Prédication du 14 novembre 2021

de Dominique Hernandez

La foi et la vie

Lecture : Luc 9, 57-62

Lecture biblique

Luc 9, 57-62

57 Pendant qu’ils étaient en chemin, quelqu’un lui dit : Je te suivrai partout où tu iras. 
58 Jésus lui dit : Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête. 
59 Il dit à un autre : Suis-moi. Celui-ci répondit : Seigneur, permets-moi d’aller d’abord ensevelir mon père. 
60 Il lui dit : Laisse les morts ensevelir leurs morts ; toi, va-t’en annoncer le règne de Dieu. 
61 Un autre dit : Je te suivrai, Seigneur, mais permets-moi d’aller d’abord prendre congé de ceux de ma maison. 
62 Jésus lui dit : Quiconque met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas bon pour le royaume de Dieu.

Prédication

S’il est question de suivre Jésus, c’est qu’il est question de foi. Suivre Jésus, c’est une expression pour parler de la foi. Ce passage de l’évangile de Luc permet d’en comprendre quelques caractéristiques, non pas une définition unique et définitive, mais des éléments constitutifs que Luc invite ses lecteurs à découvrir chemin faisant, chemin de lecture, chemin d’interprétation, chemin de foi, chemin de vie.
Trois rencontres, trois brefs échanges, non pas pour trois étapes qu’il faudrait mettre en œuvre, mais comme trois situations humaines que chacun peut connaître dans sa propre existence : un désir, un deuil, une famille.

Je te suivrai partout où tu iras dit la première personne. Un élan, un désir, un enthousiasme soulève cette personne, un attachement à Jésus dont rien ne permet de dire qu’il ne serait pas sincère ou qu’il ne serait qu’un feu de paille. C’est à un changement radical qu’aspire cette personne, le désir de ceux qui ont trouvé le sens, l’essentiel, le trésor pour leur vie et qui ne veulent pas s’en éloigner. Un changement radical, c’est la manière dont la Nouvelle Bible Segond traduit la notion de conversion. Et c’est bien ce qui a saisi cette personne et ce qui a produit ce désir profond de suivre Jésus, de rester auprès de lui, fidèlement. Cet être humain, qui veut se tenir dans le même lieu que Jésus, près de lui, veut être certain de ne pas perdre le sens, l’essentiel, le trésor, pour ne pas se perdre lui-même puisqu’il a trouvé en Jésus sa raison d’être.
Et pourtant Jésus n’accueille pas, n’acquiesce pas à ce désir. Jésus dit qu’il n’y a pas de lieu pour le Fils de l’homme ; Jésus dit qu’il n’y a pas de lieu où le suivre.
Jésus n’est pas celui que l’homme désire.
Il y a un écart entre le désir de l’homme et le réel indiqué par Jésus le Christ. La sincérité d’un désir ne peut procurer l’assurance d’une proximité immédiate avec ce Christ vagabond auquel on ne peut pas s’accrocher pour être certain de rester avec lui. Il n’est pas de cartographie, de géographie qui assure une proximité avec lui. Il n’est pas de lieu où il serait, des lieux saints, et des lieux où il ne serait pas, des lieux profanes.
Et l’espace n’est pas non plus symbolique : il n’est pas de formule, de catéchisme, de dogmes, ni de rites qui le contiendrait, là et pas ailleurs.
Il ne peut y avoir aucune assurance qu’il est ici et pas là-bas, qu’il est là et pas au-delà, aucune assurance de pouvoir dire : je suis avec lui, je le suis de près, tout près.
A cette personne qui désire le suivre partout où il ira, Jésus répond que le suivre, c’est prendre un risque, le risque de la foi qui est confiance et qui n’est pas assurance.
Dans la confiance, grâce à la confiance, il devient possible de quitter les lieux de certitude, de s’affranchir de la garantie des définitions et des représentations, et de s’écarter des balises de sécurité. Les renards sont attachés à leur terrier, les oiseaux sont attachés à leur nid, ils ne vont ni trop loin ni ailleurs. Les disciples ne sont ni des renards ni des oiseaux. Les nids douillets et les secrètes tanières ne servent que de refuge pour s’assoupir dans des pensées casanières, des récitations automatiques, des habitudes réconfortantes.
C’est parce qu’il est question de risque qu’il est question aussi de liberté, de cette liberté évangélique qui consiste en la dé-préoccupation de soi et qui laisse la place à l’attention envers autrui, à la bienveillance envers autrui, et à l’espérance, y compris dans des situations d’indifférence, d’incertitude, de méfiance ou d’hostilité, comme celles que nous éprouvons actuellement. Ainsi suivre le Christ, ce n’est pas se coller à lui, c’est se laisser relier aux autres, quels qu’ils soient. Le Fils de l’homme n’a pas où poser sa tête, mais tous les fils et filles d’hommes sont là, chacun comme occasion, offre, cadeau de rencontre. Le Christ est là, dans le regard d’accueil, le mot de reconnaissance, le dialogue, la fraternité, comme dans chaque ouverture à un autre que soi.
Ce Christ vagabond, ce Christ insaisissable, il ne s’agit pas de vouloir être avec lui mais de croire qu’en lui, Dieu est avec tous les enfants des hommes où qu’ils soient et quels qu’ils soient.
Ce Christ insaisissable, il ne s’agit pas de le suivre partout où il va, mais de le suivre partout où l’on va. 

