Prédication du 6 novembre 2022

de Dominique Hernandez

Les libres disciples

Lecture : Jean 1, 29-51

Lecture biblique

Jean 1, 29-51

29 Le lendemain, il voit Jésus venir à lui et dit : Voici l’agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde. 
30 C’est à son sujet que, moi, j’ai dit : Derrière moi vient un homme qui est passé devant moi, car, avant moi, il était ; 
31 moi-même, je ne le connaissais pas ; mais si je suis venu baptiser dans l’eau, c’est pour qu’il se manifeste à Israël.

32 Jean rendit ce témoignage : J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et demeurer sur lui ; 
33 moi-même, je ne le connaissais pas ; c’est celui qui m’a envoyé baptiser dans l’eau qui m’a dit : Celui sur qui tu verras l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit saint. 
34 Moi-même, j’ai vu et j’ai témoigné que c’est lui le Fils de Dieu.

35 Le lendemain, Jean était de nouveau là, avec deux de ses disciples ; 
36 il regarda Jésus qui passait et dit : Voici l’agneau de Dieu. 
37 Les deux disciples entendirent ces paroles et suivirent Jésus. 
38 Jésus se retourna, vit qu’ils le suivaient et leur dit : Que cherchez-vous ? Ils lui dirent : Rabbi — ce qui se traduit : Maître — où demeures-tu ? 
39 Il leur dit : Venez et vous verrez. Ils vinrent et virent où il demeurait ; ils demeurèrent auprès de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure.

40 André, frère de Simon Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu Jean et qui avaient suivi Jésus. 
41 Il trouve d’abord son propre frère, Simon, et il lui dit : Nous avons trouvé le Messie — ce qui se traduit : le Christ. 
42 Il le conduisit vers Jésus. Jésus le regarda et dit : Toi, tu es Simon, fils de Jean ; eh bien, tu seras appelé Céphas — ce qui se traduit : Pierre.

43 Le lendemain, il voulut se rendre en Galilée, et il trouve Philippe. Jésus lui dit : Suis-moi. 
44 Philippe était de Bethsaïda, la ville d’André et de Pierre.

45 Philippe trouve Nathanaël et lui dit : Celui au sujet duquel ont écrit Moïse, dans la Loi, et les prophètes, nous l’avons trouvé : c’est Jésus de Nazareth, fils de Joseph. 
46 Nathanaël lui dit : Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth ? Philippe lui dit : Viens voir.

47 Jésus vit Nathanaël venir à lui, et il dit de lui : Voici un véritable Israélite, en qui il n’y a pas de ruse. 
48 Nathanaël lui dit : D’où me connais-tu ? Jésus lui répondit : Avant que Philippe t’appelle, quand tu étais sous le figuier, je t’ai vu. 
49 Nathanaël reprit : Rabbi, c’est toi qui es le Fils de Dieu, c’est toi qui es le roi d’Israël. 
50 Jésus lui répondit : Parce que je t’ai dit que je t’ai vu sous le figuier, tu crois ? Tu verras des choses plus grandes encore ! 
51 Et il lui dit : Amen, amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre sur le Fils de l’homme.

Prédication

Un passage de paroles : voici ce que ces versets de Jean nous donne de lire, et de comprendre. Une parole passe d’un homme à un autre, et ce pourrait aussi bien être d’une femme à une autre, disons donc d’une personne à une autre. La parole ainsi passée est reprise par celui qui l’a reçue, une reprise qui est transformation, appropriation, et c’est une autre parole que la personne qui a reçu la première fait passer ensuite à une autre et ainsi de suite. Passage de paroles, passage de témoin, comme pour une course de relai où le bâton de relai serait transformé dans le geste de la transmission/réception d’un coureur à l’autre, un passage de témoignage, témoignage toujours personnel, concernant celui qui est passé.
Celui qui est passé est Jésus, qui passe devant Jean. La veille, puisqu’il est fait mention du lendemain, donc la veille, Jésus est venu vers Jean qui a déjà témoigné à son sujet : voici l’Agneau de Dieu… celui sur qui l’Esprit est descendu et demeure… c’est lui le Fils de Dieu.
Le lendemain, le jour du texte que nous avons lu, Jésus passe et Jean fait à nouveau passer son témoignage aux deux disciples présents à ses côtés : Voici l’Agneau de Dieu. Et c’est parti, le témoignage passe d’une personne à une autre, témoignage au sujet de celui qui passe.
Ces paroles qui passent d’une personne à l’autre témoignent d’une vitalité, d’une liberté, et d’une confiance qui inspirent jusqu’aux paroles entendues aujourd’hui, les paroles de Zélie, les paroles de Stéphane qui ont l’un et l’autre pris place dans ce vaste ensemble de personnes ayant repris à leur compte, personnellement, des paroles qu’ils avaient reçues dans leur quête aux travers de diverses rencontres, dialogues, échanges, partages.

