Prédication du 25 février 2024

de Dominique Hernandez

La mort de Moïse

Lecture biblique

Deutéronome 34, 1-12

1 Moïse monta des plaines arides de Moab au mont Nebo, au sommet du Pisga, en face de Jéricho. Le Seigneur lui fit voir tout le pays : le Galaad jusqu’à Dan, 
2 tout Nephtali, le pays d’Ephraïm et de Manassé, tout le pays de Juda jusqu’à la mer occidentale, 
3 le Néguev, le District, la vallée de Jéricho, la Ville des Palmiers, jusqu’à Tsoar. 
4 Le Seigneur lui dit : C’est là le pays que j’ai promis par serment à Abraham, à Isaac et à Jacob, en disant : Je le donnerai à ta descendance. Je te l’ai fait voir de tes yeux ; mais tu n’y entreras pas.

5 Moïse, serviteur du Seigneur, mourut là, au pays de Moab, sur l’ordre du Seigneur. 
6 Il l’ensevelit dans la vallée, au pays de Moab, en face de Beth-Péor. Personne ne sait où est sa tombe, jusqu’à ce jour. 
7 Moïse avait cent vingt ans lorsqu’il mourut ; son œil ne s’était pas affaibli, et sa vigueur n’avait pas disparu. 
8 Les Israélites pleurèrent Moïse pendant trente jours, dans les plaines arides de Moab ; puis ces jours de pleurs et de deuil sur Moïse arrivèrent à leur terme.

9 Josué, fils de Noun, était rempli d’un souffle de sagesse, car Moïse avait posé les mains sur lui. Les Israélites l’écoutèrent, ils firent ce que le Seigneur avait ordonné à Moïse.

10 Il ne s’est plus levé en Israël de prophète comme Moïse, que le Seigneur connaissait face à face, 
11 pour tous les signes et les prodiges que le Seigneur l’envoya produire en Egypte contre le pharaon, contre les gens de sa cour et contre tout son pays,
12 et pour toutes les choses grandes et redoutables que Moïse fit d’une main forte sous les yeux de tout Israël.

Prédication

Le livre du Deutéronome est le dernier livre de l’ensemble appelé le Pentateuque, ensemble composé des cinq premiers livres de la Bible, la Torah de la Bible hébraïque. Le Deutéronome se présente comme donnant à lire les « paroles que Moïse adressa à tout Israël de l’autre côté du Jourdain, dans le désert », en quelque sorte comme le testament de Moïse que celui-ci aurait rédigé. Ce n’est évidemment pas le cas, même s’il a fallu attendre le XVII° siècle et Spinoza pour critiquer cette attribution et encore quelques siècles pour comprendre, à peu près, la complexité de l’élaboration du livre.
Le chapitre 34 est le dernier du Deutéronome. Moïse meurt, c’est Josué qui conduira désormais le peuple.
Moïse meurt, et c’est comme si les lecteurs, nous étions introduits dans un temps secret, un événement secret puisque le récit raconte que Moïse meurt sans témoin, seul, mais avec Dieu. C’est à la fois audacieux et extrêmement juste. Le moment de la mort ne peut être partagé, la personne qui meurt est seule, même si elle est entourée et accompagnée jusqu’à son dernier souffle. Peut-être cette radicale solitude est-elle un des éléments qui font de la mort un phénomène effrayant pour beaucoup.
L’audace du récit est de nous conduire au bord de cet inconnu qui le reste toujours pour les vivants. Au bord, mais ce n’est pas pour le contempler, pour voir plus loin après ou au-delà de la mort, ce n’est pas possible. Mais au bord pour les derniers pas avant l’ignorance. Ce que le récit donne à lire et à voir par l’intermédiaire de cette figure de Moïse en ses derniers instants, ce n’est pas la mort, mais la vie dans la conscience du devoir mourir. En quelque sorte, il s’agit d’une méditation sur la mort, qui est toujours méditation de vivants qui sont encore vivants.
Ce dernier chapitre du Deutéronome, trace les derniers instants de Moïse, une voie où la mort est prise en compte, un tracé en finesse, en humanité, quand bien même le récit met en scène la mort d’une figure majeure du premier testament en tête à tête avec Dieu.
Moïse meurt sur l’ordre de Dieu écrit la NBS, d’autres traductions choisissent : sur la parole de Dieu. Nous pourrions croire que Dieu fait mourir Moïse. Le texte hébreu écrit étrangement que Moïse meurt sur la bouche de Dieu, et le merveilleux Rachi de Troyes, commentateur infatigable et profondément érudit de la Bible hébraïque au XII°s, rappelle qu’un targum (traduction en araméen et commentée de la bible hébraïque) a choisi de traduire que Moïse meurt sur un baiser de l’Éternel. La poésie fait de la théologie : la transcendance ne saurait se faire plus proche, plus douce, plus accueillante.