Et c’est ainsi que Luc poursuit avec deux autres rencontres dont les modalités sont différentes puisque Jésus appelle l’un tandis que l’autre exprime son désir de le suivre, deux rencontres qui présentent deux situations de vie particulières. L’un des hommes est en deuil, l’autre en famille.
Et l’on se demande qui pourrait suivre Jésus sans enterrer son père et sans dire au-devoir à sa famille. Beaucoup entendent, comprennent les paroles de Jésus comme des conditions pour le suivre, conditions pour le moins extrêmes. Luc est-il en train de décourager ceux dont la foi ne serait pas assez forte pour supporter une rupture radicale avec leur vie passée ?
Une fois encore, comme souvent dans les évangiles, le déplacement géographique évoqué renvoie à un déplacement intérieur, un déplacement de compréhension.

Laisse les morts enterrer les morts et va annoncer le règne de Dieu. 
Jésus ne dit pas à cet homme de laisser le cadavre de son père dans la maison ou au bord du chemin.
Cet homme est appelé par Jésus et il veut répondre positivement à son appel. L’appel de Jésus-Christ, c’est un appel qui ouvre la vie, qui donne une raison de vivre, qui apporte un sens à l’existence. Cet homme a entendu et compris l’importance de cet appel qui est chemin de vie pour lui, bien qu’il soit dans le deuil. Alors Jésus lui indique d’être vigilant, de ne pas se laisser entraîner sous l’empire de la mort, quand bien même son père est mort, parce que lui est vivant sur la terre.
L’ombre de la mort est puissante et pesante. Il suffit de constater combien d’endeuillés ont été par le passé solennellement et socialement ensevelis dans leur deuil (surtout les femmes d’ailleurs). La société actuelle qui voudrait effacer la mort le plus possible, alléger, raccourcir ou rendre invisible le deuil ne réussit qu’à faire s’étouffer les vivants sous le poids du non-dit de la mort.
L’identité de l’homme que Jésus appelle ne se réduit pas à être le fils d’un défunt. Or c’est ainsi qu’agit la puissance de la mort, en dévorant ou en grignotant, en réduisant l’être vivant jusqu’à ce qu’il perde l’énergie de sa vie. Suivre Jésus, c’est devenir attentif à ces puissances mortifères, les débusquer et leur résister, et laisser ce qui est mort du côté de la mort.

Celui qui regarde en arrière n’est pas fait pour le règne de Dieu. Jésus ne dit pas non plus au troisième homme qu’il faut rompre avec les siens, couper les ponts avec sa famille et devenir indifférent envers les proches.
Il peut y avoir des relations familiales toxiques, il y a des manières d’être en relation en famille qui humilient et qui empêchent de se tenir debout, qui empêchent de vivre. L’homme qui est prêt à quitter les siens a peut-être entendu un appel à la liberté, car l’appel du Christ est un appel à la liberté.
Mais celui qui aime profondément sa famille doit-il se déchirer intérieurement dans l’obligation de se séparer des siens, comme s’il fallait rompre avec toute son histoire passée pour suivre le Christ ?
Ne pas regarder en arrière quand on met la main à la charrue, ce n’est pas délaisser sa famille quelle qu’elle soit.

