Prédication du 9 décembre 2018

de Valérie Lobry-Granger

Le pardon

 Lectures

Mathieu 18, 15 – 35

Si ton frère a péché, va et reprends-le seul à seul. S’il t’écoute, tu as gagné ton frère.

Mais s’il ne t’écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que toute l’affaire se règle sur la parole de deux ou trois témoins.

S’il refuse de les écouter, dis-le à l’Église ; et s’il refuse aussi d’écouter l’Église, qu’il soit pour toi comme un païen et un péager.

En vérité je vous le dis, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sur la terre sera délié dans le ciel.

Je vous le dis encore que si deux d’entre vous s’accordent sur la terre pour demander quoi que ce soit, cela leur sera donné par mon Père qui est dans les cieux.

Car là où deux ou trois sont assemblés en mon nom, je suis au milieu d’eux.

Alors Pierre s’approcha et lui dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère, lorsqu’il péchera contre moi ? Jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à soixante-dix-sept fois.

C’est pourquoi, le royaume des cieux est semblable à un roi qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs.

Quand il se mit à compter, on lui en amena un qui devait dix-mille talents.

Comme il n’avait pas de quoi payer, son maître ordonna de le vendre, lui, sa femme, et ses enfants, et tout ce qu’il avait, et de payer la dette.

Le serviteur se jeta à terre, se prosterna devant lui et dit : Seigneur, prends patience envers moi, et je te paierai tout.

Touché de compassion, le maître de ce serviteur le laissa aller et lui remit la date.

En sortant, ce serviteur trouva un de ses compagnons qui lui devait cent deniers. Il le saisit et le serrait à la gorge en disant : paie ce que tu me dois. Son compagnon se jeta à ses pieds et le suppliait disant : prends patience envers moi, et je te paierai.

Mais lui ne voulut pas ; il alla le jeter en prison, jusqu’à ce qu’il ait payé ce qu’il devait.

Ses compagnons, voyant ce qui arrivait, furent profondément attristés, et ils allèrent raconter à leur maître tout ce qui s’était passé.

Alors, le maître fit appeler ce serviteur et lui dit : Méchant serviteur, je t’avais remis en entier ta dette, parce que tu m’en avais supplié ; ne devais-tu pas avoir pitié de ton compagnon, comme j’ai eu pitié de toi ?

Et son maître irrité le livra aux bourreaux jusqu’à ce qu’il ait payé tout ce qu’il devait.

C’est ainsi que mon père céleste vous traitera si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur.

 Psaume 103, 8 – 14

L’Éternel est compatissant, et il fait grâce. Il est lent à la colère et riche en bienveillance ; il ne conteste pas sans cesse ; il ne garde pas sa colère à toujours ; il ne nous traite pas selon nos péchés et ne nous rétribue pas selon nos fautes.

Mais autant les cieux sont élevés au-dessus de la terre, autant sa bienveillance est efficace pour ceux qui le craignent ;

Autant l’Orient est éloigné de l’occident, autant il éloigne de nous nos offenses. Comme un père a compassion de ses fils, L’Éternel a compassion de ceux qui le craignent.

Car il sait de quoi nous sommes formés, il se souvient que nous sommes poussière.

Hébreux 10, 16 – 18

Voici l’alliance que je ferai avec eux, après ces jours-là, dit le Seigneur : je mettrai mes lois dans leurs cœurs, et je les écrirai dans leur esprit, il ajouter : et je ne me souviendrai plus de leurs péchés ni de leurs iniquités. Or, là où il y a pardon des péchés, il n’y a plus d’offrande pour les péchés.

Mathieu 9, 2 – 7

On amena à Jésus un paralytique couché sur un lit. Jésus, voyant leur foi, dit au paralytique : Prends courage, mon enfant, tes péchés te sont pardonnés.

Sur quoi, quelques scribes se dirent : cet homme blasphème.

Et Jésus, qui connaissait leurs pensées, dit : pourquoi avez-vous de mauvaises pensées dans vos cœurs ? Qu’est-ce qui est plus facile, de dire : tes péchés te sont pardonnés, ou de dire : Lève toi et marche ?

Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit et retourne chez toi. Il se leva et s’en alla chez lui.

 Prédication

« Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »

Vous l’aurez compris, c’est sur le thème du pardon que portera notre médiation de ce matin. Ce terme que nous connaissons depuis l’enfance, tant il est associé à notre éducation religieuse depuis l’école biblique, la liturgie, les textes bibliques ou littéraires, la philosophie, etc..