Moïse meurt. Âgé de 120 ans selon le récit, rassasié de jours dirait une expression biblique utilisée pour d’autres personnes mourant à un âge avancé. 120 ans est la durée maximum de la vie des humains prévue par l’Éternel au chapitre 6 du livre de la Genèse, même si cette durée est allègrement dépassée par Abraham par exemple. Mais c’est une manière de dire que chaque humain meurt un jour, que cette limite fait partie de l’humanité même, instaurant une égalité radicale entre tous les humains. Si pour certains, 120 ans est un objectif à atteindre, voire à dépasser, éventuellement en vue de supprimer toute limite grâce aux progrès scientifiques et techniques, la limite de la mort, la mort comme limite est indispensable pour penser l’humanité de l’humain, loin du rejet ou du déni de tenter de vivre comme si la mort n’existait pas, la nôtre ou celle de celles et ceux que nous aimons.
120 ans, et pourtant Moïse est en pleine forme précise le texte : Moïse aurait pu vivre encore, encore un peu, encore longtemps, plus longtemps, mais vivre. Entendons-nous bien, il n’est pas question ici de celles et ceux qui, en proie à un extrême épuisement, une insupportable souffrance ou un profond délitement, voudraient mourir. Pour la plupart, nous voudrions vivre encore. Jésus de Nazareth lui-même à Gethsémané, aurait voulu vivre encore et ce désir est légitime. Pourtant, lui qui a ouvert les yeux, réveillé les consciences, restaurée l’humanité d’hommes et de femmes, il n’a jamais épargné ses disciples quant à la pensée, la méditation sur la mort comme relevant de la possibilité de vivre vraiment. Une pensée, une méditation qui ne se tient jamais éloignée de celle de l’amour, comme si l’une vivifiait, éclairait, ajustait, renforçait l’autre.
Moïse meurt sur un baiser de l’Éternel : l’amour éternel, la bonté et la fidélité d’éternité se chargent, lorsque la mort vient, de l’amour qui s’est incarné en un homme, une femme, un enfant aimé, aimant.

Moïse meurt, au sommet du mont Nebo où il est monté seul, et avec l’Éternel. Il n’entrera pas dans la terre promise qui s’étend devant lui, au-delà du Jourdain, en bas, dans la plaine au pied du mont Nebo. A plusieurs reprises dans le livre du Deutéronome, Moïse reproche au peuple d’en être responsable : c’est à cause du peuple que l’Éternel l’a privé de la terre promise. Il peut bien y avoir du ressentiment dans ce reproche : c’est Moïse qui a été envoyé par l’Éternel mener le peuple hors d’Égypte, hors de l’esclavage, c’est lui qui est monté sur le Sinaï et a reçu les Dix paroles de vie, deux fois. C’est Moïse qui a enseigné la Loi au peuple, c’est lui qui a conduit le peuple pendant les 40 années de désert, lui qui a prié pour la manne, pour l’eau, pour intercéder après l’épisode du veau d’or… Pourtant : Tu n’entreras pas a dit l’Éternel. Il semble que ce soit à cause de ce qui s’est passé à Meriba, lorsque le peuple maugréant à cause de la soif, Moïse a reçu de l’Éternel l’ordre de parler au rocher afin que l’eau coule. Mais Moïse n’a pas parlé au rocher, il l’a frappé avec son bâton. L’eau a coulé mais Dieu s’est fâché de ce que Moïse a donné à penser que la puissance du bâton était plus grande que celle de la parole.
Du sommet du mont Nebo, L’Éternel lui fait voir tout le pays : C’est là le pays que j’ai promis à Abraham, à Isaac et à Jacob… Je te l’ai fait voir. Tu n’y entreras pas.
Moïse, qui a déjà été averti un peu avant que ses jours arrivaient à leur terme, ne proteste pas ; pas de ressentiment, pas de colère, il fait face à la mort, au devoir mourir, sans peur. Le récit nous aide à comprendre pourquoi, comment.

