Prédication du 16 octobre 2022

de Dominique Hernandez

La foi et le manque de foi

Lecture : Marc 9, 14-29

Lecture biblique

Marc 9, 14-29

14 Lorsqu’ils furent arrivés près des disciples, ils virent autour d’eux une grande foule de gens, et des scribes qui débattaient avec eux. 
15 Sitôt que la foule le vit, elle fut en émoi ; on accourait pour le saluer. 
16 Il leur demanda : De quoi débattez-vous avec eux ? 
17 De la foule, quelqu’un lui répondit : Maître, je t’ai amené mon fils, qui a un esprit muet. 
18 Où qu’il le saisisse, il le jette à terre ; l’enfant écume, grince des dents, et devient tout raide. J’ai prié tes disciples de chasser cet esprit, et ils n’en ont pas été capables. 
19 Il leur dit : Génération sans foi, jusqu’à quand serai-je avec vous ? Jusqu’à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi. 
20 On le lui amena. Aussitôt que l’enfant le vit, l’esprit le secoua violemment ; il tomba par terre et se roulait en écumant. 
21 Jésus demanda au père : Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? — Depuis son enfance, répondit-il ; 
22 souvent l’esprit l’a jeté dans le feu et dans l’eau pour le faire périr. Mais si tu peux faire quelque chose, laisse-toi émouvoir et viens à notre secours ! 
23 Jésus lui dit : « Si tu peux ! » Tout est possible pour celui qui croit. 
24 Aussitôt le père de l’enfant s’écria : Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! 
25 Jésus, voyant accourir la foule, rabroua l’esprit impur en lui disant : Esprit muet et sourd, c’est moi qui te l’ordonne, sors de cet enfant et n’y rentre plus ! 
26 Il sortit en poussant des cris et en le secouant très violemment. L’enfant devint comme mort, de sorte que la multitude le disait mort. 
27 Mais Jésus, le saisissant par la main, le réveilla, et il se releva.

28 Quand il fut rentré à la maison, ses disciples, en privé, se mirent à lui demander : Pourquoi n’avons-nous pas pu le chasser nous-mêmes ? 
29 Il leur dit : Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière.

Prédication

De quoi est-il question ? Bien sûr il est question d’un enfant possédé par un esprit muet. Avec des effets sur l’enfant que Marc décrit avec force détails à travers l’inquiétude du père de l’enfant, à travers la réaction de l’esprit muet lorsque l’enfant est amené devant Jésus, puis lorsque Jésus lui ordonne de quitter l’enfant. Une description impressionnante qui conduit parfois à poser un diagnostic sur le mal dont souffre l’enfant, celui de l’épilepsie.
Peut-être.
Jésus délivre l’enfant de cet esprit muet et dangereux, si dangereux qu’il est question de quasi-mort, et même de résurrection puisque Jésus réveille l’enfant qui se relève : réveiller et relever sont les deux verbes grecs employé pour parler de résurrection. Cependant le récit ne s’arrête pas là, il se poursuit avec un échange entre Jésus et les disciples qui lui demandent pourquoi ils n’ont pas pu délivrer eux-mêmes l’enfant.
Car tout a commencé ainsi : les disciples n’ont pas pu délivrer l’enfant. Ils ont été impuissants.
Je crois que c’est là la question pointée clairement par la structure du récit. Les disciples ont-ils un pouvoir ? Et juste en dessous de cette question, il en est une autre, celle de la foi : la foi confère-t-elle un pouvoir, une capacité ?

Les disciples n’ont pas été capables de guérir l’enfant. C’est étrange parce que quelques chapitres plus haut, Marc les met en scène revenant de mission en ayant chassé beaucoup de démons et guéri beaucoup de malades. Et le voici inscrivant un échec des disciples, un échec public dont sont témoins la foule, les scribes, et le père de l’enfant.
Ce que le père de l’enfant n’a pas manqué de rapporter à Jésus : tes disciples n’ont pas été capables.
La question taraude les disciples : pourquoi n’avons-nous pas pu ?
La réponse de Jésus est assez lapidaire : cette espèce ne peut sortir que par la prière.
Ce qui ouvre un abîme de perplexité devant les disciples et devant les lecteurs de l’évangile, qu’ils aient ou non une conception du monde faisant place aux esprit malins. Si maintenant il faut diagnostiquer l’espèce de l’esprit en cause…
Le seul mot auquel tous peuvent se référer, ce n’est pas celui d’espèce, c’est celui de prière.
Donc Marc nous reconduit à la prière du père de l’enfant : si tu peux faire quelque chose, laisse-toi émouvoir et viens à notre secours.
C’est à un pouvoir faire de Jésus que le père fait appel, c’est ce qui lui vient en premier, avant la compassion, avant le secours.
La foi est-elle un pouvoir faire ? La foi rend-elle capable de faire plein de choses, et peut-être tout ?
Tout est possible à celui qui croit répond Jésus au père. Mais il est bien difficile de savoir quel ton Marc prête à Jésus dans cette formule : est-ce une affirmation ? ou est-ce un peu ironique ? ou est-ce une provocation ? Jésus semble bien agacé dans ce récit où tous lui parlent de pouvoir.

