Prédication du 1er septembre 2024
de Dominique Imbert-Hernandez
La liberté de Philémon
Lecture : Lettre à Philémon
Lecture biblique
Lettre à Philémon
1 De la part de Paul, mis en prison pour avoir servi Jésus Christ, et de la part de notre frère Timothée.
À toi, Philémon, notre très cher ami et collaborateur au service du Christ,
2 ainsi qu’à notre sœur Appia, à Archippe notre compagnon de combat, et à l’Église qui se réunit dans ta maison :
3 Que Dieu notre Père et le Seigneur Jésus Christ vous donnent la grâce et la paix !
4 Toutes les fois que je prie, je pense à toi, Philémon, et je remercie mon Dieu ;
5 car j’entends parler de ton amour pour tous les croyants et de ta foi au Seigneur Jésus.
6 Je demande à Dieu que la foi qui nous est commune soit efficace en toi, pour qu’elle fasse mieux connaître tous les biens que nous avons dans notre vie avec le Christ.
7 Ton amour, frère, m’a grandement réjoui et encouragé, car tu as réconforté le cœur des croyants.
8 C’est pourquoi, même si, en union avec le Christ, j’ai toute liberté de t’ordonner ce que tu dois faire,
9 je préfère t’adresser une demande au nom de l’amour. Tel que je suis, moi Paul, un homme âgé, et de plus maintenant gardé en prison à cause de Jésus Christ,
10 je te demande une faveur pour Onésime. Il est devenu mon enfant en Jésus Christ ici, en prison.
11 Autrefois, il t’a été inutile, mais maintenant il nous est utile, à toi et à moi.
12 Je te le renvoie, lui qui est comme une partie de moi-même.
13 J’aurais bien aimé le garder auprès de moi, pendant que je suis en prison à cause de la bonne nouvelle, pour qu’il me rende service à ta place.
14 Mais je n’ai rien voulu faire sans ton accord, afin que tu ne fasses pas le bien par obligation, mais de bon cœur.
15 Peut-être Onésime a-t-il été séparé de toi pendant quelque temps afin que tu le retrouves pour toujours.
16 Car maintenant il n’est plus un simple esclave, mais il est beaucoup mieux qu’un esclave : il est un frère très cher ! Il m’est particulièrement cher, mais il doit l’être encore beaucoup plus pour toi, aussi bien dans sa condition humaine que comme frère chrétien.
17 Si donc tu me considères comme ton ami, reçois-le comme si c’était moi-même.
18 S’il t’a causé du tort, ou s’il te doit quelque chose, mets cela sur mon compte.
19 J’écris les mots qui suivent de ma propre main : Moi, Paul, je te le rembourserai. Je n’ai certes pas à te rappeler que toi, tu me dois ta propre vie.
20 Oui, frère, je t’en prie, accorde-moi cette faveur pour l’amour du Seigneur : réconforte mon cœur, puisque nous sommes unis avec le Christ.
21 Je suis convaincu, au moment où je t’écris, que tu feras ce que je te demande ; je sais même que tu feras plus encore.
22 En même temps, prépare-moi une chambre, car j’espère vous être rendu grâce à vos prières.
23 Épaphras est en prison avec moi à cause de Jésus Christ. Il t’adresse ses salutations,
24 ainsi que Marc, Aristarque, Démas et Luc, mes collaborateurs au service du Christ.
25 Que la grâce du Seigneur Jésus Christ soit avec vous !
Prédication
C’est la plus courte des lettres de Paul et c’est une de celle qui lui vaut auprès de certains une mauvaise réputation : en effet, Paul ne demande pas à Philémon d’affranchir Onésime, de le libérer des liens de l’esclavage. Des générations de chrétiens, des siècles durant, ont lu la lettre à Philémon comme un écrit légitimant l’institution de l’esclavage et en tirant un peu ce fil, en ont fait un argument pour légitimer les institutions sociales : si Paul lui-même ne remet pas en cause l’esclavage, les chrétiens n’ont donc pas pour vocation de contester les structures sociales existantes. Paul et Philémon sont alors devenus les garants d’un conformisme chrétien, d’autant plus lorsque l’Église, les Églises se font place dans les hauteurs du pouvoir politique.
C’est vrai : Paul ne demande pas à Philémon d’affranchir Onésime, de le laisser aller en homme libre. Paul écrit à Philémon au sujet d’Onésime : voici ton frère. Philémon est-il libéré de ce qui qui l’empêcherait de considérer Onésime comme un frère ? Et bien nous ne le savons pas car nous n’avons pas la réponse de Philémon.
