Prédication du 14 avril 2019

Dimanche des Rameaux

de Catherine Axelrad

Le Seigneur en a besoin

Introduction

Nous allons entendre deux textes, très connus l’un et l’autre. Le premier est une prophétie, ou en tout cas un poème attribué au prophète Zacharie – un prophète probablement né en exil à Babylone, qui revient et prêche pour la reconstruction du temple. Au début il a de magnifiques visions, mais à partir du chapitre 9, c’est peut-être un autre Zacharie qui reprend la parole, en tous cas il annonce la paix et même la venue du roi de la paix – et nous allons entendre que ce roi se conduit d’une manière pour le moins inhabituelle. Ce texte a fortement contribué à alimenter ce mouvement spirituel tellement important dans les 2ème et 1er siècles avant Jésus – ce mouvement qu’on appelle l’attente messianique – ces juifs très croyants (certains vivant en communauté) qui attendaient le messie, et qui l’imaginaient comme ce roi dont parle Zacharie. Et justement, en entendant le deuxième texte, celui de l’évangile de Luc qui raconte l’arrivée de Jésus à Jérusalem, on comprend pourquoi ce texte du prophète Zacharie a été tellement important pour les premières communautés, avant même que les évangiles soient écrits.

Lectures bibliques

Livre du prophète Zacharie, chapitre 9, versets 9 & 10

Sois transportée d’allégresse, Sion la belle ! Lance des acclamations, Jérusalem la belle ! Il est là, ton roi, il vient à toi ; il est juste et victorieux, il est pauvre et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d’une ânesse.

Je retrancherai d’Ephraïm les chars et de Jérusalem les chevaux ; les arcs de guerre seront retranchés. Il parlera pour la paix des nations, et sa domination s’étendra d’une mer à l’autre, depuis le Fleuve jusqu’aux extrémités de la terre.

Evangile selon Luc, chapitre 19, versets 28 à 48

Après avoir ainsi parlé, [Jésus] partit en avant et monta vers Jérusalem.
Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près du mont dit des Oliviers, il envoya deux de ses disciples, en disant : Allez au village qui est en face ; quand vous y serez entrés, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel aucun homme ne s’est jamais assis ; détachez–le et amenez–le. Si quelqu’un vous demande : « Pourquoi le détachez–vous ? », vous lui direz : « Le Seigneur en a besoin. »

Ceux qui avaient été envoyés s’en allèrent et trouvèrent les choses comme il leur avait dit.
Comme ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent : Pourquoi détachez–vous l’ânon ?
Ils répondirent : Le Seigneur en a besoin.
Et ils l’amenèrent à Jésus ; puis ils jetèrent leurs vêtements sur l’ânon et firent monter Jésus.
À mesure qu’il avançait, les gens étendaient leurs vêtements sur le chemin. Il approchait déjà de la descente du mont des Oliviers lorsque toute la multitude des disciples, tout joyeux, se mirent à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus. Ils disaient : Béni soit celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur ! Paix dans le ciel et gloire dans les lieux très hauts !
Quelques pharisiens, du milieu de la foule, lui dirent : Maître, reprends tes disciples !
Il répondit : Je vous le dis, si eux se taisent, ce sont les pierres qui crieront !
Quand, approchant, il vit la ville, il pleura sur elle, en disant : Si toi aussi tu avais su, en ce jour, comment trouver la paix ! Mais maintenant cela t’est caché. Car des jours viendront sur toi où tes ennemis t’entoureront de palissades, t’encercleront et te presseront de toutes parts ; ils t’écraseront, toi et tes enfants au milieu de toi, et ils ne laisseront pas en toi pierre sur pierre, parce que tu n’as pas reconnu le temps de l’intervention divine.
Entré dans le temple, il se mit à chasser les marchands, en leur disant : Il est écrit : Ma maison sera une maison de prière. Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits.
Il enseignait tous les jours dans le temple. Et les grands prêtres, les scribes et les notables du peuple cherchaient à le faire disparaître ;
mais ils ne savaient comment faire, car tout le peuple était suspendu à ses lèvres.

