Méditation du 19 avril 2019

Vendredi Saint à l’Oratoire du Louvre
Célébration en commun avec le Foyer de l’âme

de Catherine Axelrad

Le chant du coq, une expérience dévastrice et positive

Lecture dialoguée des chapitres 18 & 19 de l’évangile de Jean,
ponctuée d’extraits de la Passion selon St Jean de J.-S. Bach
interprétés par le chœur de l’Oratoire

Lecture pour la méditation

Evangile de Jean,  chapitre 13, versets 33 à 38

Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les autres ; comme je vous ai aimés, que vous aussi, vous vous aimiez les uns les autres. Si vous avez de l’amour les uns pour les autres, tous sauront que vous êtes mes disciples. Simon Pierre lui dit : Seigneur, où vas–tu ? Jésus lui répondit : Là où je vais, tu ne peux pas me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard.
Seigneur, lui dit Pierre, pourquoi ne puis–je pas te suivre maintenant ? Je suis prêt à me défaire de ma vie pour toi. Jésus répondit : Tu es prêt à te défaire de ta vie pour Moi !amen, amen, je te le dis, un coq n’aura pas chanté que tu m’auras renié par trois fois.

Chapitre 18, versets 1 à 27

Après avoir dit cela, Jésus sortit avec ses disciples pour aller de l’autre côté de l’oued Cédron, où se trouvait un jardin dans lequel il entra, lui et ses disciples. Judas, qui le livrait, connaissait le lieu, parce que Jésus et ses disciples s’y étaient souvent réunis.
Judas, donc, qui avait emmené la cohorte et des gardes fournis par les grands prêtres et par les pharisiens, arrive là avec des torches, des lanternes et des armes. Jésus, sachant tout ce qui allait lui arriver, s’avança et leur dit : Qui cherchez–vous ? Ils lui répondirent : Jésus le Nazoréen. Il leur dit : C’est moi. Judas, qui le livrait, se tenait avec eux.
Lorsqu’il leur dit : « C’est moi », ils reculèrent et tombèrent par terre. Il leur demanda de nouveau : Qui cherchez–vous ? Et ils dirent : Jésus le Nazoréen. Jésus répondit : Je vous l’ai dit, c’est moi. Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez–les s’en aller. C’était pour que s’accomplisse la parole qu’il avait dite : « Je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés. »
Simon Pierre, qui avait une épée, la tira, frappa l’esclave du grand prêtre et lui trancha l’oreille droite. Le nom de l’esclave était Malchos. Jésus dit à Pierre : Remets ton épée dans son fourreau. La coupe que le Père m’a donnée, ne la boirai–je pas ?

La cohorte, le tribun militaire et les gardes des Juifs s’emparèrent alors de Jésus et le lièrent. Ils le conduisirent d’abord à Anne : c’était le beau–père de Caïphe, qui était grand prêtre cette année–là, ce Caïphe qui avait donné aux Juifs le conseil suivant : « Il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple. » Simon Pierre, ainsi qu’un autre disciple, suivait Jésus. Ce disciple était connu du grand prêtre, et il entra avec Jésus dans le palais du grand prêtre ; Pierre, lui, se tenait dehors, près de la porte. L’autre disciple, celui qui était connu du grand prêtre, sortit, parla à la gardienne de la porte et fit entrer Pierre.
Alors la servante qui gardait la porte dit à Pierre : N’es–tu pas, toi aussi, l’un des disciples de cet homme ? Il dit : Je ne le suis pas.

