Prédication du 10 avril 2022

de Dominique Hernandez

La paix venue

Lecture : Luc 19, 28-46

Lecture biblique

Luc 19, 28-46

28 Après avoir ainsi parlé, il partit en avant et monta vers Jérusalem.

29 Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près du mont dit des Oliviers, il envoya deux de ses disciples, 
30 en disant : Allez au village qui est en face ; quand vous y serez entrés, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s’est jamais assis ; détachez-le et amenez-le. 
31 Si quelqu’un vous demande : « Pourquoi le détachez-vous ? », vous lui direz : « Le Seigneur en a besoin. »

32 Ceux qui avaient été envoyés s’en allèrent et trouvèrent les choses comme il leur avait dit. 
33 Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez-vous l’ânon ? 
34 Ils répondirent : Le Seigneur en a besoin. 
35 Et ils l’amenèrent à Jésus ; puis ils jetèrent leurs vêtements sur l’ânon et firent monter Jésus. 
36 A mesure qu’il avançait, les gens étendaient leurs vêtements sur le chemin.

37 Il approchait déjà de la descente du mont des Oliviers lorsque toute la multitude des disciples, tout joyeux, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus. 
38 Ils disaient : Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire dans les lieux très hauts !

39 Quelques pharisiens, du milieu de la foule, lui dirent : Maître, rabroue tes disciples ! 
40 Il répondit : Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront !

41 Quand, approchant, il vit la ville, il pleura sur elle 
42 en disant : Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix ! Mais maintenant cela t’est caché. 
43 Car des jours viendront sur toi où tes ennemis t’entoureront de palissades, t’encercleront et te presseront de toutes parts ; 
44 ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps de l’intervention divine.

45 Entré dans le temple, il se mit à chasser les marchands 
46 en leur disant : Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière. Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits.

Prédication

Des louanges et des reproches, une lamentation et une expulsion. De la joie et de la réprobation, des larmes et de la colère.
Ce récit fait part de fortes émotions. La louange et la joie sont celles de la foule, de la masse de disciples qui entourent Jésus arrivant à Jérusalem ; la réprobation est celle de pharisiens présents ; les larmes et la colère sont celles de Jésus.
Autant dire que ce que le récit met en scène est traversé de tensions majeures et qui finissent par faire craquer quelque chose que ce soit l’enthousiasme de la foule ou la désapprobation des pharisiens, les attentes ou les rites. Quelque chose déborde, quelque chose de tragique, que Jésus seul semble comprendre, et qu’il tâche de faire comprendre même si la mort l’attend, quelque chose que les lecteurs de l’évangile peuvent recueillir et reprendre en leurs temps.

Cela commence avec une répétition du récit des préparatifs de l’arrivée de Jésus à Jérusalem. Comme s’il fallait relire immédiatement ce qui est écrit, ce que Jésus met soigneusement en scène pour son entrée à Jérusalem. Lire et relire tout de suite comme un sur-place du récit qui fait réfléchir dans les deux sens du terme.
Ce dont Jésus a besoin, c’est d’un ânon. Le Seigneur a besoin d’un ânon, et ce besoin est plus fort que la propriété des seigneurs de l’ânon, ses maîtres traduisent la plupart des versions françaises, mais c’est pourtant le même mot de seigneur qui est utilisé pour l’un comme pour les autres. Le Seigneur qui a besoin est plus seigneur que les seigneurs qui possèdent. Le Seigneur qui n’a pas, qui n’a rien, est seigneur devant les seigneurs qui détiennent. Voici une étrange seigneurie à rebours de la compréhension habituelle, comme voici un étrange roi à contresens des monarques du monde. Car il s’agit bien d’un roi et la foule ne s’y trompe pas.
Le roi assis sur l’âne relève à la fois du récit de l’onction de Salomon comme roi d’Israël en 1 R 1,38 :
Ils firent monter Salomon sur la mule du roi David et l’amener à Guihôn. Tsadok, le prêtre, pris la corne d’huile dans la tente et conféra l’onction à Salomon. On sonna de la trompe, et tout le peuple dit : vive le roi Salomon !
et d’une prophétie de Zacharie 9,9 :
Sois transportée d’allégresse Sion la belle !
Lance des acclamations, Jérusalem la belle !
Il est là, ton roi, il vient à toi ;
il est juste et victorieux,
il est pauvre et monté sur un âne,
sur un ânon, le petit d’une ânesse.

