Prédication du 14 avril 2024

de Matthias Hadi Benabdellah

La vision d’Habaquq

Lecture biblique

Habaquq 1, 12–2, 4
(traduction personnelle)

12 « N’est-ce donc pas toi qui es depuis les prémisses ? Éternel. Mon Dieu. Mon Sacré. Tu ne meurs pas. Éternel, tu as mis l’agresseur pour juger. Mon Rocher, tu l’as affermi pour condamner.
13 Mais tes yeux sont trop purs pour contempler le mal, tu es incapable de fixer la souffrance. Pour quelle raison observes-tu les perfides ? À quelle fin demeures-tu donc en silence, quand le méchant engloutit plus juste que lui ?
14 Tu rends les humains tels les poissons de la mer, telles des bêtes rampantes sans direction.
15 L’agresseur les fait tous monter à l’hameçon. Il les tire avec son filet, les prend dans sa nasse, et puis le voici dans la joie et l’allégresse !
16 Ensuite, il offre un sacrifice à son filet, et il fait consumer de l’encens pour sa nasse. Car par eux, sa portion est devenue grasse, et son aliment est désormais abondant.
17 Va-t-il maintenant pouvoir vider son filet, pour encore tuer des peuples sans pitié ? »

 1 Je reste debout à ma station de guet, je tiens position dans mon retranchement, pour voir ce que l’Éternel doit me déclarer, et quelle réponse il donne à mon plaidoyer.
2 Et l’Éternel me répond, et il me déclare : Écris une vision, grave-la sur des tables, de sorte qu’on puisse la lire sans effort.
3 Car la vision est pour un temps à venir. Elle aspire à son terme, et elle ne ment pas. Si elle tarde, attends-la. Car elle viendra. Oui elle viendra, elle ne tardera pas.
4 Voici : l’âme du méchant est vaine et tordue, mais le juste par sa fidélité vivra.

Prédication

Parmi les trésors de la bible hébraïque, le livre d’Habaquq est l’un des mieux cachés.
Il ne fait pas partie du hit-parade des livres prophétiques. Ce n’est ni le livre le plus cité ni le plus commenté. D’habitude, il est sagement rangé, plus ou moins visible, dans l’ensemble qu’on appelle « les douze prophètes », et qu’on affuble souvent du titre bien trompeur des « douze petits prophètes ».

D’ailleurs, arrêtons-nous sur ce nom. Habaquq. Habaqouq en hébreu. C’est un nom qui sonne aussi étrangement en hébreu qu’en français. Il est n’est pas possible d’en préciser l’étymologie sur la base d’une racine hébraïque. L’opinion la plus répandue aujourd’hui est qu’il s’agit d’un prénom d’origine étrangère, possiblement emprunté à l’akkadien, langue des empires assyriens et babyloniens, les superpuissances de l’époque. Si c’est le cas, notre prophète est donc soit d’origine étrangère, soit il a hérité d’un prénom emprunté à la puissance culturelle dominante de son époque, comme l’on donnerait à son fils aujourd’hui un prénom tiré de la dernière série télé à la mode. En l’état, il nous est impossible de trancher ce point, d’ailleurs de peu d’importance. Car le propos du livre d’Habaquq n’est pas tellement de nous parler d’Habaquq.

Il s’agit là d’un livre biblique assez singulier. Il est court et ramassé, sans fioritures. Habaquq n’est pas un prophète comme les autres. Voyez-vous, être prophète pouvait être un métier relativement facile à son époque. Les prophètes et les voyants formaient une catégorie socioprofessionnelle bien considérée, le plus souvent rattachée aux temples royaux et aux centres du pouvoir politique. On ne s’en sortait pas trop mal si l’on se contentait de dire ce que l’on attendait de vous, en faisant le « job » sans trop faire de vagues. La bible nous offre bien des exemples de ces prophètes de métier, qui adressaient au roi et au peuple au nom du divin des paroles flatteuses et rassurantes. Pas une parole de travers ne sortait de leurs bouches. Aucune dissonance ne venait perturber l’harmonie factice de leurs oracles. Aucune parole désobligeante n’était émise à l’encontre des puissants ou de l’opinion dominante.

Or Habaquq n’est pas de cette trempe. Quelque chose semble le tourmenter. Et il ne compte pas tourner autour du pot pour exprimer le fond de sa pensée. Évitant tout salamalec inutile, son livre démarre par cette adresse :
« Jusqu’à quand Seigneur ?
J’ai appelé à l’aide et tu n’as pas entendu. J’ai crié vers toi « Violence ! » et tu n’as pas secouru  ? 
Pourquoi me montres-tu l’iniquité et comment peux-tu contempler l’injustice ?
Face à moi, il n’y a que violence et dévastation. L’inimité et la discorde progressent.
Aussi la Loi est-elle affaiblie, et la justice est devenue passagère.
Le méchant assiège le juste. Et le jugement sort déformé. »

Voilà un prophète original ! Au lieu de rassurer, il inquiète. Au lieu de courtiser, il critique. Au lieu de complimenter, il blâme. Et pas n’importe qui. Son reproche s’adresse tout simplement au roi des rois, au juge suprême, à Dieu lui-même !

