Prédication du 2 juillet 2023

Série d’été : Songes et visions
1/4

de Dominique Hernandez

Le songe de Jacob

LectureGenèse 28, 10-22

Lecture biblique

Genèse 28, 10-22

10 Jacob quitta Berchéba pour se rendre à Charan. 
11 Il s’installa pour la nuit, là où le coucher du soleil l’avait surpris. Il prit une pierre pour la mettre sous sa tête et se coucha en ce lieu. 
12 Il fit un rêve : une échelle était dressée sur la terre et son sommet atteignait les cieux. Des anges de Dieu y montaient et y descendaient. 
13 Le Seigneur se tenait devant elle et disait à Jacob : « Je suis le Seigneur, le Dieu de ton grand-père Abraham et le Dieu d’Isaac. La terre où tu es couché, je la donnerai à toi et à tes descendants. 
14 Tes descendants seront aussi nombreux que les grains de poussière du sol. Vous étendrez votre territoire vers l’ouest et vers l’est, vers le nord et vers le sud. À travers toi et tous tes descendants, toutes les familles de la terre seront bénies. 
15 Je suis avec toi, je te protégerai partout où tu iras et je te ramènerai dans ce pays. Je ne t’abandonnerai pas, je ferai tout ce que je t’ai promis. »

16 Jacob s’éveilla et dit : « Vraiment le Seigneur est dans ce lieu-ci, mais je ne le savais pas ! » 
17 Il eut peur et déclara : « Comme ce lieu est redoutable ! C’est vraiment la maison de Dieu et la porte des cieux ! » 
18 Il se leva tôt. Il prit la pierre qui avait été sous sa tête, la dressa comme une stèle et versa de l’huile en onction sur son sommet. 
19 Il appela ce lieu Béthel, ce qui veut dire “maison de Dieu” – auparavant le nom de la localité était Louz. 
20 Jacob prononça ce vœu : « Si le Seigneur est avec moi et me protège sur ma route, s’il me donne de quoi manger et m’habiller, 
21 si je reviens sain et sauf chez mon père, alors le Seigneur sera mon Dieu. 
22 Cette pierre que j’ai dressée comme une stèle sera une maison de Dieu ; et c’est à lui que je donnerai le dixième de tout ce qu’il m’accordera. »