Les esclaves et les gardes se tenaient là ; ils avaient fait un feu de braises, car il faisait froid, et ils se chauffaient. Pierre aussi se tenait avec eux et se chauffait.
Le grand prêtre interrogea Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. Jésus lui répondit : Moi, j’ai parlé ouvertement au monde ; j’ai toujours enseigné dans la synagogue et dans le temple, là où tous les Juifs se rassemblent, et je n’ai rien dit en secret. Pourquoi m’interroges–tu ? Ce dont j’ai parlé, demande–le à ceux qui m’ont entendu ; ils savent bien, eux, ce que, moi, j’ai dit !
À ces mots, un des gardes qui étaient là donna une gifle à Jésus, en disant : Est–ce ainsi que tu réponds au grand prêtre ? Jésus lui répondit : Si j’ai mal parlé, prouve–le ; et si j’ai bien parlé, pourquoi me bats–tu ?
Alors Anne l’envoya, lié, à Caïphe, le grand prêtre.
Simon Pierre se tenait là et se chauffait. On lui dit : N’es–tu pas, toi aussi, l’un de ses disciples ? Il le nia en disant : Je ne le suis pas. Un des esclaves du grand prêtre, qui était parent de celui à qui Pierre avait tranché l’oreille, dit : Ne t’ai–je pas vu, moi, dans le jardin, avec lui ? Pierre le nia encore. Et aussitôt un coq chanta.

Méditation

« Le chant du coq, une expérience dévastatrice et positive »

Avant de réfléchir quelques instants avec vous à cet événement, ou plutôt ce moment qu’on appelle le reniement de Pierre, je voudrais juste revenir sur cette phrase attribuée à Caïphe, rappelée dans la scène que nous venons d’entendre – cette phrase était déjà citée quelque temps plus tôt, de manière beaucoup plus explicite, dans les versets 49 à 51 du chapitre 11 : Il est avantageux qu’un seul homme meure pour tout le peuple.

Cette phrase peut s’expliquer de deux manières, la première historique : l’influence grandissante de Jésus, sa libre interprétation des écritures, les guérisons qui lui attiraient tant de disciples – et bien sûr son irruption révolutionnaire pour faire le ménage dans le temple – tout cela mettait en danger le fragile accord entre l’occupant romain et les autorités religieuses juives, d’où leur inquiétude et leur désir de se débarrasser du gêneur. Mais indépendamment de cette lecture historique, cette phrase attribuée à Caïphe a été entendue, dès son interprétation par le rédacteur de l’évangile, et pour longtemps – comme si la mort de Jésus était acceptée, voire voulue par Dieu, comme celle d’une victime expiatoire permettant ainsi à l’humanité toute entière d’être rachetée – horrible marchandage – rachetée par la foi, définitivement sauvée. Cette interprétation correspond bien en effet à la théologie johannique, développée dès le 3ème chapitre dans l’affirmation bien connue selon laquelle Dieu aurait tant aimé le monde qu’il aurait donné son fils unique afin que par lui, les humains puissent avoir la vie éternelle – et donc qu’ils soient sauvés de la mort. Il me semble qu’il est aujourd’hui possible d’aimer ces textes et cet évangile sans pour autant partager cette option théologique qui fait de Jésus une victime expiatoire ; pour ma part je crois que si cette passion dont nous sommes en train d’entendre le récit – sa souffrance par la torture, et sa mort – est fondamentale pour l’humanité, c’est parce que dans cette passion de Jésus, le Christ, Dieu accepte de vivre avec lui, et donc avec nous tous, la plus grande injustice et les pires souffrances de notre condition humaine.