Un terme pourtant suspect car il recouvre d’autres termes qu’on n’aime pas : faute, péché, rémission, rédemption, expiation… On s’en méfie comme de tout ce qui nous embrigade dans un fatras religieux de marchandage, avec Dieu ou avec ceux qui prétendent le représenter. On aime pourtant le rapprocher du terme « grâce » qui nous plaît plus dans son inconditionnalité.

Un terme mis à toutes les sauces, et qui recouvre aussi des réalités très différentes : pardon de Dieu pour nos fautes que nous lui avouons ou pas, pardon de nos parents et de nos proches pour nos offenses, pardon pour des crimes impardonnables, plus récemment pardon collectif ou historique, qui s’éloigne du religieux pour un registre plus moral d’une société vis-à-vis de fautes passées ou récentes.

Enfin pardon qu’on donne (ou qu’on essaie de donner) et pardon qu’on reçoit. Pardon qui implique une réciprocité, ou pardon gratuit, pardon inconditionnel, pardon effacement des fautes ou pardon oubli pur et simple.

J’ai choisi ce matin d’écarter volontairement la catégorie « pardon collectif » ou « pardon impardonnable » déjà largement abordés par philosophes et théologiens. Nous ne parlerons donc pas de génocide, de Shoah, de guerres de religion ; nous ne parlerons pas non plus de crime, de viol, de haute trahison, de torture, de toutes sortes de crimes ou d’atrocités perpétrés par les hommes sur les hommes.

Je me concentrerai au contraire sur le pardon des fautes « pardonnables ». Ces fautes quotidiennes ou exceptionnelles, sur lesquelles notre raison, notre volonté, peut faire ou défaire une situation. Ces dizaines, ces milliers de fautes individuelles qui perturbent, voire qui empoisonnent les relations humaines, en famille, entre amis, ou même avec des gens qu’on ne connaît pas. Ces non-dits qui se transmettent de génération en génération. La question essentielle, c’est la fonction du pardon dans notre société. Au fond, à quoi ça sert de pardonner, ou d’être pardonné ?

Et pour cela je voudrais commencer par explorer l’origine de la notion du pardon ; est-ce une origine 100% biblique ou non ? Quelle était sa fonction chez les juifs et les premiers chrétiens ? Comment a évolué cette notion ?

Et puis dans une deuxième partie je voudrais explorer la fonction du pardon dans nos vies, aujourd’hui : comment mettons-nous en œuvre -ou pas- le pardon de notre de nos prochains. Comment s’exerce cette réciprocité théorique (pardonner et être pardonné) ? et quel effet sur nous-mêmes et sur la collectivité.

I – Le pardon, une invention de Dieu

Commençons donc par l’origine du pardon. J’ai passé de longs moments à lire quelques textes passionnants sur ce sujet. Plusieurs auteurs seront donc assez présents par citation pendant cette prédication : Olivier Abel, professeur de théologie éthique, Vladimir Jankelevitch, spécialiste de philosophie ancienne et grand résistant ; et enfin Paul Ricoeur, philosophe français bien connu des protestants.

Le pardon est une notion essentiellement religieuse, et quasi exclusivement chrétienne, même si en réalité on voit apparaître la notion de pardon dans certaines œuvres littéraires laïques comme les fables d’Ésope, vers 600 avant JC. Le terme pardon vient du latin perdonare, donner totalement, donner à quelqu’un sa dette, annuler toute dette. Dans la bible, le terme pardon est dès l’origine lié au péché (autre mot qu’on n’aime pas !). En tout état de cause le pardon est donc une notion quasi exclusivement biblique, donc juive au départ (même si les juifs l’interprètent assez vite comme un marché avec compensation), puis chrétienne.

Elle existe beaucoup moins dans l’Islam, même si le pardon est présenté comme une vertu du musulman, mais ce pardon humain n’efface jamais la faute, qui elle, sera jugée par Allah qui imposera une expiation.

En ce qui concerne les juifs, Jacques Attali explique que dans l’histoire, la relation des Juifs avec l’argent s’est démarquée de celle des autres religions monothéistes. Cette richesse est bienvenue chez les Juifs, et doit servir à réparer le monde. Elle apparaît donc rapidement comme un moyen de compensation d’un préjudice ou d’une offense, permettant ainsi que la vengeance et la rancune ne s’installent pas. Pour les juifs donc, pardon va de pair avec réparation et avec compensation.