Alors la foule des disciples ajoute au rappel de Zacharie et de Salomon celui de Yéhou, autre roi d’Israël devant lequel, après de son onction, ses hommes se hâtèrent de prendre leurs vêtements pour les placer sous ses pieds.
Et la foule complète avec l’acclamation du psaume 118, 26 : Béni soit celui qui vient au nom de l’Éternel !
Et aussi : Paix dans le ciel et gloire dans les lieux très-hauts. L’enthousiasme est à son comble car celui qui est assis sur l’ânon, le roi, est aussi le Messie, et la paix alors semble toute proche, la paix dont manque le peuple soumis à l’occupant romain. La paix de l’Éternel viendra certainement par celui qui a accompli tant de miracles. Car c’est ce qui rassemble la foule, la masse écrit Luc : les miracles, guérisons, délivrance, multiplication des pains, etc… Comme si cette masse cherchait un faiseur de miracle, un homme puissant, un homme à suivre non pas dans le mouvement d’une conscience singulière éveillée et éclairée mais un homme à suivre en masse.
Paix dans le ciel crie la foule, et pourquoi pas paix sur la terre comme le chantaient les anges la nuit de la naissance de Jésus ? Ya -t-il une guerre dans le ciel ? Dieu est-il en guerre ? Le ciel est-il le lieu d’une menace ?
Ou alors la paix tombera-t-elle du ciel sur la terre par un miracle débarrassant le peuple du joug de Rome ?
Comment la paix vient-elle ?
Par le roi assis sur un ânon, par le Seigneur qui a besoin a déjà répondu le récit en écho au prophète Zacharie qui annonçait un roi pauvre qui parlera pour la paix des nations. La paix vient par le contraire de la recherche de la force et de la richesse, par le contraire de la quête du prestige et de la gloire mondaine, le contraire de l’exercice de la violence et de la possession. Ce ne sont pas les miracles qui font de Jésus ce roi de paix. C’est l’Esprit qui l’anime, le Souffle dans lequel il respire, le Dieu qui lui donne vie.

Rabroue tes disciples ! L’intervention des pharisiens marque leur réprobation.
Parce que c’est dangereux de parler de cette paix quand les romains dominent le pays et y imposent la leur, la paix romaine, par la force, la manipulation ou la séduction. Il pourrait y avoir une révolte, une manifestation, et une répression.
C’est dangereux aussi d’attendre que la paix descende miraculeusement du ciel car elle ne vient pas ainsi et il pourrait y avoir une grande déception et de l’amertume, et du trouble. Tant de prières pour la paix, aujourd’hui en Ukraine, au Yemen, et ailleurs, et elle ne vient pas et quel est ce Dieu qui ne la donne pas et laisse souffrir ?
C’est dangereux également parce que les pharisiens sont des hommes d’ordre et que la manifestation, même si elle s’appuie sur les Écritures, génère du désordre dans l’ordre politique et religieux.
S’ils se taisent les pierres crieront répond Jésus qui ne craint pas ce désordre-là et qui sait bien que si l’aspiration à la paix, même pas très bien ajustée, est étouffée, il s’en suit encore plus de violences et que le cri des pierres est un cri de mort, lapidation et destruction. N’importe où et n’importe quand.

