut donné à Israël. Si toutes les Écritures sont saintes, le Cantique des cantiques est plus saint que toutes les autres. »

Le Cantique chante que tout homme aimé et aimant est beau, que toute femme aimée et aimante est belle, et qu’elle est libre car sa quête et sa fidélité ne tiennent qu’à l’amour et non à une institution ni à une société, ni à un système et surtout pas patriarcal.
Car il n’y a pas d’institution de mariage dans le Cantique, la conjugalité ne fait pas l’objet d’un contrat qui les fixerait l’un auprès de l’autre. D’ailleurs ils ne cessent de se chercher, de s’attendre, de se désirer, de s’appeler et de laisser l’autre repartir Paul Ricoeur qualifie leur lien de « nuptial », et c’est un lien libre et qui ne cesse de rendre l’autre libre : lève-toi et va…
Il n’y a pas non plus de père dans le cantique, les pères dont dépendent les filles avant de passer sous la dépendance d’un mari, les pères qui régissent les affaires, les lois, les destinées.
Mais il y est question d’une mère, celle de la femme, celle qui l’a mise au monde, comme un écho, un rebondissement de naissance autre que biologique et qui met au monde l’aimé/e dans un monde nouveau et merveilleux, comme un être nouveau et merveilleux car bénéficiant d’un nouveau regard et d’une nouvelle confiance qui l’envoient, beau ou belle, et libre, dans une vie nouvelle.

La profonde et magnifique humanité dont témoigne le Cantique recèle une spiritualité ne devant rien à l’allégorie qui néglige trop l’humain en lui substituant le divin. Il y a cependant plus que l’humain, plus que de l’humanité dans le Cantique. Il témoigne du divin au cœur de l’humain, au creux de la relation d’amour et certainement, pas seulement dans la relation d’un couple mais celui-ci est emblématique de la merveille de l’amour et en creux, de ses dérives malheureuses et terribles.
Celles et ceux qui s’aiment et celles et ceux qui aiment de l’amour qui libère sont paraboles de Dieu qui se tient à l’origine de tout amour, ce dont le Cantique rend compte d’un demi-mot, mais cela suffit, un demi nom au chapitre 8, en qualifiant l’amour fort comme la mort de flamme de Yah, abréviation de Yahvé, le nom du Dieu d’Israël qui est le Dieu de Jésus-Christ. L’amour qui rend la vie vivante est trace, souffle, éclat de Dieu, présence de la transcendance dans le monde et cette confession réjouit l’existence. Sans cette reconnaissance essentielle, tout amour et toute vie dérivent en consommation, en domination, en prédation et ne sont plus ni amour ni vie, mais saccage des vignes en fleurs, comme les petits renards du Cantique, une image un peu étrange. Cependant nous pouvons comprendre que ces petits renards représentent ces petites choses du quotidien qui abîment et empêchent la réjouissance de la beauté et de la bonté et que nous pouvons les débusquer, et les empêcher de nuire.

C’est la femme du cantique des cantiques qui est la voix émerveillée de cette reconnaissance essentielle, femme vivante, comme une Eve restaurée en grâce, puisqu’Eve signifie la vivante. Oui, l’hiver est passé, la pluie a cessé, le temps de chanter est arrivé. La floraison de la terre symbolise celle de la vie des vivants qui se laissent entraîner par la voix, semblable à celle de la colombe, de cette femme vivante.
Nous sommes tellement plus que notre vie biologique ; nous sommes appelés à tellement plus qu’assurer notre survie matérielle, parce que nous sommes humains. La réduction au biologique et au matériel défait, abîme, encolère, désespère tant d’hommes et de femmes, et ce destin affligeant est le contraire et la négation de notre vocation à tous.
Dans la texture splendide du cantique, mots, images, chant, poésie, se lève une force de restauration du monde, des êtres, des relations, vers la paix, pour la paix, Salomon, Sulamite, un véritable ré-appren-tissage des relations, non pour un retour à un commencement mythique mais pour un devenir, un avenir, pour chacun. C’est le chant de la vie aimée, de la vie aimante, une existence signifiée 

par la conversation, le dialogue toujours poursuivi des amoureux,
par les mouvements incessants de l’un et de l’autre, les gazelles et les faons bondissants,
par la femme qui ne reste pas sur son lit, statique, en tête à tête avec elle-même : pendant les nuits, sur mon lit, j’ai cherché ce qu’aime mon âme, et je ne l’ai pas trouvé. 