Prédication

Mais alors, peut-être que si les anges montent et descendent l’escalier, c’est parce qu’ils n’ont pas d’ailes… Nous pouvons nous poser beaucoup de questions à la lecture d’un texte aussi ample et aussi dense que celui-ci, toutes sortes de questions. Celle des ailes des anges n’est pas traitée, à ma connaissance, par les commentaires de cet épisode de l’histoire de Jacob, le troisième patriarche du peuple d’Israël auquel il a donné son nom après l’avoir reçu lui-même. D’autres ont donné des réponses à cette question, par exemple Marc Chagall qui a ailé les anges au point qu’ils ne sont même pas vraiment posés sur l’échelle représentée par le peintre mais plutôt voltigeant à côté. Anges ou messagers ? Les messagers de Dieu sont appelés anges qu’ils soient ailés ou pas, même s’ils sont humains.
D’ailleurs échelle ou escalier ? Escalier mais de ces escaliers qui tiennent de la large et longue rampe taillée de marches qui servait à monter au sommet des ziggurats, ces temples mésopotamiens au sommet desquels la divinité consentait à rencontrer prêtres et rois s’élevant vers elle au moyen des degrés du temple. Une échelle ne serait vraiment pas assez solennelle pour une procession de messagers divins, montant et descendant, se croisant donc, avec certainement infiniment de dignité, rien qui soit permis par une échelle.
La mise en scène est impressionnante, à la mesure de ce qui s’y révèle : une voie entre ciel et terre, la porte du ciel s’ouvrant pour une angélophanie et une théophanie : manifestations d’anges et de Dieu. C’est le premier rêve raconté dans la Torah, un rêve extraordinaire, ce qui est souvent le cas des rêves et en particulier des rêves porteurs de vision et de révélation.
Mais il faut quand même en arriver au rêveur, qui dort. Jacob, fils d’Isaac et de Rébecca, le préféré de sa mère quand son père est plus proche de son frère aîné Esaü. Les histoires de frères sont des histoires compliquées. (Les histoires de sœurs aussi.) Jumeaux, Jacob et Esaü se heurtaient dans le ventre de leur mère ; Jacob est né derrière son frère, lui tenant le talon d’où son nom « Jacob » : il talonne. Plus tard, Jacob a profité d’une faiblesse de son frère épuisé et affamé pour lui échanger son droit d’aînesse contre un plat de lentilles. Esaü n’a peut-être pas été très vigilant à ce moment, mais l’épisode n’est pas à la gloire de Jacob. Ce dernier se laisse ensuite influencer par sa mère pour priver Esaü de la dernière bénédiction paternelle due à l’aîné. Il se fait passer pour Esaü auprès d’Isaac devenu aveugle et reçoit la bénédiction promise à son frère. Lorsqu’Esaü s’aperçoit de la supercherie, il est en proie à la tristesse et à la colère. Aussi Rébecca envoie-t-elle son fils préféré se mettre à l’abri au loin chez son oncle Laban à Haran.
Jacob commence alors le premier de ses voyages, car il voyagera à plusieurs reprises : vers la maison de son oncle, puis des années plus tard avec ses deux femmes, Léa et Rachel les deux filles de Laban, ses enfants et ses troupeaux loin de la maison de son oncle et beau-père vers son frère Esaü. C’est sur ce chemin que Jacob, au gué du Yabboq, luttera toute la nuit, une autre nuit, contre un homme est-il écrit, mais peut-être est-ce un ange, peut-être Dieu lui-même, peut-être le double de Jacob… Vainqueur de cette lutte, Jacob sera béni par son adversaire qui lui donnera son nouveau nom d’Israël. Réconcilié avec son frère, il s’en séparera cependant, repartant s’installer au pays de Canaan avant d’immigrer en Égypte où son fils Joseph devenu ministre de pharaon réunira toute sa famille. C’est là que Jacob mourra mais son corps sera rapatrié en Canaan, dans le champ de Makpela, là où Sarah, Abraham et son père Isaac avaient été ensevelis.

C’est donc sur le chemin de Haran que Jacob se couche en ce lieu et s’endort, la tête sur une pierre. Ce n’est pas un oreiller très confortable mais un chemin de fuite est un chemin inconfortable. Les ruses de Jacob, au détriment de son frère, à l’instigation de sa mère, en font un personnage mitigé, sûrement pas un héros. Il est un frère qui n’a pas su l’être envers son frère, un fils qui a trompé son père. Après Abraham l’ami de Dieu, après Isaac ligoté par son père et sauvé par l’Éternel, Jacob fait pâle figure, ou du moins une figure pétrie de contradictions, oscillant entre ruse et courage, jalousie et droiture, et entre installation et départ. Une figure dans un entre-deux, une figure de passage, mais certainement passe-t-il ainsi tout près de chacun de nous, en chacun de nous qui ne sommes pas non plus des héros ni des anges.
Jacob dort, Jacob rêve.
Un escalier dont le sommet, la tête, le commencement touche le ciel, les messagers qui montent et descendent : la vision de Jacob dans le rêve montre une communication entre le ciel et la terre, entre le divin et l’humain. La séparation n’empêche pas le lien, la relation, tous ces messagers qui montent et descendent sont des porteurs de messages, des passeurs d’appels, d’envois, de promesses, de lucidité, et les récits de la Genèse et d’autres livres de la Bible hébraïques témoignent du Dieu qui parle. Comme ils témoignent de ce que cette parole divine tient le monde et l’univers, les tient comme monde et univers dans lesquels l’humain peut vivre : c’est la création. Ce témoignage est particulièrement repris dans l’évangile de Jean : Au commencement était la Parole, une Parole qui se fait chair en Jésus de Nazareth, le Christ. Celui qui s’adressant à Nathanaël, venu vers lui sur la parole de Philippe, lui dit : Amen, amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme. (Jn 1,51) Il n’y a plus d’escalier, mais au travers de messagers, grâce à des messagers une circulation de la Parole, manière de dire la puissance de vie créatrice et re-créatrice, celle qui tient l’univers et le monde comme lieu où il est possible de vivre, vivre de vie vivante, parce qu’alors l’absurde, le chaos, le non-sens, l’angoisse, même s’ils ne sont pas supprimés, n’y règnent pas parce que malgré eux, à travers eux, un sens de vie est apparu.