Il est question avec ces deux hommes de quelque chose qui tient à un simple mot qu’ils prononcent tous les deux.
En effet, tous les deux conditionnent leur réponse positive : ils ont quelque chose à faire avant de suivre Jésus, quelque chose que nul ne pourrait leur reprocher : enterrer un père, prendre congé d’une famille.
Ces deux hommes ont classé ce qu’ils veulent faire par ordre de priorité et ils l’expriment avec un petit mot : d’abord. D’abord enterrer mon père, d’abord dire au-revoir à ma famille. Ensuite, je te suivrai. D’abord se mettre en règle avec les siens, avec ses sentiments, sa conscience, avec une tradition, et ensuite, tourner la page pour entrer dans une autre vie, celle de disciple, parce qu’alors, on sera occupé à d’autres choses que ce qu’on faisait avant.
D’abord et ensuite. Il est vrai que l’usage d’un mot comme celui de conversion (prière de conversion chaque dimanche au culte) induit facilement l’idée de rupture complète. Ce que traduit l’expression « changement radical ». Il y a un avant et un après et cela exprime la nouveauté de vie qu’est la vie dans la foi. Beaucoup de récits des évangiles, tout comme ce que l’apôtre Paul écrit au sujet de lui-même, et des disciples d’hier et d’aujourd’hui font état de cette expérience de changement radical dans la modalité de la rupture. Mais je crois qu’il ne s’agit pas de cela dans ce récit.
L’ordre de priorité établi par les deux hommes signifie qu’ils séparent complètement leur situation présente, deuil et famille, d’avec leur mise en route à la suite de Jésus, c’est à dire d’avec leur foi. Comme si suivre Jésus n’avait rien à voir avec leurs épreuves, leurs expériences, leur situation, comme s’il fallait forcément, obligatoirement couper entre leur présent d’homme en deuil ou en famille et leur avenir de disciples.
C’est cela que Jésus interroge et conteste avec ses étranges réponses : il ne leur demande pas de rompre avec leur histoire de vie. Ces deux hommes sont simplement présentés comme des hommes dans des situations humaines largement partagées : en deuil, en famille. Ils sont des gens ordinaires. C’est dans cette existence, leur existence, que l’un est appelé à suivre Jésus et que l’autre ressent le désir profond et sincère de devenir disciple. 

Alors répondre à l’appel de la vie, pour celui qui est en deuil, c’est laisser résonner à l’intérieur de son deuil la parole qui lui dit qu’il n’est pas réduit à son deuil, qu’il peut enterrer son père sans être lui-même recouvert et englouti dans l’ombre de la mort. C’est bien pour cela, pour dire cette parole que l’Église accueille les personnes en deuil et que les services funèbres et d’action de grâce sont assurés. Afin qu’il soit dit et montré en humaine présence et en paroles de compassion et d’espérance que dans le deuil, malgré la mort, il y a une lueur, une brèche, un chemin vers la vie.
Il n’est pas de circonstance de l’existence qui soit indigne de l’Évangile, qui puisse être privée d’un appel à devenir, qui doive être tenue à l’écart de la foi. Jésus ne dit pas qu’il ne faut pas prendre le temps du deuil, ni qu’il faut faire table rase du passé et des liens familiaux et tout oublier pour le suivre.
Être en deuil n’empêche pas de devenir disciple, de suivre Jésus-Christ. Même avec le chagrin, avec les souvenirs, avec ce qu’on met en place pour faire face au passage de la mort et à l’absence.
Avoir une famille non plus ne rend pas incapable de devenir disciple. On n’est pas obligé de rompre avec les siens, sinon on ne cesserait de les regretter et de regarder en arrière. C’est à l’intérieur de sa vie de famille que cet homme peut devenir disciple, suivre Jésus, vivre sa foi.
Ce qui change quand on devient disciple, c’est la manière d’être, la manière de vivre les événements qui surviennent, la manière de faire face à un deuil, ou à un autre événement ou bouleversement d’existence. Ce qui change, c’est la manière d’agir et d’être en famille et dans toutes ses relations. Ce qui change, c’est la manière de considérer l’autre en bienveillance et non en hostilité, ce qui n’est pas forcément naïveté. Ce qui change, c’est la manière de considérer et de comprendre son passé avec ses richesses, ses culpabilités, ses dettes, ses manques. Car la foi, c’est croire qu’il y a, en Christ, une ouverture, un chemin d’humanité et de vie, quoi qu’on ait à affronter, et même dans l’ordinaire de la vie quotidienne. Même si la foi ne dira pas forcément à l’avance où est, quelle est cette ouverture.

Il s’agit donc de suivre Jésus dans sa propre existence, de croire à travers ses diverses composantes et ses diverses circonstances. On pourrait dire autrement : laisser l’appel à la vie imprégner de plus en plus son existence, quoiqu’il advienne, car c’est ainsi que le Christ appelle ses disciples. La foi recueille tout de l’existence, toute l’existence ; un chemin de foi est un chemin de vie et c’est un chemin de soi, d’intégration et d’intégrité de soi tout autant qu’un chemin vers les autres. Une mise en pratique, mise en œuvre qui est mise en existence… Ce n’est pas que la foi soit plus importante que le deuil, la famille, le travail, les sentiments, etc..
– d’ailleurs ce n’est pas la foi la plus grande écrit Paul et Corinthiens, c’est l’amour –
mais c’est que la foi, dans sa dimension spirituelle, relie toutes ces composantes de l’existence et les tient ensemble, en une personne, une personne une. 

Cela même si on a parfois le sentiment que rien ne changera jamais, même si on n’arrive pas à se projeter dans l’avenir, même s’il semble que l’horizon se rétrécisse jusqu’à se boucher complètement. En Christ, dans le passage de la mort à la vie que sa parole ouvre devant et pour chacun, il est toujours possible de vivre, vivre encore, jusqu’à notre dernier souffle, vivre vivant.