Ce n’est pas dans une rumination du passé, des échecs, des inquiétudes, des chagrins, tout ce qui fait nuit, obscurité et ténèbres, 

ce n’est pas dans un refuge, un repli comme une retraite que nous trouverons ce dont notre âme a besoin de dynamique, de courage, d’audace, car l’âme est aspiration à l’éternité. 

Aller dans les rues et sur les places, faire le tour de la ville, quitter l’abri pour aller en rencontres et trouver le sens, l’amour, la beauté. Et puis dépasser les gardes, les gardiens, les pères de l’ordre patriarcal, les contrôles, les maîtrises, les définitions, les répétitions, les conventions, le même, tout ce qui ferme, enferme et enclot.
Car il y a une transgression essentielle au Cantique, au chant de l’amour, à la célébration de la vie, une transgression qui est passage au-delà, en avant : 

transgression de l’hiver, de la froideur et de la stérilité du monde et des relations, pour passer à l’épanouissement des couleurs, des saveurs, des senteurs, pour une convivialité poétisée en fleurs, aromates, fruits, épices dont le Cantique offrent une éblouissante diversité ;
transgression des identités ordonnées par la culture, la société, la religion et les pères au profit de la paix déposée dans le nom de Salomon et dans la désignation de la femme comme Shulamite, et au profit de la liberté exprimées par toutes les métaphores qui déploient, décalent, délient, rendent léger et légère et animé/e, et soulèvent en gracieuseté et en grâce ;
transgression des destins assignés, des esclavages de toutes sortes et même de la mort qui est de ne pas se reconnaître ou être reconnu vivant, transgression qui porte dans la Bible le nom de Pâque/s. 

Ce à quoi aspire l’âme se trouve en l’autre, dans la relation d’amour à l’autre et sa source est en celui qui est caché dans tout amour : Dieu qui ne s’impose pas, mais Dieu reflété dans l’amour véritable qui ne fait jamais de l’autre, femme ou homme, un objet, une proie, une possession mais le délivre et l’envoie : va…
La transcendance n’est pas séparée de nous, ni lointaine. Elle est à la racine de l’aspiration à vivre, elle est l’aspiration à vivre et l’inspiration qui rend vivant et maintient en vie.
Dans le Cantique, tout est dit à partir de l’amour où se tient le divin, amour qui est le lieu d’énonciation, des métaphores, de la poésie, et le lieu de l’existence. Ni l’homme ni la femme ne sont parfaits de manière absolue et en eux-mêmes, mais depuis l’amour, le regard porté sur l’autre le rend singulier et merveilleux, la rend singulière et merveilleuse, d’une beauté qui n’est pas beauté physique mais la beauté qui naît d’un contact, d’une communication avec l’éternité, avec l’Éternel présent dans l’amour.
En lisant et méditant le Cantique, à écouter les voix qui s’y lèvent obstinément, nous pourrions dire avec le prince Mychkine, personnage principal du livre de Fédor Dostoïevski « L’idiot », : La beauté sauvera le monde.
Mais bien bien avant l’écrivain russe, c’est la femme aimée et aimante, la femme vivante qui le chante pour chacun de nous et avec elle, grâce à elle, ne le croirons-nous pas, enfin ?

 


En reconnaissance envers

Corina COMBET, La Bible, le bruissement de ses langues, le grain de ses voix, Études théologiques et religieuses, 2008/2 Tome 83, p. 153 à 175.

Julia KRISTEVA, Le cantique des cantiques, Pardès, 2002/1 N° 32-33, p. 65 à 78.

Tzvetan TODOROV, La beauté sauvera le monde, Études théologiques et religieuses, 2007/3 Tome 82, p. 321 à 335.