D’ailleurs l’Éternel se tient auprès de Jacob et lui parle. Pas un reproche, une promesse ; pas une condamnation, une bénédiction. Le don de la terre, la descendance aussi nombreuse que la poussière, les clans de la terre qui se bénissent à travers Jacob et sa descendance : la promesse faite à Abraham est reprise pour Jacob, assortie de l’engagement de l’Éternel : je serai avec toi, littéralement en hébreu : moi avec toi. L’avec est déployé dans une bien-veillance déclinée en : je te garderai, je te ferai revenir, je ne t’abandonnerai pas. L’avec associe, allie Dieu à Jacob et à sa descendance et ce n’est pas au détriment d’Esaü ni de personne, de même que ce n’est pas au seul bénéfice de Jacob mais à celui de tous les clans de la terre.
La puissance de vie n’exclut pas, elle ne trie pas. Cette inclusivité ne s’oppose ni à une vocation personnelle, celle de Jacob, celle de chacun de nous, ni à la constitution d’ensembles de personnes, disciples ou Église, mais elle précède chaque réponse singulière, chaque confession de foi, chaque dogme et elle demeure inclusivité malgré toute prétention à la vérité et à l’ultime d’une réponse singulière, d’une confession de foi, d’un dogme. Tous les clans de la terre, toutes les nations pour l’évangéliste Matthieu, et la femme syro-phénicienne et le centurion romain et l’eunuque éthiopien, figures qui scintillent dans les récits évangéliques comme autant de signes d’accueil et de joie.

Moi avec toi, je te garderai, je te ferai revenir… Jacob n’en attendait certainement pas tant, lui le rusé voleur de la bénédiction paternelle, le frère qui fuit la colère de son frère. Voici que c’est l’Éternel qui vient à lui, sans lui tenir rigueur de son comportement passé. L’Éternel vient à lui dans les conséquences de son comportement si peu fraternel. Jacob n’a pas à grimper au ciel, lui qui n’est pas un ange, il n’a pas à se justifier ni à s’accuser. La vision des messagers montant et descendant lui fait voir la bienveillance divine envers lui et la parole qui lui est adressée est parole de grâce, c’est-à-dire aussi parole de reconnaissance et de confiance. Cette grâce à l’œuvre en l’humain, maintenant nous l’appelons Christ, qui annonçait la vision des anges de Dieu montant et descendant sur le Fils de l’homme.
Malgré la ruse, la fuite, l’ignorance de ce qui se passera chez Laban, la grâce est posée en Jacob dans l’espace et le temps d’un rêve, dans la passivité du sommeil : il n’y est pour rien, il n’était même pas en train de prier. Promesse et proximité divine de sont pas des privilèges, elles ne récompensent rien et ne compensent rien non plus. La grâce est l’immérité absolu. C’est en cela qu’elle est profondément, véritablement, ouverture d’avenir et donatrice de sens. Malgré ce qui poursuit ceux et celles qui fuient : la colère, la haine et la peur et/ou la culpabilité, malgré la réalité incertaine et agitée, malgré les forces du destin, malgré l’angoisse de la finitude et de la mort. L’existence de Jacob n’est pas déterminée par ce qu’il a fait ou pas, elle tient à ce qui lui arrive dans le rêve, par la vision et la parole. L’essentiel de notre existence ne dépend pas de ce que nous faisons ou pas, mais de ce que nous recevons, et cela est Évangile, Bonne Nouvelle.
D’une certaine manière, le rêve de Jacob lui permet de sortir de lui-même, au-delà du Jacob rusé, préféré de sa mère et voleur de la bénédiction de son père, au-delà du frère fuyant la colère de son frère pour se re-trouver autrement. Par le rêve, la vision, la parole, Il est décalé de sa seule histoire de fils et de frère. Il devient, il commence à devenir Jacob, bénéficiaire de la grâce imméritée et d’une promesse qui relève le désir de vivre.