C’est par une ou des rencontres que l’on devient disciple, questionneur, chercheur. Des rencontres où l’on trouve et où on est trouvé, un peu comme une chasse au trésor où le trésor serait toujours une personne : André trouve son frère Simon, Jésus trouve Philippe, Philippe trouve Nathanaël, chacun parlant à l’autre afin que l’autre puisse parler à son tour, parler de ce qui rend sa propre vie vivante
Et ce n’est pas si facile de parler de ce qui rend sa vie vivante, d’en parler à quelqu’un d’autre, ou à plusieurs autres comme l’ont fait Stéphane et Zélie, d’une manière personnelle et non surplombante, sans prétendre dire « la » vérité mais en parlant vrai.
L’évangile de Jean le pose très tôt dans son parcours : parler ainsi, parler vrai en s’engageant mais sans orgueil passe d’abord par la reconnaissance. Ce récit en est tissé, triplement, en donnant à lire un parcours de reconnaissance de Dieu et du Christ, de soi et d’autrui.
Cela commence avec Jean le Baptiste qui indique à ses disciples : Voici l’Agneau de Dieu. Jean désigne Jésus qui passe comme un don de Dieu, un don de vie, d’une vie qui va faire vivre d’autres vivants. Jean reconnaît en Jésus ce qui passe de Dieu vers les humains, pour leur bénéfice, et ce n’est pas la mort par sacrifice qui est ainsi mise en avant, mais le don sans réserve d’une vie désarmée et vivifiante, vivifiante parce que désarmée.
Ce qui met en mouvement André et l’autre disciple, c’est cette intrigue qui noue le don de Dieu à l’absence de pouvoir et de coercition. Et certes, le spectacle des puissants de notre monde a bien encore de quoi faire revenir chacun de l’idée, de la croyance, que leur pouvoir, et le pouvoir d’une puissance quelle qu’elle soit, serait capable de donner sens au monde et de le faire tourner rond.
Les deux disciples de Jean suivent Jésus, mais ce sont eux qui sont trouvés par Jésus qui se retourne et les questionne : Que cherchez-vous ? Première parole de Jésus dans l’évangile de Jean, et c’est une question par laquelle chacun peut se sentir interpelé. Une question qui ne prend pas de haut, qui n’est pas un test de fiabilité, ni une épreuve de soumission, une question sans accusation, sans jugement, une question qui prend au sérieux ceux à qui elle est posée et qui marque la confiance qui leur est faite pour qu’ils répondent par eux-mêmes.
Que cherchons-nous ? A quoi aspirons-nous ? Qu’est-ce qui peut nous mettre en mouvement et nous décaler de nos stabilités, de nos refuges, de nos habitudes ?
C’est d’ailleurs une nouvelle stabilité que recherchent les deux disciples en demandant en Jésus : Où demeures-tu ? Quitter Jean, le désert, la rive du Jourdain, oui, mais pour aller dans un autre lieu, le lieu de Jésus, s’y installer avec lui pour l’écouter, apprendre, comprendre. Mais cette demeure va devenir dès le lendemain une itinérance : Jésus veut se rendre en Galilée. Et le jour même, André se déplace déjà pour aller trouver son frère.
Alors c’est parti : demeurer auprès de Jésus, ce n’est pas s’installer. La demeure de Jésus, ce n’est pas un lieu, mais une manière d’être, être « de Dieu », ce qui fait poser sur autrui un regard reconnaissant et encourageant. La vie du disciple, c’est un chemin intérieur, une existence à la suite du Christ, c’est-à-dire une existence littéralement hors de soi, une existence dont l’origine et l’énergie sont hors de soi et une existence ouverte à autre que soi. Et ainsi une autre question est posée à chacun : qui suivons-nous ? Qu’est-ce que nous suivons ? A la suite de qui ou de quoi avançons-nous ? Qu’est-ce qui nous attire, nous tire, nous fait marcher sur nos routes ?
Cette bascule d’une vie en soi-même à une existence hors de soi pour autrui est signifiée par exemple par le changement de nom de Simon qui devient Pierre. Simon est tiré hors du destin d’être fils de Jean, pour entrer dans un avenir qui n’est plus dépendant de cette réalité d’être le fils de son père. Il ne s’agit pas d’un reniement, mais d’un élargissement au sens de la libération pour une vie nouvelle hors des déterminismes familiaux ou ethniques ou religieux et des préjugés qui leurs sont attachés.
Cette manière de l’évangile johannique de comprendre ainsi l’existence, comme hors de soi, relativise considérablement la question de l’identité de chacun puisque le disciple est désormais fondé en Dieu. Il est enfant de Dieu et c’est ce que signifie le baptême, de même qu’il est affirmé dans le Prologue de l’évangile, que celui qui reçoit la Parole n’est plus né d’une volonté humaine mais d’une volonté de Dieu. Cette identité-là est imprenable, indéracinable ; elle n’est pas à défendre car elle ne peut être menacée par qui que ce soit. Le disciple, la disciple, est libéré de l’obligation de justifier et de protéger son identité puisque son être ne repose plus sur ses caractéristiques et ses valeurs, mais en Dieu. Il est libéré de lui-même et c’est cela la liberté évangélique.