En réalité, que ce soit dans le cas du pardon de Dieu, ou du pardon d’un homme envers un autre homme, la bible hésite parfois entre un pardon universel, inconditionnel, comme dans le psaume que nous avons lu, et un pardon accordé avec échange ou réciprocité. Le pardon est accordé d’avance à ceux qui craignent Dieu, à ceux qui obéissent à sa loi (« l’Éternel a compassion de ceux qui le craignent », psaume 103). Elle n’introduit pas franchement la notion de marchandage pour obtenir le pardon, mais peut parfois le laisser croire aux dépositaires de l’autorité religieuse, qui commencent à l’exploiter. Les rabbins, par exemple, disaient au temps de Jésus qu’on pouvait pardonner 3 fois. C’est la raison pour laquelle Pierre propose 7. Jésus casse les codes, une fois de plus, en disant 77, ce qui veut dire tout le temps, autant de fois qu’il faut, autant de fois qu’il te le demande…

Cette tentation du marchandage, nous la trouvons dans le texte de Mathieu (ce que vous lierez sur terre sera lié au ciel, et ce que vous délierez sur terre sera délié au ciel ; c’est en quelque sorte une « délégation de pouvoir » que Jésus accorde aux disciples pour juger les fautes des uns et des autres. Et c’est ce texte qui a servi de base à l’Église pendant des siècles pour monnayer ses services, pour marchander notre salut. Un exemple parmi d’autres : Vous voulez être sauvés ? avoir une place au paradis ? Venez, venez, vous aurez tout cela, mais à une condition : confessez-nous vos péchés, expiez vos fautes, vous qui êtes éternellement coupables, comme nous, Église, nous allons vous le montrer. Confession, expiation, et enfin pardon SI et seulement SI on se conforme aux exigences des représentants de Dieu sur terre… l’invention de l’expiation, c’est le contraire de la grâce, le casier judiciaire de notre péché. Une arnaque que Luther dénoncera en brandissant l’arme de la grâce divine, et en proposant la repentance, qui est tout l’inverse : un chemin personnel de prise de conscience, non conditionné par le pardon…

Si l’on suit strictement la Bible, le pardon de Dieu va jusqu’à l’oubli, ou plutôt jusqu’à ne plus se souvenir « je ne me souviendrai plus de leurs péchés », ce qui n’est pas tout à fait pareil. L’oubli pourrait être juste une négligence, un effacement du passé mais pas de la faute commise. Ne pas se souvenir des fautes, c’est redonner constamment une nouvelle chance. Ne pas laisser l’homme avec le poids de sa faute, ne pas l’enfermer dans l’imperfection, et surtout considérer qu’un homme peut changer. S’il n’est pas marqué à tout jamais par la faute commise, Dieu lui laisse la possibilité de recommencer, de se relever, en lui donnant autant d’encouragement que celui qui n’a pas commis de faute.

Avec Jésus, c’est un pardon totalement inconditionnel qui apparaît, mais qui encourage de notre part le pardon pour les autres dans le futur. Un pardon gratuit, a priori, sans explication et sans négociation, cette grâce divine qui fait que Dieu met de côté nos fautes et nos imperfections, pour ne pas nous laisser dans cette culpabilité éternelle ; c’est en nous libérant définitivement de cette culpabilité, même sur la croix, que Jésus nous sort de cette condition de pécheur et nous pousse à essayer de lui ressembler.

Mais quel que soit le mode de pardon, il traduit une fois de plus le sentiment de Dieu à notre égard. Bien sûr, il vaudrait mieux que l’homme soit parfait. Bien sûr, nous devrions tous être comme Job et continuer à louer Dieu quand les malheurs s’abattent sur nous ou quand nous provoquons des catastrophes. La vérité c’est que les hommes sont des hommes, et depuis Adam et Eve Dieu sait -et nous savons- que nous sommes imparfaits. Que nous sommes volages, cupides, trompeurs et parfois trompés, agressifs ou vengeurs, jaloux et paresseux. Ce que Dieu nous dit à travers ces versets, c’est qu’il nous aime dans notre condition d’homme, et qu’il espère constamment nous pousser à nous rapprocher de lui, et que le pardon est le meilleur exemple qu’il nous invite à suivre.

Ce qui est constamment présent également, c’est ce principe de réciprocité : Dieu nous pardonne autant, de la même façon, que nous pardonnons à nos bourreaux. Jésus ne dit pas « pardonne-nous SI nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé, mais pardonne-nous COMME nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Là aussi la distinction est importante. Dieu ne fait pas de chantage, il nous pousse constamment à suivre son exemple. A l’image du « tu aimeras ton prochain comme toi-même », nous pardonnons à notre prochain non par intérêt, ou parce que Dieu nous a promis une récompense, mais par totale gratuité. Une relation à l’autre totalement désintéressée, un don inhabituel, de l’ordre de la grâce. L’exemple de la grâce de Dieu nous donne confiance dans notre capacité à l’imiter, sans contrepartie.