Je vous propose maintenant de nous attarder quelques instants sur la scène que nous venons d’entendre, en particulier sur le sens de ce qu’on a l’habitude d’appeler le reniement de Pierre. Regardons d’abord comment Jésus met en œuvre la promesse de protection qu’il a faite au chapitre précédent « je n’ai perdu aucun de ceux que tu m’as donnés ». Il commence par se désigner (en grec « c’est moi » se dit EGO EIMI, je le suis) ; tout de suite après, il insiste « puisque c’est moi que vous cherchez, laissez-les s’en aller » et apparemment les soldats l’écoutent et les disciples peuvent se sauver. Mais il y en a un qui ne veut pas partir, c’est Pierre ; au contraire, il veut se battre, ce qui est peut-être contraire au plan théologique de Dieu, mais surtout qui lui fait courir un danger inutile, et donc Jésus l’en empêche, ce qui lui permet de se sauver. Donc les disciples ont tous pu se sauver sans être inquiétés – et pourtant il y en a deux qui suivent de loin, et qui vont essayer d’en savoir plus sur ce qui arrive à Jésus – et Jésus va être conduit au grand-prêtre Caïphe, mais il est d’abord intercepté par l’autre, le beau-père (Anne a été grand prêtre entre l’an 6 et l’an 15, il fait toujours partie du Sanhédrin, et comme sa fille est l’épouse de Caïphe, il a encore beaucoup de pouvoir) – le beau-père, qui voudrait bien en savoir un peu plus sur tous ces gens. « Il interrogea Jésus sur ses disciples et son enseignement.» Certains spécialistes s’étonnent de l’ordre des mots, les disciples d’abord et l’enseignement ensuite. Ils s’étonnent qu’au lieu de s’intéresser au contenu de son enseignement, le grand-prêtre commence par demander à Jésus des informations sur ses disciples – on ne sait pas lesquelles mais on peut deviner, leur nom, leur âge, leur activité, d’où ils viennent… Alors je ne sais pas si c’est parce que j’ai lu trop de livres et vu trop de films qui se déroulent pendant la deuxième guerre mondiale, mais moi ça ne m’étonne pas tellement. Ce texte a bien sûr une signification théologique très importante, mais il nous raconte d’abord une histoire, une histoire d’arrestation et d’interrogatoire, une histoire où le principal accusé protège les autres et refuse de les dénoncer, même quand il commence à recevoir des coups – regardons sa réponse, plutôt évasive « j’ai enseigné dans le temple, là où tous les Juifs se rassemblent ». Sous-entendu : Mes disciples c’est tous les juifs. Et ce n’est pas la peine de faire semblant de t’intéresser au contenu de mon enseignement, je sais très bien que tu m’as condamné d’avance.

Question : pourquoi est-ce que l’évangile de Jean insiste tellement sur cette protection, sur le fait que Jésus n’a dénoncé personne ? Est-ce que c’est seulement pour nous montrer que c’était « quelqu’un de bien » ? Peut-être un peu, puisque s’il y a un témoin, peut-être le disciple bien aimé- dans ce cas un très jeune homme, celui qui a aidé Pierre à entrer et qui a l’air de circuler librement dans le palais du grand-prêtre. C’est un peu curieux, l’évangile est brusquement très discret sur ce jeune homme mais vous avez sûrement remarqué que la servante demande à Pierre « N’es-tu pas, toi aussi, un des disciples de cet homme ? » Donc elle connaît l’autre, – et non seulement elle le connaît, mais elle l’écoute. C’est un élément étrange sur lequel on ne sait pas grand-chose – mais l’important c’est qu’en étant présent le jeune homme est témoin – il est témoin de ce que dit Pierre, on va y venir, mais peut-être d’abord témoin de l’interrogatoire, et donc témoin du fait que Jésus n’a dénoncé aucun de ses disciples. Mais je crois que si l’évangile insiste sur ce point, sur le fait que depuis le chapitre 17, depuis qu’il sait qu’il va être arrêté, Jésus protège ses disciples, ce n’est pas seulement par affection. C’est parce qu’à partir de maintenant, la révélation va passer par eux. La révélation va passer par eux car ce sont eux qui seront chargés de la proclamer. Et bien sûr, cinquante à soixante ans plus tard, à l’époque où l’évangile de Jean est écrit, la question des interrogatoires se pose tout autant qu’avant, parce que les communautés sont de plus en plus persécutées, en particulier celles de Jean, les communautés johanniques qui sont très souvent en conflit avec les autorités religieuses juives. Et donc il faut encourager ces communautés à tenir bon, à ne pas dénoncer – et surtout à ne pas renier – à ne pas faire comme Pierre.

