Prédication du 7 mai 2023
de Dominique Hernandez
La question de l’autre Judas
Lecture : Jean 14, 22-29
Lecture biblique
Jean 14, 22-29
22 Judas, non pas l’Iscariote, lui dit : Seigneur, comment se fait-il que tu doives te manifester à nous et non pas au monde ?
23 Jésus lui répondit : Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera ; nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure auprès de lui.
24 Celui qui ne m’aime pas ne garde pas mes paroles. Et la parole que vous entendez n’est pas la mienne, mais celle du Père qui m’a envoyé.
25 Je vous ai parlé ainsi pendant que je demeurais auprès de vous.
26 Mais c’est le Défenseur, l’Esprit saint que le Père enverra en mon nom, qui vous enseignera tout et vous rappellera tout ce que, moi, je vous ai dit.
27 Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Moi, je ne vous donne pas comme le monde donne. Que votre cœur ne se trouble pas et ne cède pas à la lâcheté !
28 Vous avez entendu que, moi, je vous ai dit : Je m’en vais et je viens à vous. Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais vers le Père, car le Père est plus grand que moi.
29 Je vous ai dit ces choses maintenant, avant qu’elles n’arrivent, pour que, lorsqu’elles arriveront, vous croyiez.
Prédication
Le chapitre 14 de l’évangile selon Jean représente une partie du dernier discours de Jésus à ses disciples, un dernier et long discours dont le début est rythmé par des interventions de trois disciples :
une question posée par Thomas qui ne comprend pas quel est le chemin pour suivre Jésus et Jésus lui répond qu’il est lui, le chemin, la vérité et la vie.
une autre intervention est celle de Philippe qui voudrait que Jésus leur montre le Père et Jésus lui dit alors que celui qui l’a vu, lui Jésus, a vu le Père car le Père est en lui et lui est dans le Père.
et enfin Judas pose la question que nous avons lue, pas Judas l’Iscariote qui dans le récit est déjà sorti pour livrer Jésus à eux qui vont le condamner et le faire crucifier. C’est un autre Judas, souvent nommé Jude dans les traductions pour mieux le distinguer de l’Iscariote.
Vous avez peut-être remarqué qu’il n’est pas évident de comprendre en quoi ce que dit Jésus est la réponse à la question de Judas. La question est simple à comprendre, mais les paroles de Jésus qui nouent la garde de sa parole, l’amour, la promesse de l’envoi de l’Esprit Saint et le don de la paix ne semblent pas être reliées à l’interrogation du disciple :
Comment se fait-il que tu doives te manifester à nous et non pas au monde ?
Le décalage entre la question et la réponse est tout à fait délibéré. Si nous ne faisons pas confiance à l’évangéliste pour très bien savoir ce qu’il écrit, ce n’est pas la peine de lire son livre, sauf à vouloir tourner en rond dans des incertitudes sans fin.
Le décalage indique que la question de Judas est problématique. Elle révèle un désir auquel Jésus ne veut pas répondre. Mais parce qu’il ne laisse pas son disciple en plan, il répond au problème que pose la question.
Que demande Judas ? Nous pouvons reformuler la question de manière plus directe : pourquoi ne te manifestes-tu pas au monde ? C’est-à-dire pourquoi, comment se fait-il que tout ce que tu donnes, la vie éternelle, et que tout ce que tu révèles du Père, de Dieu, soit réservé à un petit groupe de gens pas très solides, pas très fiables entre L’Iscariote qui trahit et Pierre qui renie, et que tu n’en fais pas part directement à l’humanité entière ?
Judas a très bien compris l’infinie valeur de ce que Jésus révèle et apporte et il croit vraiment que Jésus apporte de la part de Dieu la plénitude de la vie, la grâce et la vérité comme le Prologue de l’évangile le chante au premier chapitre.
La question de Judas hante tous les disciples, elle a glissé son point d’interrogation au moins une fois en chacun, en tous lieux, depuis 20 siècles. Si Jésus avait manifesté la gloire du Père de manière universelle, spectaculaire et donc indiscutable, le monde serait bien plus vivable ! Judas est travaillé par la tentation du « là, maintenant, pour tous », la tentation de l’extrême, l’avenir ultime, une fin des temps sans attendre. C’est une tentation au moins pour deux raisons.