II – Le pardon, un miracle à notre portée

Dans le texte de Mathieu que je vous ai lu tout à l’heure, Jésus dit au paralytique, avant même de le guérir : « prends courage, mon enfant, tes péchés te sont pardonnés » Puis après un bref échange avec les scribes, qui l’accusent de blasphème, il dit « Qu’est-ce qui est le plus facile, de dire : tes péchés te sont pardonnés, ou de dire : lève-toi et marche ? Or, afin que vous sachiez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de pardonner les Péchés : Lève-toi, dit-il au paralytique, prends ton lit et retourne chez toi. » Extraordinaire situation où le miracle n’est pas que le paralytique soit guéri, mais que ses péchés soient pardonnés… la guérison vient du pardon des péchés, et pas d’un tour de magie quelconque. Le pardon inconditionnel annoncé à cet homme le lave de toute sa culpabilité, de toute sa vie de souffrance, pour le laisser se relever tout seul et repartir vers une vie nouvelle.

Ce paralytique, c’est nous lorsque nous trimballons notre vie de culpabilité, et notre vie de victime. Lorsque personne ne nous libère de cela une fois pour toutes, le fardeau ne peut que s’alourdir et nous paralyser petit à petit.

Ce miracle-là, il me semble qu’il est à notre portée :

En gros si on y réfléchit bien on est souvent offenseur, et souvent offensé :

Réfléchissons à toutes les fautes que nous commettons plus ou moins sans y penser : des petits arrangements avec la vérité en parlant avec son conjoint, des petites trahisons sans importance avec ses amis, de mauvaises excuses pour ne pas tenir une promesse à ses enfants, ou tout simplement un manque d’attention à l’autre qui en a besoin. Souvenons-nous aussi des rancunes cachées dans un coin de notre tête : querelle d’argent pas réglée, brouille jamais apaisée, trahison jamais pardonnée, détestation pour je ne sais quelle querelle d’enfant jamais enterrée… nous avons tant et tant de raisons d’en vouloir aux autres, au fil de nos vies. Et tant de raisons de camper sur nos positions de victime offensée. Et donc de couper le fil de la relation avec l’autre. Quand on se retranche derrière la rancune, rien ni personne ne pourrait nous faire bouger d’un iota. La rancune, pour celui qui la ressent c’est un poison hautement toxique à diffusion lente, qui ne disparaît pas même lorsque l’origine de cette rancune est oubliée. On est malheureux, on est blessé, rien ne pourra nous faire changer d’avis.

C’est le processus du deuil décrit par bien des psychanalystes. Qu’il s’agisse d’un deuil véritable, ou bien d’un divorce, d’une déception amoureuse ou d’une brouille absolue, les étapes sont toujours les mêmes : ça commence par la sidération, puis le déni, puis c’est la révolte ou la colère, puis la dépression, et enfin la reconstruction. La rancune elle se niche entre la colère et la dépression, et si on ne fait rien, elle peut durer éternellement. Humainement, il n’y a aucune raison de sortir de la rancune. C’est à la fois très confortable (on reste une victime), et ça évite de se poser des questions. Qu’est-ce qui fait qu’on peut un jour sortir de la dépression pour reconstruire autre chose autrement ? Reprendre le dialogue avec l’offenseur, tendre la main, essayer de comprendre pourquoi il a fait ça, lui expliquer pourquoi ça nous a fait si mal, c’est faire un effort surhumain. Mais cet effort surhumain permet peut-être d’éviter des mois, des années de souffrance. Un effort surhumain, n’est-ce pas ce que nous propose Dieu constamment ? Sortir un peu de notre condition humaine imparfaite, belliqueuse, fautive, pour essayer le pardon.

C’est vraiment ce que je ressens avec la présence de Dieu dans nos vies : on commence par ne pas être d’accord, on est en colère, on boude, on montre notre malheur. Ou bien lorsqu’on est fautif on passe à autre chose, on essaie d’oublier ce qu’on a fait, se dire « c’est pas si grave », et parfois on se réveille la nuit sans comprendre pourquoi. Et puis après un laps de temps très variable, on ressent comme un besoin, comme une urgence, de se débarrasser de ce poids sur nos épaules. Mettre au sens strict du terme, un peu de grâce dans notre humanité.

Peut-être qu’à ce moment-là, justement, Jésus s’approche de nous pour nous dire : Tes péchés te sont pardonnés, lève-toi et marche.

Amen