Reprenons l’histoire telle que ces quelques lignes la donnent à comprendre.
Paul est en prison, probablement à Éphèse, en raison de ses activités de prédicateurs de l’Évangile du Christ, activités qui lui valent d’être souvent arrêté, maltraité, chassé. Environ au milieu des années 50, l’infatigable apôtre a déjà fait un séjour dans la ville de Colosse, où sa prédication a permis l’installation d’une église de maison, une communauté se réunissant chez Philémon, un homme assez aisé pour posséder une maison suffisamment grande et des esclaves. Philémon est devenu croyant grâce à Paul, les deux hommes sont proches et Paul, ayant quitté Colosse, sait néanmoins grâce à des voyageurs ou des lettres
que Philémon prend grand soin de l’Église à Colosse,
qu’il y fait œuvre de bonté et d’encouragement
et que les saints de Colosses – c’est-à-dire les membres de la communauté, c’est ainsi que Paul les désigne toujours. Les saints ne sont pas des personnes dont la foi et les actes sont particulièrement remarquables, ce sont vous et moi – trouvent en Philémon un frère capable de tranquilliser leur cœur, de les soutenir et de les affermir.
Onésime est un esclave de Philémon. Pour une raison inconnue, Onésime a quitté la maison de Philémon pour rejoindre Paul, l’ami de son maître en prison à Éphèse. Les prisonniers en effet pouvaient recevoir des visites et des soutiens, qui leur permettait de supporter l’emprisonnement. Auprès de Paul, Onésime est devenu croyant et Paul l’a baptisé. C’est alors que l’apôtre renvoie Onésime vers Philémon, muni de ce court billet destiné non seulement à Philémon, mais à être lu devant toute l’Église de Colosses qui se trouve ainsi concernée, engagée dans ce qui n’est pas un simple problème domestique mais qui est en réalité une question essentielle pour chaque croyant et chaque communauté. Quelles sont les conséquences de la foi au Dieu de Jésus-Christ dans la vie quotidienne des croyants ? Nous ne sommes pas quitte de cette question.
Autant que la lettre aux Galates, l’épitre à Philémon est une épitre de la liberté. Mais la liberté dont il est question n’est pas tant celle d’Onésime que celle de Philémon son maître. C’est à elle que Paul fait appel, c’est elle qu’il déploie pour Philémon, de son origine à ses conséquences.
L’apôtre le fait de deux manières :
1°L’une, c’est de respecter la liberté de Philémon. Paul n’impose rien à son ami mais il lui donne les éléments qui lui permettront de comprendre que faire avec Onésime, comment agir à son égard en tant que chrétien. Ces éléments concernent Philémon.
Le premier, c’est l’amour dont Philémon fait preuve dans la communauté. Paul en parle abondamment dans la première partie après la salutation. D’aucuns pourraient dire que Paul flatte Philémon et ce faisant, le manipule pour arriver à ses fins, ce qui serait tout le contraire du respect de la liberté du Colossien. En rendant grâce pour l’amour de Philémon, pour sa bonté et sa foi agissante dans l’Église, Paul permet à Philémon de ne pas se laisser emporter par des émotions de colère et de ressentiment qu’il pourrait légitimement éprouver vis-à-vis de l’esclave enfui. Rappeler à Philémon le bien et le bon qui sont en lui et qu’il fait procure à Philémon un écart salutaire par rapport à l’irritation, à la contrariété, au désir de vengeance, à l’orgueil froissé, tout ce qui pourrait l’entraîner à punir Onésime, à le maltraiter et personne n’aurait rien à y redire, c’est l’usage, c’est permis dans l’institution de l’esclavage. Paul invite Philémon à se placer dans le bon de son être pour considérer Onésime au moment où l’esclave enfui revient dans la maison de son maitre.
