Prédication du 10 novembre 2024

de Dominique Imbert-Hernandez

Le Dieu de Rahab

Lecture : Josué 2

Lecture biblique

Josué 2

1 Josué, fils de Noun, envoya secrètement de Shittim deux espions, en disant : Allez voir le pays, et Jéricho ! Ils partirent, entrèrent chez une prostituée nommée Rahab et couchèrent là. 
2 On dit au roi de Jéricho : Des hommes sont venus ici cette nuit, des Israélites, pour explorer le pays ! 
3 Alors le roi de Jéricho fit dire à Rahab : Fais sortir les hommes qui t’ont rendu visite, ceux qui sont entrés chez toi, car c’est pour explorer tout le pays qu’ils sont venus ! 
4 Mais la femme prit les deux hommes et les cacha ; elle dit : Ces hommes m’ont bien rendu visite, mais je ne savais pas d’où ils étaient. 
5 Au moment où on allait fermer la porte de la ville, au crépuscule, ils sont sortis, sans que je sache où ils allaient ; poursuivez-les vite, et vous les rattraperez ! 
6 En fait, elle les avait fait monter sur le toit en terrasse et elle les avait cachés parmi les tiges de lin qu’elle y avait étendues. 
7 Ils les poursuivirent sur la route du Jourdain, jusqu’aux gués ; on ferma la porte de la ville après la sortie des poursuivants.
8 Avant que les espions ne se couchent, elle monta les rejoindre sur le toit. 
9 Elle leur dit : Je sais que le Seigneur (YHWH) vous a donné le pays ; la terreur que vous inspirez s’est abattue sur nous, et tous les habitants du pays défaillent devant vous. 
10 Car nous avons appris que le Seigneur a mis à sec devant vous les eaux de la mer des Joncs lorsque vous êtes sortis d’Egypte, et comment vous avez traité les deux rois amorites qui étaient en Transjordanie, Sihôn et Og, que vous avez frappés d’anathème. 
11 Nous l’avons appris, et notre cœur a fondu ; à tous le souffle manque devant vous, car le Seigneur (YHWH), votre Dieu, est Dieu dans le ciel, en haut, et sur la terre, en bas. 
12 Maintenant, je vous prie, faites-moi un serment par le Seigneur : comme j’ai agi avec fidélité envers vous, vous aussi, vous agirez avec fidélité envers ma famille. Vous me donnerez un signe qui soit certain. 
13 Vous laisserez vivre mon père, ma mère, mes frères, mes sœurs et tout ce qui leur appartient, vous nous sauverez de la mort. 
14 Les hommes lui dirent : Que nous mourions à votre place ! Mais ne divulguez pas notre affaire. Quand le Seigneur nous donnera le pays, nous agirons envers toi avec fidélité et loyauté. 
15 Elle les fit descendre avec une corde par la fenêtre, car sa maison était dans le mur même du rempart. C’est dans le rempart qu’elle habitait. 
16 Elle leur dit : Allez vers la montagne, de peur que vos poursuivants ne vous rattrapent. Cachez-vous là-bas pendant trois jours, jusqu’au retour de vos poursuivants, après quoi vous irez votre chemin. 
17 Ils lui dirent : Voici de quelle manière nous serons quittes de ce serment que tu nous as fait faire : 
18 lorsque nous entrerons dans le pays, attache ce cordon écarlate à la fenêtre par laquelle tu nous as fait descendre et rassemble auprès de toi, dans la maison, ton père, ta mère, tes frères et toute ta famille. 
19 Quiconque franchira les portes de ta maison pour sortir, son sang sera sur sa tête, et nous, nous serons quittes ! Mais si l’on met la main sur l’un de ceux qui seront avec toi dans la maison, son sang sera sur notre tête ! 
20 Si tu divulgues cette parole que nous t’avons donnée, nous serons quittes du serment que tu nous as fait faire. 
21 Elle dit : Qu’il en soit selon vos paroles ! Elle les laissa partir, et ils s’en allèrent. Puis elle attacha le cordon écarlate à la fenêtre.
22 Ils partirent, arrivèrent dans la montagne et y restèrent trois jours, jusqu’au retour de leurs poursuivants. Leurs poursuivants les cherchèrent partout où ils allèrent, sans les trouver. 
23 Les deux hommes redescendirent ensuite de la montagne et passèrent le Jourdain. Ils arrivèrent auprès de Josué, fils de Noun, et lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé. 
24 Ils dirent à Josué : A coup sûr, le Seigneur nous a livré tout le pays : tous les habitants du pays défaillent devant nous !