L’Éternel lui fait voir tout le pays. Ce n’est pas qu’une question de point de vue, de panorama comme celui qu’on peut admirer sur une hauteur. Bien sûr la description est géographique à première vue : le Galaad jusqu’à Dan, tout Nephtali, le pays d’Ephraïm et de Manassé, le pays de Juda, le Néguev, la plaine, la vallée de Jéricho. Il a là des lieux arides et des terres fertiles, un beau pays, une terre où coulent le lait et le miel et où les récoltes sont abondantes.
Mais la géographie donne aussi à voir une histoire. Galaad, Dan, Nephtali, Ephraïm et Manassé, Juda, ce ne sont pas seulement des noms de territoires, ce sont les noms des fils de Jacob et de Joseph un des fils de Jacob. Du point de vue de Moïse, ce que l’Éternel lui fait voir, c’est aussi l’histoire passée, celle de la Genèse, et aussi celle de l’Exode, parce que ce sont les enfants d’Israël que Moïse a conduit, c’est à dire les enfants de Jacob dont Israël est devenu le nouveau nom après le combat au gué du Yabboq. Autant dire que Moïse contemple une promesse faite dans le passé et une fidélité qui dure : c’est là le pays que j’ai promis de donner à Abraham, Isaac et Jacob, dit l’Éternel.
Mais ce n’est pas tout. Ce que l’Éternel fait voir à Moïse, c’est aussi le futur. Le merveilleux Rachi de Troyes rattache à tous les noms cités les péripéties racontées aux livres suivants de la Bible hébraïque. C’est-à-dire la prospérité et les ruines, les infidélités et les royaumes, le temple de Salomon et les exils, un peuple qui se détourne de la Torah et de l’Éternel et les empires qui s’abattront sur lui. Et cela, ce futur, jusqu’à la fin des temps. Le rayonnant Rachi de Troyes propose en effet de lire à la place de « jusqu’à la mer occidentale » (la Méditerranée), littéralement « jusqu’à la mer dernière », lire plutôt « jusqu’au jour dernier ». C’est une question de vocalisation du mot : ha-yom plutôt que ha-yam.
Au sommet du Mont Nebo, alors que l’heure de la mort approche, Moïse voit grâce à l’Éternel plus que son seul propre parcours. Ou plutôt, il voit son parcours replacé dans une vaste ampleur, celle de la bonté de Dieu, celle de la fidélité de Dieu, qui englobe bien plus que sa seule existence mais sans que celle-ci disparaisse dans l’ensemble.
Moïse ressaisit ainsi tout le cours de son existence, épreuves et joies, ceux qui l’ont aidé et ceux qui se sont opposés à lui, ce qui a été fait et ce qui a manqué, et le compagnonnage avec l’Éternel, dans la continuité des générations et de l’histoire. Et dans le même temps, Moïse prend conscience d’un au-delà de sa vie, qui n’est une vie dans l’au-delà, mais qui est la vie de ceux qui vivront après lui.
Il y aura des bonheurs et des malheurs, il en est toujours ainsi, mais avant de laisser la place, l’homme a fait ce qui lui avait été donné de faire et vécu ce qui lui avait été donné de vivre. La suite ne lui appartient pas. Alors que la mort se fait proche, l’homme prend conscience qu’il peut laisser aller, lâcher prise, même s’il ne passe pas le Jourdain. A travers ce que l’Éternel lui donne à voir sous l’aspect d’une géographie, un dynamisme se lève, même si le futur comporte idolâtries, infidélités, pertes et malheurs.
Moïse regarde, mais il ne possède pas ce qu’il voit, ni le passé des patriarches, ni la part qu’il a prise en faisant ce pour quoi l’Éternel l’avait appelé au buisson ardent, ni la terre promise que pourtant il transmet au peuple, il les a menés jusque-là. Et ce dessaisissement retentit sur son propre rapport à son existence. Il comprend que ce mouvement de dépossession, jusqu’à ne plus tenir, ne plus s’en tenir qu’à la fidélité de l’Éternel, ne lui fait en vérité rien perdre.
Cette conscience qui vient en Moïse à l’heure de sa mort n’est réservée ni à Moïse, ni à l’heure de la mort. Elle est celle que Jésus de Nazareth s’efforce de réveiller en ses disciples, en parlant, en vivant ce renoncement à posséder qui permet de vivre avant de mourir, une dépossession qui ne sert pas à être sauvé de la mort, mais à vivre son temps, dans la durée de son temps. Celui qui veut sauvegarder sa vie/son âme la perdra, dit Jésus, une parole citée 6 fois dans l’ensemble des évangiles.
Ressaisir son existence dans une trame plus vaste advient dans le même temps que celui la dépossession, du lâcher prise, car c’est une ressaisie non pas en captation mais en recevoir. Là se tient le sens de l’existence : ni posséder ni prendre mais recevoir et c’est une ouverture à l’éternité. Peut-être bien ce qu’évoque le targum en écrivant que Moïse meurt sur un baiser de Dieu.
L’expérience spirituelle mise en scène par ce récit est transmise non pas à ceux qui vont mourir, mais à ceux qui vivent et veulent vivre en êtres vivants avant de mourir.