Une raison est que cette tentation peut pousser certains croyants à accélérer les choses, à faire de l’Évangile et de la foi non pas une proposition de vie mais une croyance plus ou moins imposée. Que tous croient et tous les moyens sont bons. Une tentation qui implique celle des grands nombres, du pouvoir et aussi de la violence physique, spirituelle, symbolique. Ce sera donc toujours au détriment des personnes. Ce sera toujours une cause de démesure, de souffrance et de désespérance.
L’autre raison, qui n’est pas moins importante, est que cette tentation est celle du dépassement des limites de l’humain, la tentation de ne plus en tenir compte. Ne plus tenir compte du temps, le temps qui passe avec le passé, le présent, l’avenir. Ne plus tenir compte de la condition humaine avec ses complexités, ses lenteurs, ses hésitations, ses incompréhensions, ses agitations. Judas voudrait que cette condition soit dépassée, que Jésus conduise l’humanité dans l’accomplissement de la plénitude divine. Il voudrait que la révélation portée par le Christ advienne dans son intensité maximum et pour le monde dans son ensemble. Il se projette dans un avenir qu’il voudrait proche, mais qui est irréel.
La réponse de Jésus indique que ce désir, cette attente, cette aspiration ne sont pas ajustées à ce qu’il est venu révéler et qui ne peut ni s’imposer ni être imposé.
Car il s’agit d’une transformation intérieure des personnes et pas l’adhésion à une croyance. Il s’agit de prendre en compte l’humain et le monde et pas de les dépasser. La Parole a été faite chair, parce que cette condition humaine toute imparfaite suffit à l’Éternel pour son projet de vie. Tout ce que Jésus a dit et accompli, déjà lorsqu’au début de ce dernier repas il a lavé les pieds ses disciples, leur a commandé de faire de même et de s’aimer les uns les autres, tout cela pointe le temps présent des disciples dans le monde comme le temps du témoignage et des signes à poser, le temps de la vie quotidienne nourrie de confiance et d’amour, un être au quotidien porté, suscité par la demeure du Père dans chaque disciple. Là où le prophète Ézéchiel annonçait de la part de l’Éternel : Je conclurai pour eux une alliance de paix ; ce sera une alliance perpétuelle avec eux. Je les établirai, je les multiplierai et j’établirai mon sanctuaire au milieu d’eux pour toujours. Ma demeure sera parmi eux ; je serai leur Dieu et ils seront mon peuple (Ez 37,26-27), Jésus-Christ à la fois intériorise et universalise cette demeure : ce n’est plus un seul peuple qui est destinataire de la promesse, c’est chacun, chacune, quiconque entendra et s’ouvrira à cette accueil intérieur, spirituel, qui transforme l’existence.
Et cela n’est ni spectaculaire, ni imposé.
Et parce que cette habitation de Dieu en nous ne s’impose pas, Jésus indique comment l’accueillir, comment lui laisser place en nous : en gardant sa parole, sa parole qui est celle du Père qui l’a envoyé. Cette parole, ce n’est pas les paroles de Jésus. Ni les paroles qu’il a prononcées, ni les paroles que nous lisons dans les témoignages des évangiles. La parole à garder, celle qui dispose à l’accueil de Dieu et du Christ en nous, c’est celle qui, à travers les paroles que nous lisons nous touche, nous ébranle, nous bouleverse et fait vérité pour notre existence en nous libérant des assignations, des identifications dans lesquelles nous sommes enfermés par le monde tant qu’une extériorité au monde qui ne nous est pas étrangère mais proche, le Christ, ne les a pas fendues.
Ce n’est pas spectaculaire ni imposé. Puisque cela advient à l’intérieur de soi. Mais par cette parole qui ouvre l’espace intérieur à l’habitation du Christ, le soi devient autre, délivré des exigences d’un moi toujours très agité, très occupé à satisfaire, à mériter ou à lutter contre les jugements et les intérêts du monde. Ce devenir ne se mesure pas à un but de perfection à atteindre, mais il s’inscrit dans un chemin qui prend du temps, qui rend en charge ce qui constitue notre humanité dans ses fragilités, ses vulnérabilités, ses parts obscures, ses points aveugles, ses peurs. Cette demeure du Christ et de Dieu en nous, cette intériorité partagée en co-habitation, c’est une manière de dire la communion à laquelle Dieu appelle et ne cesse d’appeler, la communion comme vocation à vivre de la vie éternelle, à vivre de et dans l’amour agapè, cet amour qui n’est jamais possessif mais à la fois singularisant et reliant soi et autrui.
Il n’y a là rien qui solutionne tous les problèmes, ni aucun motif de gloire personnelle.
Il ne s’agit de rien de moins que la possibilité d’exister enfin, de vivre de la vie vivante.