Prédication

Dans l’évangile selon Matthieu, Rahab est citée dans la généalogie de Jésus. Elle est la mère de Booz, celui qui épouse Ruth la moabite. Rahab est donc l’arrière arrière-grand-mère du roi David. Pour Matthieu, elle est une figure remarquable et cela tient à ce seul récit du livre de Josué. L’auteur de l’épitre de Jacques et celui de l’épitre aux Hébreux la mentionnent également comme un exemple de foi : elle est carrément associée à Abraham par Jacques et prend place dans la longue liste des témoins de la foi de l’épitre aux Hébreux. Nous pouvons effectivement le comprendre puisque Rahab, étrangère au peuple d’Israël, choisit délibérément le peuple des Israélites en protégeant les deux espions envoyés par Josué à Jéricho et elle le fait avec une confession de foi que les deux hommes, et Josué qui conduit le peuple après la mort de Moïse auraient tout aussi bien pu prononcer : l’Éternel votre Dieu est Dieu dans le ciel, en haut, et sur la terre, en bas.
Mais quelle est la foi de Rahab ? Plus exactement, quel est le Dieu dans lequel Rahab place sa foi ? Nous pouvons nous poser la question parce que Matthieu, lorsqu’il cite des femmes dans la généalogie ne choisit pas forcément des exemples de foi. Quelques générations avant Rahab, c’est Tamar qui ruse avec une extraordinaire audace quand Juda, son beau-père la renvoie dans sa famille sans enfant après la mort de ses deux maris les fils aînés de Juda. Après Rahab, Ruth la Moabite est d’abord fidèle à sa belle-mère Noémie. La femme d’Urie, qui n’est pas nommée par Matthieu, n’a pas la parole lorsque David la convoite, ni lorsqu’il décide de faire tuer Urie parce que Bethsabée est enceinte.
Nous pouvons aussi chercher à comprendre en qui Rahab place sa foi parce que le livre de Josué raconte une histoire de conquête, de guerres sans merci, de villes effondrées et d’habitants passés au fil de l’épée, tout cela au nom du Dieu qui a libéré son peuple de l’esclavage en Égypte, pour une terre promise dans laquelle ce peuple va entrer en traversant le Jourdain. Et Jéricho est là, de l’autre côté du Jourdain.
La terreur que vous inspirez s’est abattue sur nous, et tous les habitants du pays défaillent devant vous. Les mots de Rahab rendent compte de l’état d’esprit d’une population menacée d’anéantissement, qui n’a aucune pitié à attendre, parce que le peuple qui avance contre elle est particulièrement belliqueux. C’est un peuple dont le Dieu est un dieu guerrier et destructeur, vainqueur des autres peuples et de leurs dieux. Le Dieu du peuple qui avance contre Jéricho est le Dieu de l’anathème, c’est-à-dire qu’il ordonne que tout soit rasé, que tous et toutes soient tués. Nous l’avons appris et notre cœur a fondu ; à tous, le souffle manque devant vous.
Est-ce à cause de cette terreur que Rahab cache les deux espions, qu’elle dirige délibérément sur une fausse piste les soldats du roi de Jéricho ? Est-ce pour sauver sa peau qu’elle a l’audace de mentir aux uns et de protéger les autres ? Est-ce la menace de l’anathème qui la motive ? Si c’était cela, Matthieu ne l’aurait pas inscrite dans la généalogie de Jésus, et nous n’aurions rien à comprendre que nous ne sachions déjà tant la violence qui s’approche de Jéricho s’est manifestée au long des siècles et aujourd’hui encore provoquant toutes sortes de comportements, du pire au meilleur, de la cruauté à la solidarité, du déni à la contestation.
Rahab est environnée de violence, celle annoncée par la venue des espions, celle des soldats de Jéricho, violence devant laquelle une prostituée cananéenne ne pèse pas grand-chose. Et pourtant Rahab ne cède pas. Dans ce livre rempli de fureur, Rahab fait brèche et en cela elle aide à penser à la fois la violence et la résistance à son déchaînement. Elle nous aide à penser pour aujourd’hui : elle est ce miroir par lequel nous pouvons croire que dans la violence de notre monde, il est possible de ne pas se laisser aller à celle qui se tient en nous et qui est activée, agitée par celle que nous voyons ou que nous subissons.