Prédication

Le Seigneur en a besoin. A partir de cette petite phrase, je vous propose de réfléchir aujourd’hui à ce moment de la vie de Jésus qu’on appelle traditionnellement les Rameaux, ou même « l’entrée triomphale à Jérusalem » – cet événement nous venons d’en entendre non pas le récit, mais un récit, puisque tous les évangiles le racontent, de manière à la fois semblable et différente, et tous les évangiles situent cet événement peu de temps avant la passion. Et, nous venons d’entendre que Luc, comme Marc et Mathieu avant lui (mais Jean fera autrement), Luc situe également cet épisode de l’entrée de Jésus à Jérusalem juste avant celui qu’on a l’habitude d’appeler la « purification du temple », ce moment tout aussi important où Jésus chasse les marchands du temple. Il est évidemment difficile de savoir ce qui correspond à la réalité chronologique – ne parlons pas de la réalité historique, même si, quand un épisode se retrouve dans tous les évangiles, on peut penser qu’il a une réalité, ou du moins une origine historique – En tous cas il y a en tous cas une logique dans ces trois récits : Jésus arrive à Jérusalem, il se fait remarquer et nous avons entendu que ça agace particulièrement les Pharisiens ! Mais ça ce n’est rien, peu de temps après il va mettre la pagaille dans le temple, insulter les marchands, il prêche et le peuple l’écoute, bref il devient de plus en plus dangereux, et il va falloir l’éliminer – comme nous l’entendrons vendredi de la bouche du grand-prêtre, « il est avantageux qu’un seul homme meure pour le peuple ». Mais nous n’en sommes pas encore là, pour l’instant Jésus arrive à Jérusalem – Jésus connaît bien les Ecritures, il cite les psaumes constamment, il est sans doute très influencé par le personnage cité par le prophète Esaïe qu’on appelle le serviteur souffrant (Esaïe chapitres 42, 49, 52-53), et on voit qu’il est aussi très marqué par le texte de Zacharie qu’on vient d’entendre. Et peut-être que quand Jésus demande à ses disciples d’aller chercher l’ânon, au-delà de l’apparence magique de la situation (les disciples trouvent tout comme Jésus l’avait annoncé) ce n’est pas du tout un hasard : peut-être que Jésus a l’intention d’accomplir à la lettre la prophétie de Zacharie, cette prophétie que tout le monde connaît à l’époque ; c’est une manière pour lui de proclamer qu’il est bien le messie annoncé par Zacharie, le roi juste et victorieux, pauvre et monté sur un ânon, le petit d’une ânesse.

Le Seigneur en a besoin. J’ai déjà eu l’occasion de dire combien certaines phrases de Luc ont participé à construire notre foi – mais celle-ci se trouve dans les trois premiers évangiles, et je pense qu’elle est particulièrement importante pour beaucoup d’entre nous. C’est une phrase remplie de mystère (pourquoi le Seigneur a-t-il besoin de cet ânon, on ne le sait pas encore) mais surtout une phrase empreinte d’autorité (c’est presque la seule fois, à ma connaissance, où Jésus lui-même utilise le mot Seigneur -Kurios- pour parler de lui ; il peut le faire parce qu’il dicte la phrase à ses disciples, ce sont eux qui parleront ainsi de lui – mais il n’empêche, dans cette petite phrase nous rencontrons un Jésus qui assume ce nom  – Seigneur – le nom utilisé dans la bible grecque pour parler de Dieu lui-même – d’habitude ce sont les disciples qui l’appellent comme ça – une seule fois, dans l’évangile de Jean 13 , Jésus dit aussi « Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous avez raison, car je le suis » – mais dans la phrase qui nous intéresse « le Seigneur en a besoin » l’expression est presque plus forte : d’un seul coup Jésus lui-même assume cette autorité ; la phrase dit à ses disciples – et à nous aussi, aujourd’hui – quelque chose sur la nature divine de cette autorité. Cette phrase nous met devant une évidence que nous ne comprenons pas, mais qui peut nous impressionner, ou même nous donner la chair de poule.