Cela ne transforme pas Jacob en ange, cela ne transforme personne en ange. A son réveil, Jacob reconnaît ce qui lui est arrivé : dans l’après-coup. Mais c’est souvent ainsi, dans l’après-coup que nous reconnaissons la trace, seulement la trace, mais la trace de Dieu, et cela suffit pour croire et pour vivre.
Jacob interprète son rêve et ce qui lui est arrivé selon ses croyances et cependant, il y a un peu plus que ses croyances
Vraiment, L’Éternel est en ce lieu et moi je ne le savais pas… Ce lieu est redoutable, il est la porte du ciel et la maison de Dieu. La crainte se mêle à l’émerveillement, malgré la vision, la parole d’alliance, la promesse.
Bien sûr ce n’est pas tant le lieu qui importe que l’humain en qui est déposé la grâce, l’humain vivifié, encouragé, quel que soit le lieu où il se trouve, le lieu où il est trouvé par la grâce, quel que soit le lieu où la parole de création fait retentir en lui l’acceptation inconditionnelle. Il n’y a plus de lieu sacré ni de temps sacré et en Jésus le Christ, tous les rideaux de tous les temples ont été déchirés. C’était déjà le sens de l’annonce faite à Nathanaël : vous verrez le ciel ouvert…
Jacob, lui dresse la pierre sur laquelle il avait posé sa tête pour dormir, il en fait une pierre levée, et y verse de l’huile en offrande. Cette pierre est un signe, elle n’assigne pas Dieu à résidence en cet endroit ! Jacob change le nom du lieu pour un nouveau nom qui lui aussi est signe : Louz devient Bethel, la maison de Dieu, car c’est là qu’il a été accueilli, lui l’homme en fuite, accueilli, recueilli par Dieu.
Jacob commence ainsi un apprentissage qui durera toute sa vie, l’apprentissage de l’humanité, l’apprentissage de Dieu et de l’humanité. Ce n’est pas accompli cette nuit-là une fois pour toute. Mais à personne il n’est demandé de tout comprendre, de tout savoir, de tout maîtriser, puisqu’il s’agit de recevoir. En cela, en cet apprentissage, Jacob est proche de tous et toutes. Les épreuves ne lui seront pas épargnées, parfois cruelles. Mais un jour, après une autre nuit particulière, Jacob sera capable de traverser vers son frère pour demander la réconciliation.
La trace laissée par la grâce, c’est la source d’un élan, d’un courage de vivre et d’être. Moi avec toi. Cette nuit-là, Jacob a fait l’expérience du croisement de la verticale divine et de l’horizontal terrestre, de la transcendance et de l’immanence du singulier (de son existence) avec l’universel (des clans de la terre), de la grâce et de l’épreuve, de la passivité du sommeil et de l’ouverture de l’avenir. Lorsque nous faisons une telle expérience, de quelque manière que ce soit, lorsque retentit en nous l’appel à la vie bonne, la déclaration de grâce, l’acquiescement inconditionnel, lorsque nous en reconnaissons la trace après-coup, et même avec des tensions, des doutes, des questions, c’est un encouragement qui survient, encouragement à être présents au monde, car nous recevons de la confiance de Dieu envers nous la confiance d’être et de devenir.
Ainsi Jacob qui n’a pas tout compris fait un vœu pétri de doutes, enchaînant les si alors. Si Dieu me garde, s’il me donne à manger et de quoi me vêtir, si je reviens sain et sauf chez mon père, alors l’Éternel sera mon Dieu. Un marchandage qui n’a rien d’étonnant, nous baignons littéralement dans cet esprit marchand dont il est bien difficile de se débarrasser complètement et cela ne se fait pas d’un coup. Mais surtout, même l’humain réveillé et relevé peut douter, encore. Jacob n’est pas au bout de ses peines, mais il n’est pas réductible ni à ses peines, ni à ses ruses, ni à ses doutes. Il est l’homme pour qui la porte du ciel s’est ouverte.
Il en est de même pour chacun de nous.