Habaquq en avait décidément gros sur le cœur. Et comment lui donner tort ? Ce qu’il décrit demeure aussi valable pour son époque que pour la nôtre. Il suffit d’ouvrir les yeux pour contempler le spectacle déplorable et omniprésent de l’injustice et de la violence. La Loi des hommes est mise au service des plus puissants. Quant à la loi de Dieu, elle est érigée en épouvantail, ou pire, en arme pointée contre notre prochain, celui-là même qu’elle nous exhorte à aimer comme nous-mêmes.

La réponse de Dieu ne se fait pas attendre. Il a un plan. Il prépare quelque chose d’extraordinaire. Dieu va susciter les Babyloniens, dont les armées sont décrites par des traits terrifiants, pour venir semer la terreur et la désolation là où les méchants parmi le peuple d’Israël se croyaient en sécurité. L’injuste sera percé d’une pluie de flèches décochées d’une terre lointaine par une main puissante. La punition sera donc à la mesure du crime.

Habaquq aurait pu se contenter de ce châtiment annoncé, et retourner vaquer sagement à ses occupations. Mais non. Vous l’aurez compris, Habaquq est du genre têtu.

Car il perçoit bien le problème d’une telle réponse, et l’exprime sans ambages :
« Pourtant, tu as les yeux trop purs pour voir le mal,
Tu es incapable de fixer la souffrance.
Pour quelle raison observes-tu les perfides ?
À quelle fin demeures-tu donc en silence,
quand le méchant engloutit plus juste que lui ? »

Et plus loin :
« Tu rends les humains tels les poissons de la mer,
telles des bêtes rampantes sans direction.
L’agresseur les fait tous monter à l’hameçon.
Il les tire avec son filet, les prend dans sa nasse. »

Et puis encore, toujours en référence à l’envahisseur babylonien :
« Va-t-il maintenant pouvoir vider son filet,
pour encore tuer des peuples sans pitié ? »

On comprend mieux l’audace d’Habaquq. Il a une trop haute opinion de son Dieu pour accepter que la violence aveugle soit sa réponse à l’injustice. Comme Abraham devisant avec Dieu sur le chemin de Sodome, et s’écriant à l’annonce du châtiment à venir : « Faire mourir le juste avec le méchant, en sorte qu’il en soit du juste comme du méchant, loin de toi cette manière d’agir! loin de toi! Celui qui juge toute la terre n’exercera-t-il pas la justice ? ». Habaquq présente ici la même objection. En quoi un déchaînement de violence, frappant indistinctement le juste et le méchant, est-il une solution satisfaisante au problème du mal ?
Habaquq réclame une meilleure réponse. Une réponse plus satisfaisante, plus radicale.
Cette fois-ci, Dieu lui donne une réponse différente, qui commence ainsi :
« Écris une vision, grave là sur des tables,
de sorte qu’on puisse la lire sans effort.

 Car la vision est pour un temps à venir.
Elle aspire à son terme, et elle ne ment pas.
Si elle tarde, attends là. Car elle viendra.
Oui, elle viendra, elle ne tardera pas.

Voici : l’âme du méchant est vaine et tordue,
mais le juste par sa fidélité vivra. »

Les derniers mots vous semblent sans doute familiers. Dans une formule légèrement différente « le juste par la foi vivra », à laquelle l’apôtre Paul, et Luther à sa suite, donneront une dimension extraordinaire.

Que nous apprend cette réponse divine ? Plusieurs choses.
Tout d’abord, il n’est plus question de glorifier l’envahisseur babylonien, exécuteur supposé de la punition divine. Plus loin, il est même condamné sans détour « Malheur à celui qui bâtit une ville avec le sang, qui fonde une ville avec l’iniquité ». La violence, aveugle de surcroît, n’est donc pas une réponse acceptable à l’injustice.
Ensuite, Dieu évoque une vision. Mais quelle est donc cette vision ? On serait tenté de croire qu’elle est développée un peu plus loin, dans les cinq oracles de malheur qui font suite à notre texte, et qui promettent pour l’envahisseur babylonien sanguinaire un châtiment exemplaire. Mais est-ce vraiment cela que le prophète est appelé à graver sur des tables ? Car graver quelque chose, c’est l’inscrire pour les temps à venir, c’est témoigner de ce qui ne change pas quand tout change, de ce qui demeure quand le présent instable laisse la place à un futur tout aussi incertain. Il paraîtrait incongru de mettre à l’épreuve du temps la promesse de chute d’un envahisseur quelconque. Du temps d’Habaquq comme du nôtre, les envahisseurs ne manquent pas.
Peut-être que l’essentiel de la vision se trouve dans cette formule lapidaire, davantage digne d’être gravée pour toujours :
« l’âme du méchant est vaine et tordue,
Mais le juste par sa fidélité vivra. »