L’autre élément, conjoint au précédent et que Paul mentionne clairement, c’est aussi l’ouverture d’un espace, en plus de l’écart par rapport aux émotions, c’est l’espace de l’histoire de Philémon, qui de païen est devenu chrétien parce que, grâce à Paul, il a expérimenté la grâce inconditionnelle de Dieu, il s’en est trouvé au bénéfice et cela a transformé son être et son existence. Se souvenir de cette histoire de grâce et de foi, de résurrection, de libération, de la part qu’y ont prise celles et ceux qui témoignent de l’Évangile, c’est se connecter à nouveau à la source intérieure de gratitude, parce que ce que provoque la grâce en qui la reçoit, c’est la gratitude. Vivre de grâce, c’est vivre en gratitude. Ou pour le dire autrement, la foi, ce n’est pas faire ceci ou cela, être comme ceci ou cela ; la foi, c’est se réjouir du don de Dieu. Et cette réjouissance crée le lien de communion et de fraternité entre celles et ceux qui l’éprouvent. Tu me dois ta propre vie, tu te dois toi-même à moi, écrit Paul (v 19). Mais ce n’est pas pour faire jouer une dette que Philémon aurait contractée à son égard, comme un marchandage dont Onésime serait l’enjeu. D’une part Onésime n’est pas une marchandise, il est l’enfant que Paul a engendré en prison (v 10), une partie de lui-même (v 12). D’autre part, il y aurait une profonde contradiction à considérer comme un débiteur celui à qui Paul a annoncé l’Évangile de la grâce, la bonne nouvelle de la reconnaissance inconditionnelle. Paul ne cesse de lutter contre cette pente si familière aux humains de faire payer, de raisonner en dette, en dû, en obligation pesant sur l’autre. Philémon ne pourrait pas être bon parce qu’il est en dette vis-à-vis de Paul ou parce que Paul l’obligerait à agir de telle manière. Un acte de bonté ne peut jamais être le fruit d’une contrainte. Et même une bonne cause ne peut légitimer de contraindre une conscience. La liberté de Philémon importe trop à Paul, comme celle des Galates, comme celle des Corinthiens.
Rappeler au croyant qu’il est capable de bonté et qu’il est au bénéfice de la grâce de Dieu, c’est ce qui se produit lorsque nous lisons les Écritures et qu’à leur miroir, nous prenons conscience de ce qui nous habite, ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, ce qui pousse vers la vie et ce qui l’empêche et nous faisons mémoire de la grâce vivifiante et de notre vocation d’être humain. L’Église, l’assemblée des saints, est un lieu privilégié pour cela parce que nous avons besoin les uns des autres pour vivre consciemment cette vocation déjà dans la communauté, mais aussi afin que les transformations générées par la vocation se diffusent au-delà de l’assemblée, dans la société. Parce que c’est là aussi que les croyants font l’expérience de la liberté selon l’Évangile. Avec la lettre à Philémon, Paul donne un exemple à toute la communauté de Colosses, à tous les lecteurs de ce qu’est le respect de la liberté d’autrui, ce à quoi il s’agit de faire appel pour éveiller et susciter la liberté intérieure, au risque que l’autre ne réponde pas.
2°L’autre manière de déployer la liberté de Philémon dont l’apôtre Paul se soucie tellement, c’est de faire comprendre à Philémon quel est le danger qui le menace, quel est l’esclavage auquel il pourrait être sumis lui le maître de l’esclave. Parce qu’Onésime s’est enfui et qu’il revient en tant que croyant, la liberté de Philémon est en jeu, elle est peut-être menacée, comme peut l’être la liberté de chaque croyant, et la nôtre, la liberté selon l’Évangile. Certes, l’esclavage au sens d’une institution légitime et structurant la société n’existe plus dans notre société. Mais l’esclavage n’est qu’une des formes des logiques de dominations qui en prennent bien d’autres de formes, institutionnelles ou pas.
Onésime est ton frère écrit Paul à Philémon, et ceci est plus important que le statut social. Paul, Philémon, Onésime sont au bénéfice de la même grâce dont la croix du Christ atteste que personne n’en est privé parce que le crucifié, considéré comme indigne, comme maudit écrit Paul par ailleurs, est reconnu comme étant le Fils de Dieu. Paul le pharisien persécuteur des chrétiens, Philémon le païen, Onésime l’esclave ont reçu la même vocation, sont appelés et rassemblés dans une égale dignité. Et c’est cela qui importe dans la foi, pas le statut social, ni le jugement de la société, ni l’identité sociale. L’Évangile est puissance de libération des assignations mondaines qui reposent sur des logiques de domination des uns sur les autres. La liberté évangélique est la liberté de ne pas se soumettre aux injonctions multiples quant à la manière de considérer et de reconnaître autrui. Philémon maître de l’esclave Onésime est inséré dans un système reposant sur une logique de domination. Mais il en est bien d’autres aujourd’hui encore qui placent les humains de gré ou de force sur des échelles de pouvoir, de droits, de contrôle. Économie, sexisme, racisme, et bien d’autres modes de domination structurent les sociétés et comme nous ne vivons pas en-dehors du monde, la question se pose en permanence : quelles sont les conséquences de la foi sur notre manière de vivre dans l’Église déjà et dans cette société ?