A Judas qui voudrait une manifestation massive, majeure, qui signerait la fin du temps, Jésus répond par la promesse de cette divine demeure en chaque disciple, qui crée une autre manière de vivre dans le temps et dans le monde. Jésus dessine là un engagement des disciples dans le temps et dans le monde, engagement qui n’est pas une incitation à passer leur temps à s’élever pour gagner l’espace divin, puisque Dieu demeure dans leur intériorité, mais en engagement qui est exhortation au partage, au témoignage, gratuit forcément, de la parole qui fait vivre enfin par leur manière de vivre et d’aimer.
Ce n’est pas spectaculaire, cela ne s’impose pas.
Pas de juge sévère voire impitoyable, pas de compte des fautes et erreurs, pas de prescription de choses à faire ou à ne pas faire, pas de valeurs morales à brandir, pas de répétition de traditions à maintenir, pas non plus de promesse de bien-être ou de bonheur à construire.
Mais, l’Esprit saint, le Défenseur dans la traduction de la NBS, d’autres proposent l’Avocat ou le Consolateur. Le Paraclet pour les traductions qui ne veulent pas traduire. C’est un terme du domaine juridique qui désigne celui qui vient au secours, en soutien, en défense d’une personne, car les fragilités, les vulnérabilités, les parts obscures, les points aveugles, les peurs ne disparaissent pas d’un coup.
Alors le Défenseur enseigne et rappelle. Il œuvre dans la foi, pour la foi et donc pour la vie vivante, afin que les disciples demeurent acteurs et actifs. Esprit, c’est-à-dire Souffle, il élargit, il approfondit le souffle des disciples, notre souffle, dans la durée, dans les différentes circonstances, épreuves, tentations, décisions, communion. Un souffle pour soutenir notre souffle, nos paroles, nos actes, notre vie vivante.
Le Défenseur ne travaille pas à partir de rien : il éclaire un sens demeuré jusque-là obscur, quelque chose qui a été lu dans les Écritures. Se souvenir, ce n’est pas seulement se rappeler, raviver une mémoire défaillante, c’est prendre conscience de la signification de ce qu’on avait lu ou entendu. Cela est œuvre de l’Esprit, le Défenseur contre l’indifférence et contre l’endoctrinement, le Défenseur pour la liberté, pour la connaissance, pour l’esprit de chacun. D’ailleurs l’évangéliste Jean a plusieurs fois noté dans son récit que les disciples se souvinrent de tel geste ou de telle parole de Jésus après sa résurrection. Geste et parole qui sont alors éclairées et éclairantes. L’Esprit révèle ce qui était déjà là, en chacun, en nous. Il n’a rien à voir avec la spontanéité mais il souffle dans la mémoire pour faire remonter en surface ce qui était enfoui dans les profondeurs. Ce qui nous engage et nous encourage à lire les Écritures, chacun et ensemble.
C’est pourquoi, lors du culte, nous prions avant la lecture de la Bible, que l’Esprit vienne éclairer le nôtre, prière d’illumination, même si l’illumination peut survenir après un délai plus ou moins long. « Je me souviens », ce n’est pas seulement « je me rappelle » et nous pouvons nous souvenir ainsi même après avoir oublié.
C’est aussi pourquoi le sens n’est pas donné une fois pour toute mais qu’un autre pourra surgir dans une nouvelle circonstance. Car il ne s’agit pas d’un sens abstrait, mais d’un sens existentiel, un sens qui procure un sursaut, un autre point de vue, un élargissement de la vie vivante à une part de l’être qui n’en était pas encore bénéficiaire.
C’est enfin pourquoi deux personnes pourront être illuminées, pourront trouver chacune un sens différent à la même lecture
C’est par l’Esprit Défenseur, Avocat, Consolateur que les Écritures peuvent être cette ressource renouvelée, inépuisable dont les Réformateurs ont fait un des piliers du protestantisme.
Dieu ne fera pas sans vous, dit le Christ à Judas, le Christ ne fera pas sans les disciples, mais à travers eux. A travers : depuis l’intérieur de l’être jusque vers l’extérieur, à destination d’autrui. C’est ainsi que Jésus-Christ donne la paix : non pas en imposant à tous sa manifestation de Christ, mais en pacifiant l’être depuis son intériorité, par l’œuvre de la Parole, dans la confiance d’être habité par Dieu, la confiance que Dieu vient se tenir là dans la profondeur de l’intime, une demeure qui vivifie l’existence en vie vivante.