Prédication du 25 juillet 2021

de Dominique Hernandez

La vie, la tempête, la confiance

Lecture : Marc 4, 35-41 

Lecture biblique

Marc 4, 35-41

35 Le soir de ce même jour, il leur dit : Passons sur l’autre rive. 
36 Après avoir renvoyé la foule, ils l’emmènent comme il était, dans le bateau ; il y avait aussi d’autres bateaux avec lui. 
37 Survient une forte bourrasque : les vagues se jetaient dans le bateau, déjà il se remplissait. 
38 Lui dormait à la poupe sur le coussin. Ils le réveillent et lui disent : Maître, nous sommes perdus et tu ne t’en soucies pas ? 
39 Réveillé, il rabroua le vent et dit à la mer : Silence, tais-toi ! Le vent tomba et un grand calme se fit. 
40 Puis il leur dit : Pourquoi êtes-vous peureux ? N’avez-vous pas encore de foi ? 
41 Ils furent saisis d’une grande crainte ; ils se disaient les uns aux autres : Qui est-il donc, celui-ci, que même le vent et la mer lui obéissent ?

Prédication

Une traversée de mer, en barque, le soir, et une tempête se lève. Il suffit de peu de mots pour décrire une expérience d’existence partagée par le plus grand nombre, peut-être par tous, au moins une fois au fil du temps de la vie.
Depuis bien longtemps la barque symbolise l’existence humaine et nous conduisons nos barques, tant bien que mal selon les circonstances. Mais la barque peut-être aussi l’embarcation commune d’une famille, d’une entreprise, d’une société voire même celle de l’humanité entière : ne sommes-nous pas tous dans le même bateau ?
Qui dit barque dit eau, et pas un paisible canal ni un étang tranquille, mais la mer: un environnement inévitable et instable, changeant, agité, parfois tempétueux, une profondeur recélant l’imprévisible, des forces invisibles, des monstres effrayants, et pour les israélites, c’est le lieu des démons.
Se retrouver en mer le soir, la nuit venant et la tempête survenant, personne ne le souhaite. Se trouver privé de repère, rien en vue et même pas d’horizon ; ne plus savoir quelle est la direction, celle vers laquelle on veut aller, celle vers laquelle on va ; s’essouffler de perdre la notion du temps ; se sentir tellement minuscule, tellement insignifiant, et se dire que voilà ça y est, la vague, le naufrage, et la fin.
C’est pas l’homme qui prend la mer, chantait Renaud, c’est la mer qui prend l’homme, et parfois, elle le prend définitivement. Et ce n’est pas pour une belle croisière, une joyeuse traversée, ou du moins ce qui a pu commencer ainsi s’achève dans les bourrasques et sous les vagues. Il est tant d’aventures humaines, personnelle, familiale, conjugale, professionnelle, parties comme de fameux trois-mâts, et puis submergées par la puissance d’éléments environnants, englouties dans l’adversité. Tous ne traversent pas, n’arrivent pas sur l’autre rive après avoir dû subir la tempête, entreprise, projet, engagement, relations brisées, rompues. C’est l’expérience de l’échec, qui est expérience de la vie, la traversée de notre existence n’est jamais exempte de tempête.
Notre conscience à tous en est vive depuis que la pandémie a soudain bouleversé les existences, faisant chavirer tant de barques, si longue nuit, si longue tempête d’une telle ampleur qu’aucune éclaircie ici ne rassure vraiment en face des bourrasques de là-bas.
Sous les bourrasques, les habitudes sont déchirées comme une pauvre voile, les certitudes se tordent et rompent comme des cordages. Les barques individuelles ou communes sont ballotées, elles craquent et beaucoup, trop, prennent l’eau. Au point que ce n’est plus seulement l’échec d’un projet ou d’une entreprise qui déferle, mais la mort elle-même. Et cette conscience elle-même constitue une tempête.
Maître, nous sommes perdus, nous périssons, et tu ne t’en soucies pas ?

Les disciples en sont là, dans la barque qui se remplit d’eau, face à cette fin, fin de vie imminente. La peur les a saisis, les enveloppe et les transperce, elle les secoue et les disloque, 

d’autant plus que Jésus dort, sur un coussin, à la poupe.

Après cela paraît si simple : Jésus se réveille, apaise la tempête et la mer, et voilà, c’est fini.
Mais non, ce n’est pas tout.
Pourquoi êtes-vous encore peureux ? N’avez-vous pas de foi ?
Que signifient donc ces questions, ces reproches ? Est-il incompréhensible qu’une telle tempête ait effrayé les disciples ? Qui n’aurait pas peur d’être ainsi emporté ?
Et puis les disciples ont réveillé Jésus, peut-être même comptaient-ils sur son aide, sur son soutien, qu’il prenne la barre, qu’il intervienne : un miracle, pourquoi pas ? N’est-ce pas une marque de confiance ?
Il semble que non, pour Jésus à peine réveillé de son profond sommeil.

Que signifie ce sommeil dans la tempête ? Nous sommes perdus et tu ne t’en soucies pas. Du point de vue des disciples, le sommeil de Jésus manifeste son indifférence envers la tempête, envers le danger, envers ses disciples. Indifférence, voire absence. Celui qui dort n’est ni participant ni présent, il pourrait tout aussi bien être ailleurs. N’est-ce pas ce qui est souvent reproché aux chrétiens : votre Dieu ne fait rien, votre Christ ne fait rien. Devant tant de malheurs et de misères sur terre, alors que tant de personnes sont brisées, broyées, périssent, alors que tant d’hommes de femmes et d’enfants sont engloutis en cherchant à passer sur une autre rive, votre Dieu ne fait rien, tout cela ne lui fait rien. Sous-entendu : il pourrait faire quelque chose.
C’est bien ce que pensent les disciples saisis par la peur.