Rahab fait ce que dit son nom : elle ouvre un espace. C’est ce que signifie Rahab : faire de l’espace. La pasteure Francine Carrillo a intitulé son tout petit livre consacré à la femme de Jéricho « Rahab la spacieuse ».
Rahab ouvre un espace, un chemin, une voie, une brèche, un passage et ce peut être aussi fin que la corde avec laquelle elle fait descendre les espions le long de la muraille de Jéricho.
Rahab ouvre un espace malgré la violence qui est et qui vient, et elle le fait en en appelant à Dieu, à l’Éternel votre Dieu qui est Dieu dans le ciel en haut et sur la terre en bas.
Mais ce n’est pas le Dieu de l’anathème, parce que ce Dieu-là, Rahab proteste contre lui, elle s’oppose à lui, femme, étrangère et prostituée et elle en appelle à un autre Dieu.
Le Dieu de l’anathème, dieu de violence et de destruction, elle le connaît déjà, Jéricho en a un aussi, semblable. Il y en a tant de ces dieux ou peut-être est-ce le même finalement, un dieu de guerre, de domination, un dieu pour être fort et puissant, un dieu pour désigner des ennemis. Un dieu pour un peuple contre les autres, un dieu pour se préserver de ce qui est étranger. Le genre de dieu qu’on invoque pour se sentir en sécurité, pour être bien entre soi et forcément, forcément, ce sera un dieu de discrimination, un dieu de violence. Le genre de dieu qu’on enrôle ou qu’on réclame pour préserver son identité et dont raffole les nationalismes, les fondamentalismes et les fanatismes de tous bords.
Ce dieu-là, Rahab le conteste, c’est un dieu vers la mort. Rahab pressent un autre dieu, Dieu pour les vivants. Alors que la violence barre l’horizon, alors que la désolation s’étend déjà avec son cortège d’angoisses, de terreurs et de désespoir, Rahab choisit le Dieu qui relie et qui rend présent et responsable. La femme cananéenne, prostituée, une femme de rien, se tient dans toutes ses fragilités et dans celle de son temps, elle les met en mots, cœur fondu, souffle manquant, pour s’avancer vers une alliance, ce qu’elle met aussi en paroles : comme j’ai agi avec fidélité envers vous, vous agirez avec fidélité envers ma famille, vous nous sauverez de la mort. Rahab passe un contrat avec serment, c’est une alliance avec les deux hommes, alors qu’ils sont, elle et eux, en situation de dépendance réciproque. C’est une alliance qui n’est au détriment ni d’elle ni d’eux : une alliance pour la vie.
Contre le Dieu de l’anathème, Rahab place sa confiance dans le Dieu de la reconnaissance et de la bonté, le Dieu qui relie les humains. Elle en appelle à un Dieu qui n’est pas un Dieu guerrier, mais un Dieu d’hospitalité pour elle, l’étrangère. Parmi les livres de la Bible hébraïque, et aussi à l’intérieur même de certains de ces livres, nous trouvons ces deux représentations de Dieu, deux théologies, des récits différents, divergents. Les récits d’Abraham, de Ruth, et ceux de Josué, de Néhémie. Qui ne cessent de se corriger, de s’interpeller, de discuter, d’offrir aux lecteurs leurs possibilités de penser leurs temps. Les évangiles nous permettent de discerner, de nous orienter, avec Jésus-Christ qui, marchant, parlant, agissant, annonce le Royaume de grâce et révèle Dieu comme un Père généreux et bienveillant, Dieu avec les vivants.