Vous l’avez remarqué, en français on passe très facilement du verbe nier au verbe renier. En grec ce sont deux mots complètement différents, mais on trouvait déjà le verbe dans l’évangile de Luc (ch 12, 9), « celui qui me reniera devant les hommes sera renié par devant les anges de Dieu » ; ici, on entend l’opposition encore plus fort : à côté de Jésus qui se désigne tout de suite en disant c’est moi « je suis ; c’est bien moi » – EGO EIMI – Pierre recule de plus en plus en disant de plus en plus fort « je ne suis pas » OUK EIMI. Les deux formules sont très proches, elles contiennent le même verbe, mais elles manifestent des attitudes totalement opposées. Et pourtant, dans un premier temps, Pierre a fait ce qu’il avait promis, et surtout ce qu’il s’était promis de faire : il a essayé de se battre, donc de donner sa vie ; et quand Jésus a obtenu que les soldats laissent partir ses disciples, Pierre ne s’est pas sauvé, il l’a suivi, avec l’autre disciple – celui qui a ses entrées au palais du grand-prêtre.

Pourquoi est-ce que Pierre nie ? Pourquoi est-ce que par trois fois, y compris à quelqu’un qui connaît très bien celui qu’il a blessé à l’oreille, pourquoi est-ce qu’il dit ce mensonge : OUK EIMI, je ne le suis pas. Le texte ne le dit pas mais nous laisse comprendre qu’il a peur, surtout après l’histoire de l’oreille coupée – et nous comprenons aussi, sans bien savoir pourquoi, qu’il court plus de risques que l’autre disciple, celui qui a ses entrées chez le grand-prêtre et qui n’a pas l’air de cacher qu’il est disciple de Jésus, puisque même la servante le sait. Avoir peur c’est humain et normal, or le texte nous présente cela comme une faute – alors qu’est-ce qui est grave dans ce mensonge ? Ce n’est pas le fait d’avoir peur ; ce qui est grave, ce sont les implications de ce mensonge. La première, c’est qu’en niant, Pierre renie en effet – il renie parce qu’il a l’air de dire, ou en tous cas de partager l’idée des autres sur Jésus – l’idée que c’est mal de suivre Jésus – et c’est là le reniement ; et du coup, la deuxième implication, c’est que justement, d’une certaine manière, ce mensonge devient une vérité : en niant qu’il était un disciple de Jésus, Pierre cesse de le suivre – il n’est donc plus un disciple.

Mais voilà que ce reniement va devenir constructif – l’interruption de la suivance de Jésus est fondamentale, car elle va permettre à une troisième voix de se faire entendre ; Pierre parle de plus en plus fort, il s’enferme dans son mensonge, il s’agite, il nie – et en niant il n’est plus celui qui écoutait Jésus, il ne l’entend plus :  il est en train de devenir un non-disciple – mais il en a à peine le temps, car immédiatement, à travers le chant du coq, Jésus s’adresse de nouveau à lui. Le chant du coq va permettre à Pierre de se voir non comme le disciple qu’il croyait être, non comme celui qu’il voulait être par lui-même, sous l’effet de sa volonté humaine, mais de se voir comme il est vraiment. La parole de Jésus, qui annonçait son reniement, cette parole que Pierre a gardée en mémoire (et nous aussi bien sûr) devient à ce moment une parole de vérité. Elle permet à Pierre de voir ce qu’il est en vérité – c’est sans doute une expérience dévastatrice, mais en même temps, même si l’évangile de Jean (contrairement aux trois autres) en parle seulement plus tard, cette expérience permet, ou permettra que Pierre se remette à la suite de Jésus. Dans ce chant du coq, Jésus lui redit ce qu’il lui avait déjà dit, et cette fois Pierre peut le comprendre : « Tu ne peux pas me suivre maintenant ; tu me suivras plus tard ». En lui rappelant ces paroles, le chant du coq lui permet de comprendre que suivre Jésus, ce n’est pas ce qu’il croyait. Etre disciple, ce n’est pas s’en remettre d’abord à son propre courage de disciple, c’est d’abord assumer ses limites, ses difficultés, ses peurs et même ses doutes. Le reniement, immédiatement suivi du chant du coq, est le moment où Pierre est devenu disciple autrement – et si nous aimons ce moment, c’est bien sûr parce que nous sentons que le chant du coq s’adresse aussi à nous, que quelles que soient nos limites, nos difficultés, nos peurs ou nos doutes – quel que soit notre reniement, ce moment peut nous aider et nous remettre en position de disciples.

Amen