Le Seigneur en a besoin. Aujourd’hui c’est ce dimanche qu’on appelle traditionnellement dimanche des rameaux – les rameaux, les feuillages, les branches, les feuilles de palmier – pour certains c’est une fête qu’on célèbre en bénissant des branches de buis, vous en rencontrerez peut-être tout à l’heure,  qui en rapportent chez eux. Ce dimanche des Rameaux qui précède Pâques, on lui a donné ce nom parce que dans les trois autres évangiles, quand Jésus arrive à Jérusalem, il est accueilli comme un roi – on parle aussi de l’entrée triomphale à Jérusalem – toute la foule le salue en agitant des branches de palmier, les gens étendent les branches sur le sol devant lui  pour que l’ânon marche dessus – et pourtant aujourd’hui, on n’a entendu aucun de ces mots, palmes, rameaux, branches, tout simplement parce que Luc n’en parle pas. Je pense que la scène le gêne un peu, il ne sait pas très bien comment la raconter, et on le comprend, parce qu’en réalité, dans le texte qu’on a entendu, on n’a pas du tout l’impression d’une scène triomphale. La foule, ici, ce ne sont pas les habitants de Jérusalem, c’est surtout les disciples – pas seulement les douze bien sûr, mais tous ceux qui suivent Jésus de loin – d’accord, ils ont l’air d’être nombreux, mais ça veut dire aussi que d’autres personnes voient arriver Jésus sans le saluer ; les habitants de Jérusalem ne sont sûrement pas tous follement heureux de voir arriver ce vagabond, cette espèce de prophète ambulant, avec ses amis qui font tellement de bruit, comme pour se faire remarquer – ou pour le faire remarquer, lui. Les Pharisiens, en particulier, tordent franchement le nez « Maître, reprend tes disciples ! » Sous-entendu : « Tu as vu comment ils se conduisent ?» Ils regardent Jésus avec méfiance et comme je l’ai dit, ils ont bien raison de se méfier parce que dans très peu de temps, le soir-même ou le lendemain, Jésus va venir tout casser dans le temple.

Mais si la scène n’est pas si triomphale que ça, c’est surtout à cause de l’image de Jésus lui-même –  assis sur un ânon qui peut à peine le porter, avec de vieux vêtements en guise de tapis de selle – et ses disciples ne l’ont pas habillé en roi, ils l’ont déguisé en roi. Personne n’est dupe, tout le monde voit bien que c’est un déguisement. Où est le triomphe quand on a l’air d’un faux roi ? Où est la joie quand on arrive à Jérusalem pour y être crucifié ?

Le Seigneur en a besoin : A l’entrée du temple, j’ai affiché deux photos ; des photos de très vieilles sculptures de Jésus assis sur l’âne. On en trouve dans beaucoup de musées des pays germaniques. D’ailleurs j’ai vu qu’Isabelle a mis une photo du même genre dans sa newsletter. Au Moyen Age, et encore longtemps après, ces sculptures de taille humaine étaient montées sur roulette, (il en reste encore) pour pouvoir être promenées en procession, pendant que le peuple des croyants marchaient derrière, rejouaient la scène et chantaient la citation du psaume 118 Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Mais justement, sur son âne a roulettes, Jésus nous met un peu mal à l’aise : non seulement il est déguisé en roi, mais il est totalement passif – un peu comme si, après avoir préparé cette entrée « selon les Ecritures », il se laissait traîner – un peu comme s’il laissait la mise en scène se dérouler. Luc nous dit que les gens étendent leurs vêtements sous les pattes de l’âne, pour lui faire un chemin royal – mais toute la scène est déjà une annonce de la Passion – dans quelques jours, Jésus arrêté et condamné sera de nouveau déguisé en roi, avec un tapis rouge en guise de manteau, et une couronne qui lui transpercera la peau du crâne.

Le Seigneur en a besoin. Oui, et nous aussi nous avons besoin de cet ânon – car je crois qu’avec cet ânon il y a malgré tout de la joie dans ce texte – pas la joie bruyante des disciples qui s’agitent en traînant leur âne à roulettes – la joie vient de la grâce qui émane de Jésus lui-même, cette grâce qu’il vit dans la pauvreté et l’humilité avant de la vivre dans la souffrance sur la croix. Celui qui est déguisé en roi est vraiment roi – il n’est pas roi à la manière des humains, puisque comme il va le dire très prochainement à Pilate, son royaume n’est pas de ce monde. Le Seigneur a besoin de l’ânon faible et innocent pour manifester la fragilité et le dépouillement de son ministère. C’est cela, la royauté de Jésus, c’est ainsi qu’il est roi, c’est ainsi qu’il devient Christ. C’est pour cela que je vous ai parlé de ces vieilles sculptures à roulettes – elles n’ont l’air de rien, elles étaient peintes mais elles ont perdu leurs couleurs – et pourtant dans chacune d’elles, quand on regarde le visage austère de Jésus, on peut retrouver la vraie joie de cette entrée à Jérusalem. Pas une joie exubérante, encore moins une joie forcée – en les regardant on a à la fois un sentiment de proximité et de distance : on sent que celui qui les a sculptées a voulu nous communiquer le sentiment d’une véritable royauté – une royauté authentique, une royauté qui accepte la faiblesse et le ridicule – la royauté de Dieu vécue à travers notre condition humaine – c’est une royauté que nous avons du mal à comprendre mais que nous recherchons ici et partout; et les rares fois où nous la rencontrons, nous essayons de nous mettre à son service, en redisant comme nous le pouvons les mots du psaume : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !

Amen