Cette liberté d’être est profondément liée à la reconnaissance. De même que la reconnaissance d’autrui implique celle de sa liberté, y compris la liberté du doute, comme lorsque Nathanaël répond à Philippe : Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth ?
Et Philippe de lui renvoyer : Viens et vois, ce que Jésus avait déjà dit à André et à l’autre disciple de Jean. Viens et vois : pas de contrainte, mais une décision à prendre, et un appel à l’intelligence, au discernement. Viens et vois : c’est l’espace de la liberté et la préservation de la liberté d’autrui. Le choix est celui de Nathanaël appelé à vérifier si son jugement sur Nazareth et les Nazaréens, et Jésus en particulier, est fondé. La rencontre avec Jésus est proposée, elle ne peut être que proposée, elle pourra être acceptée ou pas. Le motif de la rencontre est celui choisi par l’évangéliste pour signifier la dimension existentielle de la réponse, de la foi. Car une rencontre véritable implique l’être dans toutes ses dimensions, sans dissimulation, ce que Jésus souligne en disant de Nathanaël : Voici un véritable israélite en qui il n’y a pas de ruse. Une personne intègre dirait-on aussi, dépourvue de duplicité, de volonté de manipulation d’autrui : une forme de dénuement, d’abandon de volonté de pouvoir sur l’autre qui rend capable de le reconnaître comme autre. Sinon il n’y a pas de rencontre.