Il est bien des manières de parler de la foi comme d’un pouvoir faire :

Par la foi, on peut faire des guérisons, des exorcismes…
Par la foi on peut faire face à toutes les épreuves…
Par la foi on peut faire de bonnes affaires, faire fortune…
Par la foi on peut déplacer des montagnes…

C’est pourtant une autre conviction que la Réforme a mis en avant de toute expérience humaine de foi : par la foi, par le moyen de la foi, nous sommes justifiés.
Ce qui ne rend pas compte d’un pouvoir faire, mais d’un pouvoir être, ou plutôt d’une autorisation d’être.
Associer la foi au pouvoir faire et au pouvoir, c’est une tentation à laquelle les disciples et les Églises ne résistent pas toujours. Car associer la foi au pouvoir, c’est aussi associer une Église à la puissance, à l’influence, à la domination sur les personnes ou sur des institutions.
Au niveau des personnes, associer la foi au pouvoir faire, c’est penser que la foi rend capable d’un contrôle, d’une maîtrise, et d’une amélioration de soi pour parvenir à un plus haut niveau de quoi ? de quantité, de sainteté, de pureté, d’excellence de foi ? Il n’est rien de plus dangereux pour un disciple. Marc n’a aucune indulgence pour les chercheurs de pouvoir, même pour une cause bonne et juste. Ce récit assez dérangeant est un moyen de redonner à la foi sa dimension et sa perspective.
Le pouvoir, c’est pourtant bien ce que les disciples de Jésus recherchent : comment devenir capable de délivrer la prochaine personne possédée par un esprit semblable ? Ils cherchent une puissance, des moyens supplémentaires, une technique plus efficace, pour combler leur impuissance.
De même que le père en appelle à la puissance de Jésus pour libérer son enfant.
La question de la foi ne se déploie pas dans un pouvoir ou ne pas pouvoir faire.
La question de la foi relève de la reconnaissance d’un manque de foi.
Le père de l’enfant répond à la provocation de Jésus : tout est possible à celui qui croit, en s’écriant : Je crois, viens au secours de mon manque de foi.
Le père a pris conscience que la foi n’est pas un pouvoir, mais une relation dans laquelle passe la vie qui vivifie la personne qui dit Je crois non par une augmentation de ses capacités mais par l’accueil de sa fragilité et de ses manques.
Cela n’implique pas que les croyants ne peuvent rien faire, et encore moins qu’au prétexte qu’ils manquent de foi, ils pourraient se désintéresser de tout. Il ne s’agit pas de renoncer ni de démissionner, mais de comprendre et de reconnaître que la foi est toujours aussi un manque de foi, et que cette reconnaissance d’un manque de foi, fait partie intégrante de la foi. Ce manque de foi est traduit également par non-foi, ou incrédulité ; manque de foi conserve, me semble-t-il le lien avec la question de la foi. Dans ce manque de foi, se tiennent les doutes, les questions, les incertitudes, les incompréhensions, les limites, les blessures… et tout cela fait absolument compris dans la foi.
Cela change le regard sur soi et sur l’autre. Car il n’est plus question de mesurer la foi, la sienne ou celle d’autrui. La foi quitte le monde de la performance, de la compétition, de l’exercice du pouvoir pour entrer dans le monde de la simplicité, de l’humilité ou même, de la sobriété. En ce sens, le contraire de la foi qui est aussi manque de foi, c’est ce qui s’arroge le droit de juger de la foi d’autrui et de l’autre ce qui s’appelle le fanatisme.
La foi nous rend capables de reconnaître que nous manquons de foi. C’est tout le pouvoir qu’elle donne. Et cela suffit.
C’est assez troublant, désarçonnant. Mais tout le récit est placé sous le signe de l’inquiétude, de l’intranquillité. Comment faire, que faire d’un manque si ce n’est pas chercher à le combler ?