Habaquq se plaignait, à juste titre d’ailleurs, de l’injustice des méchants et de la violence de l’envahisseur. Mais il oublie un point important, c’est que la violence visible trouve sa racine dans une âme pervertie, tordue, gonflée d’orgueil. En d’autres termes, pour agir contre le mal, il ne suffit pas de traiter ses symptômes. Il faut agir sur sa racine profonde, celle présente au cœur de l’être humain porté vers la vanité et la violence.
Mais que peut faire Habaquq pour rendre droite l’âme du méchant ? Rien précisément. Habaquq ne peut agir sur l’âme d’autrui. Ceci est en dehors de son champ de compétence. Sur ce point, le prophète est appelé à reconnaître ses limites et à laisser Dieu agir.
En revanche, il peut faire quelque chose d’autre, quelque chose qu’il est le seul à pouvoir faire, et qui ne dépend que de lui. Il est appelé à vivre par sa fidélité.
La formule « le juste par sa fidélité vivra » rend peu justice au texte hébreu. La particule traduite ici « par », « au moyen de »,  peut tout aussi bien signifier « dans », « à l’intérieur de ». Et le mot traduit ici par fidélité dérive de la racine amn, celle-là même qui donnera naissance à notre « Amen ». Cette racine évoque en effet la fidélité, mais évoque surtout les sentiments de sécurité, de confiance, de constance. Elle renvoie vers la sérénité de celui qui sait que ses convictions sont pourvues d’une racine solide.
Que nous apprend cette polysémie typiquement sémitique ? Et bien, elle nous dit qu’il existe au moins quatre traductions, quatre interprétations possibles pour cette formule :

  • La première possibilité, « le juste dans sa fidélité vivra », peut être lue comme un appel à demeurer fidèle aux élans de notre conscience, à nous accrocher à ce qui nous semble juste, à tenir bon lorsque la tentation du « À quoi bon ? » est la plus forte, lorsque l’on est tenté de céder, de rompre devant l’injustice. Rappelons-nous ici de la parole du Christ, confronté à l’angoisse d’une peine injuste : « Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Pourtant, non pas comme je veux, mais comme toi tu veux [1] Mt 26, 39 ».
  • La deuxième possibilité, « le juste dans sa confiance vivra », évoque la quiétude d’une âme qui ne s’inquiète plus, car sa confiance est bâtie sur un roc éternel. « La pluie tombe, les torrents viennent, les vents soufflent [2] Mt 7, 25 », mais cette confiance demeure et ne s’écroule pas. Et le Christ nous dit : « Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s’inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine [3] Mt 6, 34 . »
  • La troisième possibilité, « le juste par sa confiance vivra », nous rappelle que la confiance est un ingrédient nécessaire à la vie. Car que vaut la vie sans le ressort de l’espérance ? Et que pouvons-nous accomplir sans la pulsion de la confiance ?
    Est-ce à dire que seule la confiance suffit pour vivre ? Non, bien sûr. Mais en ces temps où la satisfaction des besoins matériels est érigée en principe nécessaire et suffisant, il est toujours bon de se rappeler que « Ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra, mais de toute parole sortant de la bouche de Dieu [4] Mt 4, 4 », en qui nous plaçons espérance et confiance.
  • Enfin, la quatrième et dernière possibilité : « le juste par sa fidélité vivra ». Car en demeurant fidèles à la Parole, en répondant à son appel, nous possédons déjà notre récompense, nous participons déjà à une vie nouvelle, à cette vie proclamée à Pâques et portée vers l’avenir, dont témoignent les évangiles et les écrits des apôtres. Oui, nous sommes sous le régime de la vie éternelle, de cette vie que nous possédons parce que le Christ lui-même l’a méritée par sa fidélité. Et c’est par sa fidélité que « Dieu l’a souverainement élevé, et lui a conféré le Nom qui est au-dessus de tout nom [5] Ph 2, 9 ».

Vivre dans la fidélité, par la fidélité, dans la confiance, et par la confiance. Et si c’était donc cela que nous sommes appelés à inscrire en nos cœurs et en nos mémoires ? Et si c’était cela la vision qui nous est promise ? La vision d’une foi, d’une foi qui rend libre, d’une foi qui nous affranchit de nos entraves et de nos liens, d’une foi qui nous rend animés d’une vie nouvelle, d’une foi qui fait de nous tous, de manière inconditionnelle, des filles et des fils de Dieu. Et cette vision, cette promesse-là, est gravée pour toujours.

Références

Références
1 Mt 26, 39
2 Mt 7, 25
3 Mt 6, 34
4 Mt 4, 4
5 Ph 2, 9