Prédication du 28 août 2022

de Dominique Hernandez

La liberté du choix

Lecture : 1 Samuel 24

Lecture biblique

1 Samuel 24

1 De là David monta vers les endroits escarpés d’Eïn-Guédi, où il s’installa. 
2 Lorsque Saül fut revenu de la poursuite des Philistins, on lui dit : David est dans le désert d’Eïn-Guédi. 
3 Saül prit trois mille hommes d’élite sur tout Israël et il alla chercher David et ses hommes jusque du côté des rochers des bouquetins. 
4 Il arriva vers des parcs à petit bétail qui étaient près du chemin ; il y avait là une grotte. Saül y entra pour satisfaire un besoin naturel. David et ses hommes étaient assis au fond de la grotte. 
5 Les hommes de David lui dirent : Il est arrivé, le jour à propos duquel le Seigneur t’a dit : « C’est moi qui te livre ton ennemi ; traite-le comme il te plaira. » David coupa furtivement le pan du manteau de Saül. 
6 Après cela, David sentit battre son cœur, parce qu’il avait coupé le pan du manteau de Saül. 
7 Et il dit à ses hommes : Jamais ! Que le Seigneur me garde de commettre une telle action, de porter la main sur mon seigneur, sur l’homme qui a reçu l’onction du Seigneur ! Car c’est lui qui a reçu l’onction du Seigneur. 
8 Par ces paroles, David arrêta ses hommes et les empêcha d’attaquer Saül. Saül sortit de la grotte et continua son chemin.

9 Après cela, David sortit de la grotte. Il se mit alors à crier derrière Saül : O roi, mon seigneur ! Saül regarda derrière lui, et David s’inclina face contre terre, prosterné. 
10 David dit à Saül : Pourquoi écoutes-tu les propos des gens qui disent : « David cherche à te faire du mal ? » 
11 Tu le vois en ce jour, de tes propres yeux : aujourd’hui le Seigneur t’avait livré à moi dans la grotte. On m’a dit de te tuer, mais je t’ai épargné, en disant : « Je ne porterai pas la main sur mon seigneur, car c’est lui qui a reçu l’onction du Seigneur. » 
12 Regarde, regarde donc le pan de ton manteau dans ma main. Puisque j’ai coupé le pan de ton manteau et que je ne t’ai pas tué, tu vois bien qu’il n’y a chez moi ni mauvaise intention ni révolte, et que je n’ai pas péché contre toi. Et toi, tu pourchasses ma vie pour me la prendre ! 
13 Le Seigneur sera juge entre toi et moi, et le Seigneur me vengera de toi ; mais ma main ne sera pas contre toi. 
14 Comme dit la vieille maxime : C’est des méchants que sort la méchanceté.Aussi ma main ne sera-t-elle pas contre toi.
15 Contre qui le roi d’Israël est-il parti en guerre ? Qui poursuis-tu ? Un chien mort, une simple puce ? 
16 Le Seigneur rendra la justice ; il sera juge entre toi et moi ; il regardera, il défendra ma cause, il jugera en me délivrant de ta main.

17 Lorsque David eut achevé de dire cela à Saül, Saül dit : Est-ce bien ta voix, mon fils David ? Et Saül se mit à sangloter. 
18 Puis il dit à David : Tu es plus juste que moi, car tu m’as fait du bien, alors que moi je t’ai fait du mal. 
19 Tu as montré aujourd’hui que tu agissais avec bonté envers moi : le Seigneur m’avait livré à toi et tu ne m’as pas tué. 
20 Si quelqu’un trouve son ennemi, le laisse-t-il poursuivre tranquillement son chemin ? Que le Seigneur te récompense pour ce que tu m’as fait en ce jour ! 
21 Maintenant, je le sais, tu deviendras roi et, dans ta main, la royauté d’Israël tiendra. 
22 Jure-moi maintenant par le Seigneur que tu ne retrancheras pas ma descendance après moi et que tu ne feras pas disparaître mon nom de ma famille. 
23 David le jura à Saül. Puis Saül s’en alla chez lui, et David et ses hommes remontèrent à la forteresse.

Prédication

Les livres de la Bible, les Écritures, sont transmises et offertes à la lecture et à l’interprétation avec toutes les questions qu’elles portent, des questions, de vie, de foi, d’existence. Il ne s’agit pas pour les lecteurs, pour nous, d’y chercher un mode d’emploi, mais une réflexion, une double réflexion : 

  • la réflexion du miroir : au travers des récits, des expressions, des situations, des figures, grâce à elles, nous nous découvrons, nous nous retrouvons nous-mêmes, avec un peu plus de lucidité, un peu plus d’humilité, et un peu plus d’espérance aussi.
  • Et aussi la réflexion comme prise de recul, critique, nuances, pensée, penser un peu plus, un peu plus loin ou de manière nouvelle.