L’évangéliste Luc s’empare de cette question de manière encore plus directe que Marc : Luc 17,5-6
Les apôtres dirent au Seigneur : donne-nous plus de foi. Le Seigneur répondit : si vous aviez de la foi comme une graine de moutarde, vous diriez à ce mûrier : « déracine-toi et plante-toi dans la mer », et il vous obéirait.
Les disciples veulent plus de foi ; ils veulent moins manquer de foi, supprimer le manque de foi. Mais nous n’avons pas de prise sur notre foi, sur les quantités de notre foi ni sur celle de notre voisin non plus !
La foi qui est aussi reconnaissance du manque de foi suffit, même à notre justification. La foi ne donne pas de pouvoir, il n’y a pas de foi qui donne du pouvoir, de la force, de la puissance. Ce qui en donne, ce sont les croyances, surtout les croyances collectives qui peuvent donner le pouvoir de faire de grandes choses pour le meilleur ou pour le pire.
Les croyances, « croire que », ce sont les dogmes, les rites, l’éthique.
La foi, « croire en », c’est la relation de confiance avec Dieu dans laquelle nous le reconnaissons comme vrai, c’est une expérience, un saisissement qu’il est parfois difficile d’expliciter. Elle est mise en route dans l’existence. De cette relation, nous ne tenons qu’une extrémité : c’est Dieu qui tient l’autre, Dieu merci !
La foi est affaire d’intériorité et de singularité, elle est exclusivement personnelle. Les croyances, elles, sont partagées ; elles rassemblent, elles constituent des ensembles, des communautés, des Églises où l’on peut dire Nous sans que jamais aucun Je ne doive disparaître ou seulement s’affaiblir.
La foi est toujours associée, enveloppée dans des croyances qui lui donnent forme. Les croyances expliquent, organisent, structurent, médiatisent, elles servent de repères et justification devant les autres, mais pas devant Dieu. Devant Dieu, c’est seulement par grâce et par le moyen de la foi que nous sommes justifiés, que notre existence est reconnue, acceptée, mise en valeur. Ce n’est pas un pouvoir faire, mais une autorisation d’être.
Ce sont les croyances qui sont puissantes et qui sont utilisables, parfois manipulables pour de grands mouvements de foules ou d’histoire. Nous le voyons pour le christianisme, et dans toute autre religion qui donne prise aux intégrismes lorsque les croyances servent de mesure de foi. Car confondre foi et croyances rend particulièrement intolérant.
Mais il ne faudrait pas non plus vouloir éliminer les croyances car elles servent à parler de la foi et de Dieu, elles constituent les héritages que nous recevons de ceux qui nous ont précédés, elles façonnent les expressions des confessions de foi. Mais elles ne sont pas la foi et la foi nous pousse chacun et ensemble à les discuter, à les critiquer. Ainsi les croyances évoluent, se renforcent, et disparaissent parfois.
Et si l’on veut appeler l’ensemble foi-croyances du nom de foi, et c’est ce que nous faisons la plupart du temps, il importe de veiller quand même à distinguer 

le « croire en », qui serait en quelque sorte le cœur de la foi ou la foi de la foi,
et le « croire que », qui serait la mise en langages et pratiques communes.

La foi qui est aussi reconnaissance du manque de foi suffit à Dieu, comme elle suffit à Jésus le Christ pour qu’il réponde à la prière du père. Le père qui ne se retrouve pas avec une belle et grande foi, mais qui retrouve son enfant. Ce n’est pas une récompense pour son humilité, mais c’est qu’il s’est placé dans une juste relation de foi, car en Jésus le Christ, c’est Dieu qui est venu pour lui.
Au manque de foi reconnu, Dieu ajoute de la grâce, encore.
Et si la foi n’était plus aussi reconnaissance d’un manque de foi, il y aurait de fortes chances qu’elle soit alors devenue une œuvre. Mais lorsqu’elle reste foi et manque de foi, foi qui manque de foi, alors elle garde son caractère de gratuité : nous croyons pour rien, surtout pas pour devenir puissants, forts, purs ou saints.
Et en même temps, la foi qui est manque de foi est celle qui laisse Dieu agir, elle ne peut prétendre faire autrement que laisser Dieu faire, que s’en remettre à Dieu.
Et toujours en même temps, cette foi qui est manque de foi nous rappelle, justement parce qu’elle est aussi un manque, que nous sommes sauvés, déjà. Notre existence n’est pas caractérisée par nos manques ni par notre pouvoir. Si nous ne manquions pas de foi, nous nous condamnerions au plein, au plein de nous-mêmes et nous ne serions pas libres. Le salut, ce qui rend véritablement vivant, ne se trouve pas dans un plus de foi, mais dans la grâce seule, comme lorsque Jésus le Christ prend l’enfant par la main, le réveille, le relève, le rétablit dans sa vie. C’est aussi ce que Dieu fait pour nous.