Prédication du 28 octobre 2018

Culte de la Réformation

de Catherine Axelrad

Le Royaume et l’Eglise

Vous vous demandez peut-être pourquoi, pour ce culte de la Réformation, au lieu de parler du chapitre de la lettre de Paul aux Romains qui a permis à Luther de découvrir que, comme je l’ai dit en d’autres termes tout à l’heure au moment de l’annonce du pardon, l’homme est à la fois toujours pécheur et déjà toujours justifié, rendu juste par l’amour exigeant mais inconditionnel de Dieu – pourquoi au lieu de parler de ce texte j’ai choisi ce récit de la mort d’Ananias et Saphira – une histoire célèbre, qui a inspiré de nombreux peintres, une histoire qui a joué un rôle théologique important – mais une histoire qui nous met aujourd’hui franchement mal à l’aise.  Mais justement, je crois qu’il faut en parler, et que ça a du sens de le faire au sujet de la Réforme, parce que cette histoire ne nous plonge pas seulement dans la vie difficile des premières communautés chrétiennes – par ce qu’elle raconte, à travers les phénomènes qu’elle décrit, elle nous permet de nous interroger sur le fonctionnement des Eglises – et si je l’ai mise en regard avec le texte de Jésus qui parle de justice et de compassion, ce n’est évidemment pas par hasard.

Alors comme cette histoire fait partie des textes bibliques qui gênent, beaucoup de gens ont décidé qu’elle avait été inventée pour impressionner les fidèles ; et c’est vrai qu’avec ses deux parties, la mort brutale d’Ananias pendant que Pierre l’interroge, le rebondissement de l’action avec l’arrivée de Saphira qui n’est pas au courant de la mort de son mari et qui se fait piéger pendant l’interrogatoire, cette histoire a un peu l’air d’un conte. Mais pour ma part, je ne crois pas du tout que c’est un conte – je pense même qu’il est tout à fait possible que les choses se soient passées comme ça – exactement comme elles sont racontées ; n’oublions pas que nous sommes dans les tout premiers temps de l’Eglise, dans une communauté très – très – croyante, et aussi une communauté où la pression exercée par le groupe sur les individus est très forte. Quand Pierre dit à Ananias : « mais pourquoi as-tu menti alors que tu pouvais très bien garder ton champ ? » on voit bien qu’il n’est pas tout à fait honnête. On comprend très bien en entendant le texte que la mise en commun des biens n’était pas tout à fait spontanée – et d’ailleurs ce n’était pas le seul cas : on a retrouvé à Qûmran une règle de vie communautaire qui rendait le partage des biens obligatoire. Et on l’a bien entendu, dans cette communauté dirigée par Pierre ils ont même mis en place un  rituel : « tous ceux qui possèdent des champs ou des maisons viennent en déposer le prix aux pieds des apôtres », et ce sont les apôtres qui se chargent ensuite de la redistribution. On imagine très bien la pression psychologique parmi les membres de la communauté, les reproches – peut-être pas formulés, mais les reproches quand même – (« et ces deux-là, ils n’ont pas un champ ? qu’est-ce qu’ils attendent pour le vendre ? ») et le désir de ces deux malheureux Ananias et Saphira – le désir de se faire bien voir, de passer pour plus saints qu’ils le sont, ou tout simplement d’obtenir l’amitié des autres en venant à leur tour déposer l’argent aux pieds des apôtres. Je ne sais pas pourquoi (peut-être à cause de l’arrêt cardiaque), Ananias et Saphira, je les imagine plus tout jeunes, ayant la foi mais un peu inquiets malgré tout – d’accord, les croyants liquident tous leurs biens et partagent l’argent en attendant le retour du Seigneur, mais s’il ne revient pas tout de suite, qu’est-ce qui va nous arriver ? (et d’ailleurs la suite des événements ne leur a pas donné tout à fait tort)  Comment on va vivre? Alors oui, après leur premier mouvement de générosité, après avoir cédé à la pression collective et vendu leur champ, ils ont eu un peu peur – pas tellement, puisqu’ils n’ont pas tout gardé (ils sont plus généreux qu’aucun d’entre nous !) – mais un peu, juste assez pour faire des bêtises, garder un peu d’argent pour eux et faire un petit mensonge en croyant que personne ne s’en apercevra.  Et si ça se trouve, ce mensonge les culpabilise déjà tellement que c’est comme ça que Pierre s’en aperçoit – Ananias arrive tout tremblant, ou il bafouille, ou il n’ose pas le regarder en face… Bien sûr qu’il y a pas mal de faiblesse humaine de leur part dans tout cela : le désir de se faire bien voir, un certain amour de l’argent, un certain calcul (ils se sont entendus entre eux pour mentir), et bien sûr le mensonge lui-même.