Dans la diversité des Écritures, avec ce qu’elles comportent de ré-écritures, nous appréhendons une densité de sens, une épaisseur formidable d’expériences multiples dans une multiplicité de paroles humaines, paroles de foi, de vie, d’une quête toujours reprise et dans laquelle la lecture engage toujours à nouveau.
Nous voici invités à nous engager ce matin avec la figure de David confronté à l’hostilité de Saül, avec la figure de Saül en proie à la colère, la jalousie et la violence, avec la figure des hommes de David poussant leur chef à éliminer son ennemi. Nous voici invités à nous confronter à ce que le récit met en scène d’ambiguïtés, d’opportunismes, de difficultés à discerner ce qui est juste en situation de conflit et à choisir ce qui est fidélité de foi. Nous ne sommes ni reines ni rois mais il n’est pas besoin de l’être pour expérimenter de telles situations, il suffit d’être humain, d’être vivant, d’être en relations, en société.
Le roi régnant en Israël, Saül, cherche à se débarrasser de celui qu’il considère comme son rival ; David, qui a reçu l’onction du prophète Samuel pour être roi en Israël, cherche à échapper à Saül.
Sur cette base très simple, le récit donne à lire une complexité humaine bien plus vraisemblable et réaliste qu’une vision un peu manichéenne d’un bon et d’un méchant, une complexité où le flou, l’opacité, l’indétermination coupent tout appétit de transparence et d’immédiateté.
L’auteur ne s’attache pas à rendre le déroulement de l’action vraisemblable : Saül dispose de 3000 hommes, David a avec lui une troupe de 600 hommes. Entasser 600 hommes dans une grotte et les faire discuter entre eux sans que Saül ne s’aperçoive de rien, ce n’est quand même pas un scénario très crédible… Mais bon, c’est ainsi que l’auteur engage cette scène, en faisant entrer Saül seul dans la grotte où David et ses hommes se sont cachés. La grotte offre un espace mis à part, un espace particulier et lui-même ambivalent, car il pourrait être aussi bien un abri qu’un réduit, un refuge qu’un piège. Dans cet espace et ce temps concentré, David va devoir faire un choix.

Pour les hommes de David, il n’y pas de choix, pas de question à se poser : Saül, qui est à leurs trousses se retrouve seul, à portée de main ; de chasseur il est devenu la proie. C’est l’occasion de se débarrasser de lui, une occasion qui n’est pas le fruit du hasard, mais qu’ils interprètent d’une seule voix comme un signe de Dieu : Il est arrivé le jour à propos duquel l’Éternel t’a dit : c’est moi qui te livre ton ennemi ; traite-le comme il te plaira. Inutile chercher cette promesse dans les chapitres précédents, elle n’y figure pas ; seulement le récit de l’onction de David par Samuel au chapitre 16. Même si les hommes de David ne l’encouragent pas explicitement à tuer Saül, ils l’insinuent si bien que c’est ainsi que David dans le récit et nous aussi dans la lecture le comprenons. Les hommes de David veulent-ils à voir leur chef agir comme un chef au sens où eux l’entendent, c’est-à-dire disposé à prendre toute mesure radicale ? Croient-ils que l’onction reçue autorise à tuer ?
Faudrait-il croire, comme eux, qu’une circonstance favorable, ou un heureux hasard, est le résultat d’une décision voire d’une intervention divine ? Il faudrait alors aussi le croire pour les circonstances défavorables ou les hasards malheureux. Dans ce récit où Dieu est cité par tous les protagonistes, cette question se pose, comme pour toute occasion où l’on est tenté de se dire « Dieu est de mon côté » en justifiant ainsi ce qu’on va faire, la vengeance, la violence, le profit personnel, l’usage de la loi du plus fort. Car c’est bien un système de justification qui est mis en place par ces hommes : justifier au nom de Dieu l’élimination d’un adversaire, l’exclusion d’un contradicteur, la contrainte sur un opposant. Mais réduire Dieu à un argument indiscutable n’est rien d’autre qu’un « pousse au crime », réel ou symbolique, et pas seulement dans ce récit. Nous nous tournons vers les paroles humaines de la Bible pour nous mettre à l’écoute de la Parole de Dieu, 

mais parce que cette Parole n’est pas une articulation de mots, nous ne pouvons pas affirmer : « Dieu dit que… » Dieu parle, mais il ne « dit » pas.