Nous en trouvons un écho dans ces quelques mots de Paul Ricoeur cités dans l’introduction au livre posthume du philosophe « Vivant jusqu’à la mort » : « Que Dieu à ma mort, fasse de moi ce qu’il voudra. Je ne réclame rien, je ne réclame aucun après. Je reporte sur les autres, les survivants, la tâche de prendre la relève de mon désir d’être, de mon effort pour exister, dans le temps des vivants. »

La terre promise que Moïse regarde, terre promise à Abraham, à Isaac et à Jacob, terre où coulent le lait et le miel, est une terre cruellement ensanglantée de siècle en siècle et encore aujourd’hui. Posséder la terre comme une proie a toujours fait et fera toujours couler le sang des hommes, des femmes, des enfants.
Habiter la terre d’une promesse de l’Éternel est bien différent car il s’agit d’abord d’une manière d’y vivre, une manière dépossédée. Lorsque Jésus de Nazareth proclame que le règne de Dieu s’est approché, c’est parce qu’il vit ainsi, lui, hors de l’esprit de pouvoir et de prédation, de convoitise, de contrôle et de maîtrise.
Dépossession, c’est aussi ce que signifie la notation du récit : Il l’ensevelit, l’Éternel ensevelit Moïse dans la vallée, au pays de Moab, en face de Beth-Peor. Personne ne sait où est sa tombe jusqu’à ce jour.
Pas de tombe, pas de pèlerinage, pas de lieu sur lequel revenir.
Pas de monument, pas de foule, pas d’adoration, pas de gardien.
Du vide sur du vide.
Mais ce n’est pas rien, puisque c’est encore le temps, c’est à nouveau le temps, quel que soit le lieu, c’est encore le temps pour les vivants de penser ce que c’est qu’être
vivant devant,
vivant en,
vivant avec cette transcendance qui se fait si proche, si douce, comme un baiser.