Pourtant le sommeil de Jésus n’est ni indifférence ni absence, le sommeil de Jésus est confiance, une confiance qui ne cède pas dans la tempête. Confiance en qui ? Confiance en Dieu ? Oui bien sûr, parce que Jésus, le Christ, vit entièrement dans la confiance en Dieu, de la confiance en Dieu, y compris lorsque sa fin, sa mort approchera, c’est dans la prière qu’il déposera son tourment, y retrouvant la liberté par rapport à lui-même et à la mort qui vient.

Mais il ne suffit pas de dire cela.

La foi de Jésus en Dieu a une conséquence majeure pour ceux qu’il rencontre et ceux qui l’accompagnent. C’est qu’il a confiance en eux. Et donc, il leur fait confiance. C’est son autorité de Christ de faire confiance et de donner confiance, de valoriser, de rendre capable ceux qu’il rencontre de faire ce qui leur semblait impossible. Un paralysé marche, un lépreux est guéri, un possédé par un esprit mauvais est délivré : autant de manières de dire ce que l’apôtre Paul appelle la nouvelle création, dans laquelle un être humain trouve ou retrouve l’autonomie d’une personne responsable et la liberté par rapport aux déterminismes de son histoire.
Le sommeil de Jésus est la marque de sa confiance en ses disciples. Mais comme le récit prend place au début de l’évangile, les disciples n’ont pas encore compris, ils n’ont pas encore de foi. Ils ont encore une foi qui attend des miracles, interventions surnaturelles qui effacent les problèmes, gomment les épreuves, apaisent les tempêtes.
Croire que Jésus fait des miracles, ce n’est pas la foi que Jésus espère. Car ce n’est pas la foi qui croit que Jésus le Christ croit en eux. Ce n’est pas la foi par laquelle les disciples reçoivent confiance en eux pour ne pas se laisser submerger par les peurs, les paralysies, les addictions, les illusions.  

La foi des disciples à ce moment, qui n’est pas la foi à laquelle Jésus veut les mener, c’est une foi, en vérité un manque de foi, qui conduit à faire des reproches, c’est-à-dire à se laisser emporter, quand vient le temps des tempêtes et des crises, emporter vers l’agressivité, vers l’accusation de l’autre, d’un autre, à chercher un coupable. Ce manque de foi laisse la place à la peur et à la violence de l’affirmation de soi en réaction contre la crise, l’ébranlement, la tempête.
C’est un semblable manque de foi qui peut aussi conduire au déni de la crise, à se replier dans une bulle pour éviter d’affronter l’épreuve, ce que fera Pierre lorsque Jésus parlera ouvertement de ce qui l’attend : le rejet, la souffrance, la mise à mort, ce qui met en crise l’image que Pierre se fait de Jésus-Christ. Le déni, c’est un aveuglement, une surdité pour refuser la crise, fuir et ne pas s’y engager.
De plus les disciples interpellent Jésus en l’appelant Maître, avec un terme qui désigne un enseignant. Mais il n’y a pas d’enseignement pour éviter les tempêtes, ni pour éviter de mourir, un jour.
En revanche Jésus ne cesse d’encourager ses disciples et ceux qu’il rencontre à prendre pied dans le réel, y prendre pied dans la confiance en la confiance qu’il leur manifeste, et qui ne les abandonne jamais, qui ne les laisse jamais seuls.
Le sommeil de Jésus dans la barque, c’est aussi l’image de la discrétion, l’image d’un Dieu discret qui laisse place à la liberté et à la responsabilité grâce à l’imagination, au courage, à la créativité générés par la confiance qu’il place en chacun, en chacun de nous. Il est toujours l’Autre avec nous, dans les tempêtes, dans les épreuves, dans les crises, Autre afin qu’adossés à lui, nous puissions faire face, affronter ce qui vient.
C’est ainsi que nous pouvons comprendre l’apaisement de la tempête, le miracle. La mise en récit de l’autorité de Jésus sur la mer vient nous rappeler que la création englobe tout le réel
Et que celui que nous nommons Dieu le transcende dans sa totalité, pas seulement l’humain et sa raison. Même ce que nous appelons nature, du point de vue de la culture, ne peut être exclu de la compréhension de notre relation à Dieu. L’oublier, c’est dissocier le réel et oublier parce qu’une tempête s’est levée qui est le Christ et quel Dieu il révèle.
S’en souvenir, en garder la conscience, c’est se tenir, s’orienter dans le sens de l’accomplissement qui n’est jamais perdition ou abandon, mais confiance en la confiance qui suscite renouvellement, guérison, rétablissement, relèvement, résurrection. 

Qui est-il ? s’interrogent les disciples une fois la tempête apaisée. Certes, c’est le miracle qui les conduit à se poser la question, mais de là où ils sont, depuis leur manque de foi, une question c’est déjà beaucoup, c’est un premier pas. La tempête, l’épreuve, la crise représente un temps favorable, un kairos selon le terme grec, pour rétablir une juste relation à Dieu, révélé en Jésus-Christ, et cela passe par une question : qui est-il ? Cette question ne cesse d’accompagner le récit de l’évangile, comme elle ne cesse de se poser au long d’une existence qui a goûté ne serait-ce qu’un peu à cette confiance donnée pour la confiance en soi, pour la responsabilité de plein pied dans le réel, pour la liberté, pour la vie vivante.