Les hommes de David parlent tous d’une seule voix. Ils ne se contentent pas de suivre David, ils le poussent à prendre une décision qui simplifierait pour eux la situation : Saül éliminé, David serait reconnu comme roi d’Israël. Leurs voix, la voix de tous est autant incitation qu’absolution partisane. David, qui a déjà été oint, pourrait bien se laisser tenter. Justement parce qu’il a déjà été oint, et aussi parce que Jonathan, fils de Saül, a déjà pris son parti devant son père, parce que Mikal, fille de Saül, son épouse, lui a déjà permis de s’enfuir lorsque Saül a voulu le capturer, parce que Saül a fait massacrer les prêtres de Nob qui l’avaient nourri et abrité… David a bien des raisons de se ranger à l’avis de ses hommes et de tuer Saül.
D’autant plus que ce n’est pas facile de résister à l’unanimité, même quand on est le chef.
David coupa furtivement le pan du manteau de Saül. Cela semble inoffensif, couper le tissu à la place de la vie. Mais c’est bien plus que cela dans le Proche-Orient ancien où couper le manteau d’un supérieur équivaut à une déclaration de rébellion. Et plus encore, le geste de David rappelle avec ce qui s’est passé quelques chapitres auparavant : lorsque le prophète Samuel a déclaré à Saül que l’Éternel le rejetait et lui a tourné le dos, Saül a saisi le manteau de Samuel qui s’est déchiré. Alors le prophète a déclaré : L’Éternel déchire aujourd’hui la royauté d’Israël pour te l’ôter, et il la donnera à un autre qui est meilleur que toi (1 S 15,28).
En coupant le manteau du roi, David coupe la royauté de Saül. Le geste est fort, tellement fort que David sentit battre son coeur précise l’auteur. Le trouble de David lui fait prendre conscience de ce que signifie ce qu’il a fait, l’atteinte portée au roi Saül, et c’est alors que David fait un choix. Il interdit de porter la main sur Saül.
Car Saül a reçu l’onction de l’Éternel, et même si David l’a reçue lui aussi, il ne peut oublier que Saül a été oint, messie, avant lui, choisi par l’Éternel. Ce choix divin rend Saül intouchable aux yeux de David, même si l’Éternel regrette ce choix ainsi que le texte le précise au chapitre 15, et quoique Saül fasse, même chercher à attenter à la vie de David.
Son cœur bat, et David prend conscience que l’onction divine est plus importante que sa vengeance. Il choisit le respect dû au roi oint plutôt que la satisfaction de son amour-propre. Il choisit la déférence envers le choix passé de l’Éternel plutôt que d’agir de manière à précipiter ce que l’Éternel lui a promis. David choisit de préserver la vie de Saül plutôt que de prendre sa place.
David renonce à la vengeance. Face à l’incitation à tuer le roi, il se réfère à l’onction de l’Éternel pour préserver la vie de Saül.
La trace de l’Éternel dans ce récit, dans toute histoire d’humain face à un choix, c’est la liberté de reconnaître qu’au-delà des incitations ou des injonctions, malgré les incitations ou les injonctions, un choix est possible car il s’agit de la vie d’autrui, car il s’agit de se tenir en humain libre et responsable. Nous pouvons ne pas nous laisser entraîner à la réaction, nous pouvons décider d’agir non en fonction des circonstances, même une agression, même un intérêt, même une opinion commune, mais choisir d’agir en fonction d’un souffle, d’une alliance, d’une promesse, d’une parole venues d’ailleurs que d’humaines considérations, agir en fonction d’un appel extérieur à des intérêts personnels ou de groupe. Ce récit invite à regarder ce qui est possible, c’est-à-dire ce qui n’est pas impossible même si on est seul à l’envisager. Ce qui est possible, c’est-à-dire ce qui n’est ni indispensable ni obligé par une tradition, une opinion, un dogme, et c’est là que se tient la liberté qui est Esprit de Dieu écrit l’apôtre Paul (2 Co 3,7), c’est là où Jésus affirme que l’amour des ennemis est la voie de l’Évangile. Car Saül est l’ennemi de David, mais David ne veut pas être l’ennemi de Saül.
Ce choix est fragile, il n’est pas dépourvu d’hésitations, ni d’ambiguïté.

Ainsi lorsque David sort de la grotte derrière Saül, il l’interpelle et se prosterne, ce qui est un geste de soumission, à la suite du geste de rébellion, alors quoi ? Mais tout n’est pas toujours évident et transparent et certainement vaut-il mieux ne pas trancher, ne pas juger, ne pas affecter David dans une fonction bien défini de juste ou de bon face au méchant et à l’injuste. Ce qui est clair, c’est que David a choisi à ce moment, dans la grotte, et dans le souvenir rendu présent de l’Éternel, anamnèse, de ne pas tuer Saül, et cela suffit. Cela suffit pour qu’une histoire humaine se poursuive qui ne soit réduite ni à la fatalité ni aux circonstances, pour qu’elle soit une véritable histoire humaine de liberté et de responsabilité.