Mais si on doit utiliser le mot de péché, le péché, le vrai, ce n’est pas eux qui le commettent.  Si leur sentiment de culpabilité envers Dieu et envers la communauté est si fort qu’ils meurent quand ils sont mis en accusation, c’est justement parce qu’ils ont la foi. Quand Pierre dit à Ananias qu’il a menti à l’Esprit saint et à Dieu, Ananias le croit totalement – il le croit si fort que son coeur s’arrête de battre; quand Pierre menace Saphira en lui révélant (et par surprise, de manière particulièrement ignoble) la mort de son mari, et en lui annonçant sa propre mort, elle le croit tellement qu’elle meurt à son tour. On voit très bien que dans ce texte, malgré leurs petites fautes, Ananias et Saphira sont des victimes. Des victimes de qui ? Au verset 11 apparaît pour la première fois – pour la première fois dans les Actes des apôtres, et peut-être pour la première fois dans l’histoire – un mot promis à un grand avenir : « Une grande crainte saisit toute l’Eglise et tous ceux qui apprirent cela ».  L’Eglise, – l’Ek kaleo, ceux qui sont appelés – c’est peut-être bien la première fois qu’elle est responsable de la mort d’êtres humains, mais nous savons que ce n’est pas la dernière – et elle l’est ici par l’intermédiaire d’un de ses représentants déjà les plus éminents, Pierre lui-même. Mais oui, la Réforme l’affirmera quinze siècles plus tard : comme chaque être humain est à la fois justifié et pécheur, l’Eglise est à la fois sainte et pécheresse – et cela, nous le voyons avec ce récit, dès le commencement. Le péché que l’Eglise commet par l’intermédiaire de Pierre en terrorisant Ananias et Saphira au point qu’ils en meurent – et vous avez remarqué qu’ils sont enterrés à la va-vite, sans même une prière – allez hop, on les emporte –  ce n’est pas seulement un manque de compréhension ou d’amour, c’est une manipulation psychologique extrêmement grave : non seulement des chrétiens – et pas n’importe lesquels ! – font preuve ici d’une extrême dureté de coeur envers leurs frères, ce qui est déjà contraire à l’Evangile, mais ils prétendent le faire au nom du Seigneur, en invoquant l’Esprit saint!  Et nous savons bien que ce n’est qu’un début, que les Eglises chercheront toujours à exercer leur pouvoir au nom du Christ. La grande crainte dont parle le texte, – ne nous y trompons pas : en hébreu la crainte de Dieu signifiait aussi la foi – mais là le texte grec emploie carrément le mot Phobos, c’est bien de peur qu’il s’agit – cette peur qui s’empare des fidèles après la mort d’Ananias et Saphira, ce n’est pas la foi dans le Dieu de Jésus-Christ – c’est la conséquence d’une manipulation psychologique, d’une autorité humaine, d’un pouvoir usurpé par le dirigeant d’une communauté. Et nous le savons : cette autorité tellement contraire à l’esprit de l’Evangile, elle sera exercée à bien des époques, dans toutes les Eglises – y compris dans la nôtre bien sûr. Feuilletons avec l’écrivain Stephan Zweig les registres de Genève[1] sous l’autorité de Calvin: un bourgeois a souri lors d’un baptême : 3 jours de prison. Un autre s’est endormi pendant le prêche : la prison ; 2 bourgeois ont été surpris jouant aux quilles : la prison ; quelqu’un a critiqué la théorie de la prédestination : on lui perce la langue au fer rouge. Bientôt les cachots sont à tel point bondés qu’on n’y peut plus loger aucun prisonnier ; et les bûchers – on pense toujours aux bûchers de l’Inquisition catholique, et on n’a pas tort car il y en a eu beaucoup plus, mais il faut savoir qu’à l’époque de Calvin et avec son accord, le tribunal de Genève a condamné au bûcher 49 personnes : le théologien Michel Servet, dont on parle encore beaucoup aujourd’hui – et 48 femmes qu’on a complètement oubliées, 48 femmes qu’on appelait alors des « sorcières » : 48 femmes peut-être un peu déséquilibrées, accusées de sorcellerie, rendues à moitié folles, ou complètement, par les interrogatoires…