Philémon est devant un choix : Onésime est son esclave mais il est son frère. Philémon a le droit de châtier Onésime mais il peut aussi renoncer à ce droit et se comporter non comme un maître mais comme un frère qui accueille un frère. C’est cela la liberté selon l’Évangile : le renoncement à exercer un pouvoir sur autrui. C’est ainsi que l’Évangile ne justifie ni n’assure aucun ordre social particulier : il les passe, il les dépasse en les vidant de leur logique de domination. Il dépasse les identités du monde pour ouvrir un devenir, une dynamique de relation d’égalité et de fraternité, en liberté.
L’Évangile qui met au monde des personnes capables de dire JE parce qu’elles sont inconditionnellement reconnues les rend aussi capables de se relier en un NOUS libéré des relations aliénantes de domination et de jugement.
C’est pourquoi Paul écrit à Philémon qu’Onésime lui est utile maintenant qu’il est devenu un frère. Le nom Onésime signifie utile et c’est un nom fréquemment donné aux esclaves dont la fonction est d’être utiles à leur maître. Mais en tant qu’esclave, Onésime était inutile à Philémon écrit Paul. Il est maintenant utile pour que Philémon soit libéré d’une logique de domination dans laquelle il est enfermé en tant que maître d’Onésime, une logique à laquelle il n’avait pas encore pensé en tant que croyant. Il se pouvait même que Philémon se croit libre en tant que maître d’esclave : libre par rapport aux travaux effectués par les esclaves, libre des contraintes imposées aux esclaves. Mais il était lui-même esclave de cette logique de domination qui l’oblige à considérer tel ou tel comme inférieur à lui, moins digne que lui, de moindre valeur que la sienne et qui l’oblige à se comporter d’une manière adéquate à ce qui est attendu d’un maître d’esclaves. Tous les systèmes de domination contraignent et aliènent aussi ceux qui sont en haut de l’échelle, que ce soit l’esclavagisme ou le patriarcat ou la plupart des systèmes économiques et même certaines formes de religion. Au sujet de la religion, Fiodor Dostoïevski place dans la bouche d’Ivan, un des Frères Karamazov, la légende du grand inquisiteur où l’inquisiteur ne cesse de justifier devant le Christ revenu en humilité et qu’il a jeté en prison l’entreprise de captation de la liberté aussi bien publique que privé des croyants : Nous leur donnerons, nous, le bonheur à tous, il n’y aura plus de révolte, il n’y aura plus de massacre, les hommes n’agiront plus comme ils agissent, sous le règne de Ta liberté. Nous les persuaderons. Ils ne seront libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. Ils seront libres en se soumettant à notre pouvoir. Aurons-nous raison ou aurons-nous tort ? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, lassés qu’ils seront des terreurs et des angoisses où les avait plongés Ta liberté.
La libération de l’Évangile, c’est l’affranchissement de l’emprise des statuts sociaux qui ne servent plus de points de repère, et cela est conjoint à l’amour du prochain. Voici ton frère, écrit Paul à Philémon, et tu es enrichi de reconnaître un frère plutôt que de posséder un esclave.
Jésus de Nazareth le Christ de Dieu, déposé dans une mangeoire à sa naissance et mort sur une croix, attentif aux plus faibles, relevant les courbés et les paralysés, a ouvert un autre monde et la lettre à Philémon relaie ce message d’espérance tout comme dans la lettre aux Philippiens, Paul écrit : Jésus-Christ qui était vraiment divin, ne s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même en se faisant vraiment esclave, en devenant semblable aux humains. (Phi 2,6-7)
En Église, nous donnons forme à cette espérance, à ce monde nouveau, pour en vivre, pour le vivre aussi dans le monde. Pensons particulièrement à la Cène, comme celle qui nous réunira ici dans deux semaines. Le pasteur Wilfried Monod écrivait à ce sujet : Quel rêveur, quel réformateur, quel anarchiste a jamais proposé d’inviter le patron et le manœuvre au même repas, pour les faire boire à la même coupe ? Et pourtant, la sainte Cène opère ce miracle ; l’éboueur y porte la coupe à ses lèvres et la passe au député, qui boit après lui… Dans la simplicité de cet acte sans phrases, il y a quelque chose de surnaturel, et qui nous dépasse au point de nous troubler étrangement. L’Évangile y apparaît comme l’énergie égalitaire par excellence. Jusque-là, seule la mort pouvait prétendre nous rendre tous égaux face à elle. Toutefois, la mort crée, brutalement, une égalité involontaire entre les personnes, tandis que l’Évangile suscite, harmonieusement, une égalité des vivants consciente et volontaire.