Nous pouvons comprendre alors pourquoi Matthieu, en ouverture de son évangile de l’Emmanuel (Dieu avec nous) a inscrit Rahab dans la généalogie de Jésus, comme Tamar, comme Ruth, ces femmes qui ont fait brèche, qui ont ouvert un espace, un chemin dans des situations d’impasse où la mort semblait l’emporter. Tamar ruse pour coucher avec Juda son beau-père, mettre au monde un fils et mettre en échec l’injustice où Juda l’avait cantonnée. Ruth quitte son pays, sa famille et ses dieux et reste avec Noémie pour que l’amertume n’engloutisse pas sa belle-mère après la mort de son époux et de ses fils.
Rahab, rien qu’une femme, une femme de rien, ouvre un espace qui est un passage à travers l’idéologie de la conquête et de « la nation contre les autres », à travers le rite de l’anathème qui vise à l’élimination des étrangers, à travers les murailles qui enferment ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors, et hors des chemins qui tournent en rond et rendent fous.
Elle est la figure d’une identité aussi bien dynamique que fidèle car sa fidélité n’est pas fidélité à un sol ou à un sang, mais fidélité au Dieu qui fait passer de la fermeture et de l’exclusion à l’hospitalité. Avec Rahab, l’étrangeté, la diversité ne sont pas les ennemies de l’identité, elles en font partie. Francine Carrillo écrit ainsi que nous sommes tous constitués d’un pluriel qui nous échappe et nous lie les uns aux autres. Dans le récit du livre de Josué, le cordon écarlate attaché à sa fenêtre en est le signe. Ce n’est pas grand-chose, mais il est là, dans le récit, pour rappeler aux hébreux qu’ils sont le peuple de la traversée, du passage, du mouvement, de l’aventure et que c’est ainsi que l’avenir s’ouvre, dans la disposition à ne pas s’installer, à ne pas reproduire, à rester attentif aux questions qui n’ont pas de réponse, pas encore, pas tout de suite. Et c’est bien ainsi que Jésus de Nazareth a marché sur cette terre qui n’est toujours que promise pour pouvoir être terre habitée. Car là-bas, comme ici, comme partout, posséder la terre, c’est finir par la rendre inhabitable.
Dans ce récit, le cordon écarlate fait toujours signe pour la vie de l’autre, différent, étranger, pour l’hospitalité, pour la transgression des discriminations et de la violence. Il est le signe de ce qui relie, de ce qui noue les uns aux autres des humains différents et se reconnaissant dans leur précieuse humanité. Il est signe de ce qui engage envers l’autre et fait passer, traverser de la violence à la préservation des vivants, ce qui fait transgresser l’usage, le rite, la prescription de la violence. Cette reconnaissance quelle que soit celles et ceux qui en témoignent est toujours signe de Dieu, Dieu d’Abraham, de Rahab, de Ruth et de Jésus-Christ.

Avec Rahab qui a foi en un autre Dieu que celui de l’anathème, une autre manière d’être au monde prend corps, et un monde autre prend forme, où la reconnaissance mutuelle et la bonté remplacent la désolation et la haine. Avec elle, il est possible de chercher, en y appliquant le cœur et l’intelligence, l’espace même étroit, le chemin même surprenant par où la vie peut passer quand la violence s’impose. Puisque le monde est violent, puisque la violence est une réalité humaine. Si la Bible n’en faisait pas état, elle ne serait qu’un mauvais conte. La lucidité sur soi-même et sur l’humanité, l’attention aux mouvements et aux dérives accompagnent chaque lecteur attentif, particulièrement à ne pas faire de Dieu le reflet du monde.
L’arrière arrière arrière…arrière-petit-fils de Rahab, Jésus de Nazareth qui était le Christ de Dieu a ouvert pour tous et toutes l’espace de la reconnaissance, de l’hospitalité, de la bonté de Dieu afin que tous et toutes y puisent, afin que notre capacité à chacun, à chacune, à les mettre en forme, en œuvre, en corps, notre corps, afin que cette capacité soit vivifiée. La reconnaissance, l’hospitalité, la bonté ne relèvent pas de foule, de masse, de peuple, mais de personnes singulières et en relations, fragiles et déterminées, désarmées et confiantes qui ouvrent, avec d’autres, pour d’autres de petites brèches dans toutes sortes de murailles idéologiques, religieuses, sociales, politiques. Y passent un peu de lumière, un souffle d’air, mais cela peut suffire pour la vie, pour l’avenir, pour le Christ vivant, pour Dieu.