En écrivant l’histoire d’Ananias et Saphira, Luc pensait sans doute montrer que la justice de Dieu était à l’œuvre dès les commencements de l’Eglise. En réalité, il nous montre le contraire : le mal était présent non pas seulement en dehors de l’Eglise mais au-dedans, et cela dès le commencement. Et nous savons que même aujourd’hui, y compris quelquefois dans nos communautés protestantes, la tentation de la manipulation psychologique existe et que nous devons nous y opposer. Mais parce que le mal y est présent, comme dans toute institution humaine, est-ce que cela veut dire que l’Eglise ne peut pas être un lieu de foi et de justice ? Je ne le crois pas, sinon je ne serais pas ici aujourd’hui. Nous sommes dans une problématique que le prêtre Loisy, lui-même excommunié en 1908 par sa propre église, avait exprimée en ces termes : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue ». Cette phrase très célèbre est au cœur de notre questionnement d’aujourd’hui, surtout si on l’écoute avec la suivante : « Jésus annonçait le Royaume, et c’est l’Eglise qui est venue  Elle est venue en élargissant la forme de l’Evangile, qui était impossible à garder telle quelle, dès lors que le ministère de Jésus eut été clos par sa passion » Il me semble que ces deux phrases résument très bien les difficultés auxquelles nous sommes toujours confrontés. Et ces difficultés n’empêchent pas qu’aussi pécheresses qu’elles aient été et soient encore trop souvent, les Eglises en tant qu’émanation du peuple des chercheurs de Dieu soient en effet des lieux – des lieux parmi d’autres – mais des lieux vivants, où la forme de l’Evangile peut et doit s’élargir.

Oui, l’histoire que nous avons entendue nous montre que depuis les commencements la volonté humaine de pouvoir était en contradiction avec la proclamation évangélique ; mais dans ces difficultés et cette apparente contradiction – malgré les écrits antisémites de Luther, malgré l’assassinat de Michel Servet et les persécutions subies par de nombreux Genevois – et aussi malgré les trop nombreuses communautés protestantes qui font aujourd’hui encore de la Bible une lecture littérale et coercitive – malgré tout cela je crois que la Réforme – par la remise en cause définitive d’une Eglise prétendument sainte et infaillible – par la conscience et l’affirmation que l’Eglise a toujours besoin de se réformer – la Réforme représente depuis son origine et plus que jamais un élément d’ouverture et de progrès. Et si Calvin a rendu la vie impossible à notre cher Sébastien Castellion, qui a eu la chance de mourir à Bâle avant le procès qui l’attendait à Genève, la Réforme avait quand même permis auparavant que ce petit apprenti imprimeur devienne le premier théologien véritablement libéral, celui dont le dernier ouvrage posthume est intitulé « De l’art de douter et de croire, d’ignorer et de savoir » ; je crois que comme Castellion hier  nous devons faire aujourd’hui de notre mieux pour que notre Eglise – et à cet égard c’est sans doute une grande chance qu’elle ait été persécutée et soit restée minoritaire – pour que notre Eglise toujours à réformer soit et demeure un des lieux où se manifeste cette exigence fondamentale que Jésus nous a transmise : la justice, la compassion – on pourrait dire aujourd’hui la bienveillance – la justice, la bienveillance et la fidélité.

Amen

[1] Que le pasteur Jean Schorer lui ouvrit en 1936, lui demandant de « consacrer un volume à Sébastien Castellion, ce courageux champion de la tolérance et de la liberté » – livre aujourd’hui disponible sous le titre « Conscience contre violence ».