La liberté déployée par la reconnaissance se lit également dans ce que les uns et les autres disent de Jésus, la manière dont ils le désignent. De Jean le baptiste à Jésus lui-même, dans ces versets, ce ne sont pas moins de sept manières différentes qui reflètent une heureuse et essentielle diversité. Agneau de Dieu, Rabbi, le Messie, Celui dont ont parlé Moïse et les prophètes, le fils de Dieu, le roi d’Israël, le fils de l’homme et la liste n’est pas exhaustive, le sept appelle le huit et la suite, ce que le récit propose déjà en traduisant de l’hébreu au grec Rabbi par Maître et Messie par Christ. Libres interprétations, et traductions, selon les langues, les cultures, les époques, mais aussi les histoires et les attentes des uns ou des autres…
Rien n’est moins évangélique qu’un catéchisme unique, que la clôture d’une liste de titres christologiques, ou que l’exclusivité d’un modèle, d’une définition, ou d’une confession de foi. Honorer la diversité répond à l’ouverture du récit qui y tient jusqu’à proposer la figure énigmatique du disciple qui n’est pas nommé, l’autre des deux premiers, celui qui était avec André auprès de Jean et qui a suivi lui aussi l’Agneau de Dieu. L’autre des deux se tient à l’orée de ce récit, figure peut-être reprise plus tard dans l’évangile avec celle du disciple que Jésus aimait, qui n’est pas l’apôtre Jean, qui peut être chaque disciple qui prend la parole, en son nom et sans ruse, pour exprimer sa reconnaissance, hier comme aujourd’hui où Zélie et Stéphane se sont exprimés. L’unité n’est pas celle de l’expression de la foi, mais celle de la quête, celle du mouvement de reconnaissance, vers la reconnaissance du Christ, du fils de Dieu, du fils de l’homme… et la reconnaissance de l’autre. Les disciples qui ne gardent pas soigneusement ou jalousement pour eux ce qu’ils ont trouvé, celui qu’ils ont trouvé ou qui les a trouvés, ni les mots pour le dire. Ils vont l’offrir, le proposer, le faire passer, parce que le mouvement n’est pas seulement aller de l’avant, en avant. Le mouvement est mouvement vers l’autre, et l’avenir toujours est avec l’autre.

De plus, en matière de témoignages de foi, la présence de disciples nommés aussi bien que celle de celui qui ne l’est pas empêchent de se crisper sur l’activisme ou la recherche de résultat et de nombre. Puisque proposer n’est pas chercher à convaincre, dire à une personne singulière Viens et vois laisse le champ libre à une réponse quelle qu’elle soit, et que le motif de la rencontre personnelle, singulière pointe sur la qualité de la relation entre les deux personnes et non sur une performance. Il n’est pas question de conquête ou de stratégie, mais de rencontres humaines où chacun peut évoluer, dans des dialogues respectueux de chaque point de vue.
Le Christ lui-même est rencontre, c’est ce qu’écrit l’évangile de Jean au fil des chapitres, il est événement qui offre une relation de reconnaissance et de liberté, de confiance et d’amitié, et qui offre donc une existence pour l’extériorité et l’altérité, orientée vers le don ou pour le dire autrement, orientée dans l’amour du prochain, l’amour que Jésus laisse comme commandement et comme signe à ses disciples avant d’être arrêté et tué. Mais ce ne sera pas la fin, la vie donnée n’est pas perdue, et le passage de Pâques, le passage qu’est Pâques quand l’amour de Dieu pour le monde est tel qu’il surpasse la mort, ouvre l’éternité dans le présent. Alors les témoignages s’appellent, se répondent, se suivent, jusqu’à aujourd’hui, et encore après.

Vous verrez le ciel ouvert et les anges monter et descendre sur le fils de l’homme. Jésus évoque ainsi le rêve de Jacob, lorsque le fils d’Isaac, en fuite devant son frère Esaü à qui il a volé la bénédiction de leur père (Gn 28), s’endort. Le rêve de Jacob, dans lequel il voit des anges monter et descendre sur une sorte d’escalier (on dit souvent une échelle), manifeste la communication entre Dieu et les humains, une communication sans astuce, sans technique bien rodée ni même innovante, seulement la reconnaissance dont Jésus le Christ, le Messie, le fils de Dieu, le fils de l’homme… est le vecteur, l’énergie, la puissance. C’est de lui dont témoignent les évangiles et dont des hommes et des femmes et des enfants sont encore témoins aujourd’hui, ainsi Stéphane, ainsi Zélie.
Le ciel est ouvert, Matthieu Marc et Luc écriraient : le règne ou le royaume est proche. Le baptême en est le signe, 

signe du regard de grâce, regard créateur et re-créateur posé sur un homme, une femme, un enfant,
signe du passage de la Parole vivifiante et de sa présence,
signe de la reconnaissance qui dynamise la vie humaine en existence.