Alors Jésus pleure sur Jérusalem, la ville dont le nom signifie « fondée sur la paix », mais qui reste aveugle au chemin de paix, à la source de paix. Jésus a choisi le signe de l’ânon, le signe de l’humilité pour entrer à Jérusalem. Il n’a pas choisi la flamboyante richesse de Salomon, ni la puissance militaire de David. Et il voit que Jérusalem ne voit pas, et qu’il est seul dans la foule, dans la masse, seul assis sur un ânon, seul désarmé. Il pleure sur la ville splendide, sourde et aveugle, un aveuglement et une surdité spirituels dus à une cuirasse de rites et de principes, d’ambitions et de certitudes.
Il pleure parce que la paix du ciel est déjà venue sur terre, comme les anges l’ont chanté, présente non comme une possession, ni comme un gain, ni comme une rétribution. Elle est venue dans l’appel à une conversion intérieure, personnelle, singulière et possible pour tous, la conversion d’un cœur de pierre en cœur de chair comme le proclamait le prophète Ézéchiel. Elle est venue dans la grâce de Dieu qui n’est pas en guerre contre l’humain et qui donne de voir l’autre autrement qu’en ennemi, autrement qu’en rival. Elle est venue dans l’appel des prophètes, dans sa présence de Christ réconciliant, raccommodant l’humain à sa vocation d’être vivant et libéré de ce qui le sépare de Dieu et de lui-même, que ce soit le sol où l’on vit, le sang qui coule dans les veines, ou la religion, tout ce pour quoi les pierres crieront en s’effondrant à Jérusalem, tout ce pour quoi des hommes, des femmes et des enfants meurent encore aujourd’hui.
Jésus pleure, il ne pleure pas sur lui, ni sur son échec, ni sur sa mort proche. il pleure parce qu’il voit et parce qu’il aime.

Mais il ne désespère pas, il ne se résigne pas. Il agit, encore. Et dans le Temple, Jésus chasse les marchands, les vendeurs d’animaux pour les sacrifices, les changeurs de monnaie pour les offrandes. Avec Ésaïe il rappelle que le Temple est un lieu de prière et pas de sacrifices. Avec Jérémie il rappelle que monnayer la présence divine, c’est un mensonge et un vol. Il rappelle que la rencontre entre la transcendance divine et l’humain ne passe pas par des médiations religieuses qui ne sont qu’instrumentalisations de Dieu et de l’humain, mais par une ouverture intérieure de l’être à la source de vie d’amour et de paix. Le véritable temple, c’est l’humain en prière quelle que soit la forme de la prière et où qu’il se tienne. Nous n’avons pas besoin d’apaiser Dieu, nous n’avons pas besoin de sacrifier quoi que ce soit, mais nous avons besoin de nous relier à la présence déjà là au plus profond de chacun. Et il n’y a rien à dresser entre Dieu et l’humain, ce qui dresserait aussi l’humain contre l’humain, sinon ce sont les pierres qui crient.

Jésus assis sur un ânon, Jésus qui pleure, Jésus qui chasse les marchands du temple. Voici qui nous indique les bases d’un autrement de la vie commune sur la terre :

  • par le renoncement à la force et à la violence, à l’exercice d’un pouvoir sur autrui, par l’humilité et la liberté d’un être au monde qui n’a pas besoin de prouver sa valeur, qui ne craint pas d’avoir besoin d’autrui, qui reconnaît avoir besoin d’autrui,
  • par le discernement des aveuglements et des quêtes de puissance et de gloire pour laisser place à la liberté intérieure qui ouvre à la paix intérieure, 
  • par la mise à l’écart des prétentions de la religion à diriger les existences.

Car la Bonne Nouvelle à entendre, à recevoir, à vivre, c’est que la paix du ciel est descendue sur terre pour ranimer les cœurs pétrifiés au Souffle de l’Esprit, à l’œuvre créatrice de la Parole, pour ranimer les vies pétrifiées à la source de vie et d’amour, dans le dynamisme vivifiant du Christ.
Alors nous pouvons laisser monter au cœur et aux lèvres l’action de grâce : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !