Prédication du 15 mai 2022

de Samuel Amédro

Laissez-vous réconcilier par Dieu !

Lecture biblique

2 Corinthiens 5, 11-21

11 Nous savons donc ce que signifie reconnaître l’autorité du Seigneur, et nous cherchons à convaincre les gens. Dieu nous connaît parfaitement et j’espère que, au fond de vous-mêmes, vous nous connaissez aussi. 
12 Nous ne voulons pas de nouveau nous recommander nous-mêmes auprès de vous, mais nous désirons vous donner l’occasion d’être fiers de nous ; ainsi, vous aurez de quoi répondre aux personnes qui tirent leur fierté des apparences extérieures et non de ce qui est dans le cœur. 
13 En effet, si nous avons perdu la raison, c’est pour Dieu ; si nous sommes raisonnables, c’est pour vous.
14 En effet, l’amour du Christ nous presse, nous qui avons la certitude qu’un seul est mort pour tous et, donc, que tous ont part à sa mort. 
15 Il est mort pour tous afin que ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux.

16 Voilà pourquoi nous ne considérons plus personne d’une manière purement humaine. Même si, autrefois, nous avons considéré le Christ d’une manière humaine, maintenant nous ne le considérons plus ainsi. 
17 Ainsi, si quelqu’un est uni au Christ, il est une nouvelle création : ce qui est ancien a disparu, une réalité nouvelle est là. 
18 Tout cela vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par le Christ, et qui nous a confié la tâche d’en amener d’autres à la réconciliation avec lui : 
19 en effet, par le Christ, Dieu agissait pour réconcilier le monde avec lui, sans tenir compte des fautes des humains. Et il nous a établis pour annoncer cette œuvre de réconciliation.

20 Nous sommes donc des ambassadeurs envoyés par le Christ, et c’est comme si Dieu lui-même adressait son appel par nous : nous vous en supplions, au nom du Christ, laissez-vous réconcilier avec Dieu. 
21 Le Christ était sans péché, mais Dieu l’a chargé de notre péché, afin que, unis à lui, nous soyons rendus justes devant Dieu.

Prédication

Nous cherchons à persuader les gens…

Que faut-il penser de cette volonté de convaincre, persuader, argumenter, développer un raisonnement pour tenter de prouver qu’on a raison et que ce que nous connaissons est vrai ? Si l’on s’en tient à ce registre du vrai/faux mis en œuvre par l’apologétique, il me semble qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Il y a quelque chose qui sonne faux dans le royaume de celui qui a besoin de revendiquer (prouver/démontrer) être dans le vrai. Comme s’il n’en était pas tout à fait certain lui-même et qu’il avait besoin de lire une confirmation dans le regard des autres. N’y a-t-il pas là un aveu de faiblesse implicite ? Il y a aussi quelque chose de mortifère (qui porte la mort) dans cette volonté de toujours convaincre, de toujours avoir raison. Le christianisme n’est-il rien d’autre qu’une doctrine de plus, opposable à d’autres ? Une marchandise comme une autre pour laquelle il conviendrait de développer l’argumentaire le plus convaincant possible pour réussir à fourguer sa camelote ? De tous temps, « le christianisme a été tenté de s’imposer, de considérer ses opinions plus vraies que celle des autres, de prétendre à l’universel tout en faisant de l’impérialisme. »[1]D. Collin, Le christianisme n’existe pas encore, Salvator, 2020, p. 106

Bien sûr, la théologie dogmatique a toute sa place dans l’élaboration de notre foi. Parce qu’elle se doit d’être dite avec des mots, des idées, des raisonnements logiques, de la rationalité pour pouvoir être audible, pour sortir de l’anonymat, de l’ineffable de l’expérience personnelle. Mais il y a un hiatus, une disproportion que Paul avoue et dévoile devant nous : En effet, si nous avons perdu la raison, c’est pour Dieu ; si nous sommes raisonnables, c’est pour vous. (v.13) Comment voulez-vous convaincre de manière efficace quand Dieu se trouve du côté de la folie, du déraisonnable, de l’inattendu, de l’inconnu, du « radicalement autre », aurait dit Karl Barth ? L’humain, lui, ne peut pas déposer son cerveau. Il a besoin de mots, de grammaire, de réflexion, de logique pour dire ce qui est important pour lui. Faut-il alors essayer de convaincre les autres que Dieu est du côté de l’invraisemblable et de l’impossible, de ce qui n’existe pas encore, même potentiellement, même pas en rêve parce que tout simplement il est devant nous dans ce qui peut advenir et non derrière nous dans ce qui a déjà eu lieu ?

Que faire de cet écart radical ? Y a-t-il des ponts possible entre la différence infinie du Dieu qui ne se laisse enclore dans aucune limite, aucun déterminisme, aucune rationalité, aucune impossibilité (un Dieu totalement souverain, disait Calvin)… et de l’humain qui, et c’est tout à son honneur, veut saisir, choisir, décider, et pour cela cherche toujours à comprendre pour essayer de penser par lui-même, poussé par sa volonté de vivre en homme libre en quelque sorte.

Pour tenter de résoudre ce souci, le christianisme a emprunté deux chemins que me semblent aussi erratiques l’un que l’autre.

  • Les uns ont cherché à résoudre l’impensable et l’incroyable en le solidifiant – j’allais dire en le pétrifiant – dans une croyance venue se substituer à la foi vivante, un dogme à avaler tout cru par la vertu d’un sacrifice intellectuel. C’est ainsi que la résurrection des morts, la virginité de Marie, l’eau changée en vin, la trinité, l’inspiration des Écritures… sont devenus des chapitres dans un catéchisme qu’il convient d’accepter sans trop poser de question si l’on veut appartenir au clan. « Ce que je crois allez le demander à Rome ! » par ici, ou dogme de l’inerrance des Écritures, théologie de la Gloire et de la toute-puissance par là. La croyance transforme une opinion en un pseudo-savoir qui, jusqu’à preuve du contraire, s’affiche comme une certitude inébranlable. Mais pour ceux qui refusent ce sacrifice intellectuel, tout cela tombe dans le trou noir de l’insignifiance, et l’indifférence gagne la plupart de nos contemporains qui, décidément, n’arrivent plus à s’intéresser à ces enjeux.
  • L’autre chemin emprunté par le christianisme pour tenter de résoudre cette aporie, consiste à réduire la fracture par un discours théologique qui rejette du côté de l’obscurantisme archaïque tout ce qui excède sa capacité de raisonnement et de connaissance dite scientifique. Ceux-là concentrent l’agir chrétien autour des valeurs dites chrétiennes : la liberté, la paix, la démocratie, la non-discrimination, la tolérance, le bonheur (transformant des processus vivants en des concepts abstraits, fumeux voire verbeux) . « Le projet de la modernité philosophique et scientifique fut aussi d’avoir raison de la foi, de faire rendre raison à la folie de la foi…»[2]D. Collin, L’Évangile inouïe, Salvator, 2018, p. 92 De ce côté-là du christianisme, tout ce qui n’est pas compréhensible et rationnel se retrouve dompté et arraisonné à coup d’explications spécialisées historico-critiques, sociologiques, psychanalytiques – que sais-je encore ? – toutes plus savantes les unes que les autres. Et tant pis pour celles et ceux qui n’ont pas l’heur de maîtriser ces techniques de spécialistes…

Sommes-nous prisonniers de ce dilemme impossible à choisir entre gober une dogmatique indigeste ou réduire l’Évangile à un humanisme conformiste ? Sommes-nous paralysés dans les rets « pris entre un conservatisme qui sait qu’il croit et un progressisme qui croit qu’il sait » ? Justement, l’Évangile n’est-il pas « cette parole qui rend possible ce qui nous paraît de prime abord invraisemblable et impossible : le don d’exister » pour reprendre les mots de Dominique Collin.[3]D. Collin, ibid, p.83

Toute la vie de Paul paraît se rassembler dans cette vocation à l’impossible : imaginer des ponts pour tenter de réconcilier l’irréconciliable, inventer de nouveaux chemins pour réunir ce qui ne fonctionne pas ensemble : la folie de Dieu et la sagesse des hommes. Tout vient de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui par le Christ, et qui nous a confié la tâche d’en amener d’autres à la réconciliation avec lui : en effet, par le Christ, Dieu agissait pour réconcilier le monde avec lui, sans tenir compte des fautes des humains. Et il nous a établis pour annoncer cette œuvre de réconciliation. Ainsi Paul se considère comme ambassadeur pour le Christ  pour mener à bien cette mission de réconciliation. Car l’amour du Christ nous presse dit-il, nous sommes donc ambassadeurs pour le Christ ; c’est Dieu qui encourage par notre entremise ; au nom du Christ, nous supplions : Laissez-vous réconcilier avec Dieu ! »  

Voici une vérité qui se dévoile presque comme un aveu d’impuissance : pour nous convaincre et nous persuader, Paul ne dispose d’aucun autre moyen que la supplique : Nous vous supplions, au nom du Christ, laissez-vous réconcilier… Ne résistez pas quand l’amour du Christ vous presse et vous remue. Aucun argument, aucune démonstration ne trouve ici sa place. De toute façon, que voudriez-vous démontrer à des morts ? Nous avons discerné ceci : un seul est mort pour tous, donc tous sont morts. Il n’y a rien à démontrer à des morts. Il ne reste à Paul aucune autre possibilité que la supplique : arrêtez de vouloir résister, laissez-vous faire, laissez-vous aimer. Il n’y a pas d’autre moyen : l’amour est le seul outil de l’évangélisation, le seul qui soit au service de la mission de l’Église. Certes, au cours de l’histoire tortueuse du christianisme, la peur, la contrainte, la séduction, le calcul d’intérêt, le chantage, l’argumentation, la réflexion philosophique, la science et la sagesse ont été utilisés (et le sont toujours !) pour tenter de forcer les consciences, pour essayer encore et toujours de convaincre et de persuader. Mais, de fait, ces moyens ne portent que des fruits pourris. Ce sont des œuvres de morts pour des morts.

Seul l’amour qui nous presse est en capacité de créer du neuf, de faire de nous des créatures nouvelles : Si quelqu’un est uni au Christ, il est une nouvelle création : ce qui est ancien a disparu, une réalité nouvelle est là. Et comme on ne peut forcer personne à se laisser aimer, il ne reste à l’ambassadeur pressé par l’amour du Christ que la supplique, la proposition insistante, persistante, persévérante qui encore et encore revient à la charge, confiant dans la fragile puissance de cet amour qui jamais ne contraint. Parabole du Cantique des Cantiques quand la Sulamite s’inquiète de ne jamais retrouver celui que son cœur aime (Ct 3,2)… La supplique c’est l’humble posture de celui qui a renoncé volontairement à toute technique de marketing, toute tentative de séduction, à toute velléité d’efficacité dans la persuasion, pour se livrer à genoux entre les mains d’une promesse qui ne vit que d’être crue. Comme pour le lavement des pieds, un des seuls gestes que Jésus demande de refaire (sans beaucoup de succès il faut bien l’avouer), d’en renouveler l’expérience (et certainement pas de le transformer en rite !), il faut se mettre à genoux devant celui que l’on veut convaincre. La vraie place de l’ambassadeur n’est pas celle du surplomb mais celle de celui qui sait que le premier venu est plus grand que lui (Mt 20,27).

C’est exactement cette posture que l’Église a été contrainte d’adopter pendant toute cette crise sanitaire : devant l’obligation qui lui fut faite de renoncer à faire venir les gens sur son terrain, elle s’est trouvée dans l’obligation de renoncer à la posture de surplomb qui est la sienne habituellement quand elle parle depuis la chaire. Internet est devenu le lieu d’une parole humble, simplement proposée, déposée là aux pieds de celui qui veut bien la ramasser, sans possibilité de persuader, de convaincre, sans autre force que la fragilité d’une parole nue, humble supplique sans aucun pouvoir. Et pourtant quelle force constatée, quelle puissance révélée, quelle fécondité à ces paroles simplement jetées à la surface du web comme d’autres jettent leur pain à la surface des eaux (Ecc 11,1)… Jamais autant de personnes ne sont venues assoiffées boire cette eau jaillissante d’une vie vivante.

C’est, je crois, la seule attitude possible face aux belligérants qui mettent le monde à feu et à sang. La supplique n’est pas impuissante, elle est persévérante comme la pauvre veuve qui vient « casser la tête » du juge inique pour réclamer son droit à la justice (Lc 18,1-8). C’est la seule arme à notre portée pour changer le cœur de nos ennemis, les transformer de l’intérieur en créant en eux-mêmes la crise de conscience qui leur fera arrêter le combat. C’est l’arme d’Abraham qui s’interpose entre Dieu et Sodome pour intercéder pour ses habitants (Gn 18,16ss). C’est l’arme de Martin Luther King face aux discriminations raciales. C’est l’arme de Nelson Mandela et de Desmond Tutu pour mettre fin au régime d’apartheid. 

Puissions-nous continuer à vivre de cette simple supplique ! Puissions-nous continuer à vivre de ce renoncement à la force qui contraint ! Puissions-nous continuer à faire confiance à celui qui nous presse d’aimer et de nous laisser aimer ! A mon tour, mes frères, mes sœurs, je ne peux ni ne veux rien faire d’autre devant vous que me mettre à genoux pour vous supplier : Au nom du Christ, nous supplions: Laissez-vous réconcilier avec Dieu !

Références

Références
1 D. Collin, Le christianisme n’existe pas encore, Salvator, 2020, p. 106
2 D. Collin, L’Évangile inouïe, Salvator, 2018, p. 92
3 D. Collin, ibid, p.83