Psaumes 57, 1-4

1 Du chef de chœur. « Ne détruis pas ! » De David. Hymne. Lorsqu’il s’enfuit pour échapper à Saül, dans la grotte.
2 Fais-moi grâce, ô Dieu, fais-moi grâce ! C’est en toi que je trouve un abri ; je trouve un abri à l’ombre de tes ailes, jusqu’à ce que les calamités soient passées.
3 J’invoque le Dieu Très-Haut, le Dieu qui mène tout à bonne fin pour moi.
4 Du ciel il m’enverra le salut, quand même celui qui me harcèle se répand en outrages.Dieu enverra sa fidélité et sa loyauté.

Dans son interpellation à Saül, David proteste de son innocence : il ne veut pas de mal à Saül alors pourquoi le roi a-t-il écouté les médisances, les ragots, les rumeurs ?
Parce qu’il a renoncé à la vengeance, c’est-à-dire à se faire lui-même justice à lui-même, David en appelle à l’Éternel pour juger entre Saül et lui, puisque le roi a failli à sa fonction qui est de rendre, tenir et enseigner la justice. David exhorte Saül à se conduire comme un roi, c’est-à-dire avec justice, et à revenir de son comportement despotique où Saül abuse de son pouvoir en vue de préserver son règne, en persécutant David et ceux qui ont moins de pouvoir ou qui n’en ont pas. David choisit de parler à Saül, et de lui donner, montrer la possibilité de revenir de son injustice, de se repentir, sans parler de punition ou de sanction, seulement en plaidant de son innocence, seulement en rappelant ce qu’est être roi.
C’est aussi ce qu’est être humain, homme ou femme dans une société, par la grâce de Dieu. Le texte nous donne de comprendre qu’il existe une sphère de justice qui ne relève pas du domaine juridique, mais du choix libre, délibéré de chacun de faire contre-poids à la tentation de la vengeance et de la violence en renouant avec l’offenseur et en agissant d’une manière qui ne soit pas conditionné par l’acte offenseur. En aimant son ennemi dit Jésus de Nazareth, en pardonnant, dit Jésus le Christ qui était entièrement animé de l’Esprit divin de liberté, Esprit qui le rendait capable de voir en chaque être humain un fils ou une fille de Dieu, espérée et bien-aimée.
Cette justice non judiciaire se tient dans le quotidien, dans la manière d’être et de vivre qui reconnaît en autrui une personne en égalité de dignité. Alors il est possible de se parler, d’assurer une mutuelle reconnaissance, de faire un compromis dans une situation singulière, dans une expérience concrète, comme lorsque David reconnaît Saül pour roi tout en réclamant de lui l’arrêt de l’injustice. Cette possibilité qui n’est qu’une possibilité, est à la fois un témoignage de foi et une ouverture d’avenir.  Autant dire que cette possibilité, simple possibilité est aussi une puissance capable d’assurer une vie commune, et même, et même, une communion. Cette possibilité est aussi dans ce récit, dans la vie, trace de Dieu.

Saül pleure, il reconnaît ses torts, il reconnaît que David sera roi après lui et un meilleur roi que lui.
Cependant les livres de Samuel n’entretiennent aucune illusion, le happy end n’en est pas un.
C’est que Saül, s’il reconnaît ses torts, se situe lui dans un registre judiciaire, craignant toujours une sanction, un châtiment, ce pour quoi il demande à David d’épargner ses descendants. Saül retombera dans sa jalousie, sa haine et sa violence envers David, et le poursuivra encore.
Quant à David, s’il tiendra sa décision de ne pas tuer Saül, il ne devient pas un héros parfait, un roi sans reproche, lui qui fera tuer bien d’autres hommes, par exemple Urie le Hittite l’époux de Bethsabée, abusant à son tour de son pouvoir de chef et de roi.
Les livres de Samuel et toutes les Écritures savent bien que les paroles et les promesses des hommes sont menacées par le goût du pouvoir, les pentes des ambitions, le penchant à se faire justice soi-même, le désir de paraître, c’est-à-dire de se faire une image publique favorable. Alors on ne voit plus les choix possibles, alors on fait d’autres choix que ceux du respect, de la solidarité et de la liberté de l’autre. 

Les trois figures de David, de ses hommes et de Saül nous donnent à voir la part d’antagonismes, de retournements, d’inconsciences, de mensonges, de dissimulations, d’arrangements de la réalité humaine. Ces trois figures nous donnent également à voir que ce n’est nulle part ailleurs que sur cette réalité emmêlée qu’est déposée l’onction l’élection, le choix de l’Éternel, ou pour le dire en d’autres termes, c’est cette réalité humaine qui est traversée, soulevée de grâce et d’espérance.
C’est bien nous qui sommes appelés à la liberté.