Prédication du 23 octobre 2022

de Didier You

Philippe et l’eunuque

Lectures bibliques

Deutéronome 10, 12 à 11, 1

12 Et maintenant, Israël, qu’est-ce que le Seigneur ton Dieu attend de toi ? Il attend seulement que tu craignes le Seigneur ton Dieu en suivant tous ses chemins, en aimant et en servant le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton être, 
13 en gardant les commandements du Seigneur et les lois que je te donne aujourd’hui, pour ton bonheur.

14 Oui, au Seigneur ton Dieu appartiennent les cieux et les cieux des cieux, la terre et tout ce qui s’y trouve. 
15 Or c’est à tes pères seulement que le Seigneur s’est attaché pour les aimer ; et après eux, c’est leur descendance, c’est-à-dire vous, qu’il a choisis entre tous les peuples comme on le constate aujourd’hui. 
16 Vous circoncirez donc votre cœur, vous ne raidirez plus votre nuque, 
17 car c’est le Seigneur votre Dieu qui est le Dieu des dieux et le Seigneur des Seigneurs, le Dieu grand, puissant et redoutable, l’impartial et l’incorruptible, 
18 qui rend justice à l’orphelin et à la veuve, et qui aime l’émigré en lui donnant du pain et un manteau. 
19 Vous aimerez l’émigré, car au pays d’Egypte vous étiez des émigrés.

20 C’est le Seigneur ton Dieu que tu craindras et que tu serviras, c’est à lui que tu t’attacheras, c’est par son nom que tu prêteras serment. 
21 Il est ta louange, il est ton Dieu, lui qui a fait pour toi ces choses grandes et terribles que tu as vues de tes yeux. 
22 Tes pères n’étaient que soixante-dix quand ils sont descendus en Egypte, et maintenant le Seigneur ton Dieu t’a rendu aussi nombreux que les étoiles du ciel.

1 Tu aimeras le Seigneur ton Dieu et tu garderas ses observances, ses lois, ses coutumes et ses commandements, tous les jours.

Actes 8, 26-40

26 L’ange du Seigneur s’adressa à Philippe : « Tu vas aller vers le midi, lui dit-il, sur la route qui descend de Jérusalem à Gaza ; elle est déserte. » 
27 Et Philippe partit sans tarder. Or un eunuque éthiopien, haut fonctionnaire de Candace, la reine d’Ethiopie, et administrateur général de son trésor, qui était allé à Jérusalem en pèlerinage, 
28 retournait chez lui ; assis dans son char, il lisait le prophète Esaïe. 
29 L’Esprit dit à Philippe : « Avance et rejoins ce char. » 
30 Philippe y courut, entendit l’eunuque qui lisait le prophète Esaïe et lui dit : « Comprends-tu vraiment ce que tu lis ? » 
31 – « Et comment le pourrais-je, répondit-il, si je n’ai pas de guide ? » Et il invita Philippe à monter s’asseoir près de lui. 
32 Et voici le passage de l’Ecriture qu’il lisait : Comme une brebis que l’on conduit pour l’égorger,
comme un agneau muet devant celui qui le tond,
c’est ainsi qu’il n’ouvre pas la bouche.
33 Dans son abaissement il a été privé de son droit.
Sa génération, qui la racontera ?
Car elle est enlevée de la terre, sa vie.

34 S’adressant à Philippe, l’eunuque lui dit : « Je t’en prie, de qui le prophète parle-t-il ainsi ? De lui-même ou de quelqu’un d’autre ? » 
35 Philippe ouvrit alors la bouche et, partant de ce texte, il lui annonça la Bonne Nouvelle de Jésus. 
36 Poursuivant leur chemin, ils tombèrent sur un point d’eau, et l’eunuque dit : « Voici de l’eau. Qu’est-ce qui empêche que je reçoive le baptême ? »
[37] 38 Il donna l’ordre d’arrêter son char ; tous les deux descendirent dans l’eau, Philippe et l’eunuque, et Philippe le baptisa. 
39 Quand ils furent sortis de l’eau, l’Esprit du Seigneur emporta Philippe, et l’eunuque ne le vit plus, mais il poursuivit son chemin dans la joie. 
40 Quant à Philippe, il se retrouva à Azôtos et il annonçait la Bonne Nouvelle dans toutes les villes où il passait jusqu’à son arrivée à Césarée.

Prédication

Introduction

Je vous invite à un voyage dans le temps. 2.000 ans en arrière sur cette terre qui s’appelle aujourd’hui Israël et qui s’appelait alors la Judée, et que les Romains n’appelleront « Palestine » qu’un siècle plus tard (pour rebaptiser la Judée, terre des Juifs, en Palestine, terre des Philistins, et ce après 3 révoltes juives en 100 ans). Nous serons guidés par le style vif et alerte de Luc, rédacteur supposé du 3ème Evangile et du livre des Actes, médecin et compagnon de Paul. Ainsi, nous imaginons très bien ce riche ministre des finances d’Ethiopie, allongé dans sa litière sur de moelleux coussins, balancé par le pas de sa caravane, lisant un livre, et qui, peut-être pour tromper l’ennui, invite Philippe, un curieux auto-stoppeur avant la lettre, que l’on peut supposer loqueteux, à venir lui expliquer ce qu’il est en train de lire. Nous avons là un bref échange, suivi d’un baptême. Voilà qui ne paraît guère original, le Nouveau Testament abonde en « historiettes » de ce genre. Ce n’est pas péjoratif. Pourtant, je vois là un véritable basculement du christianisme, une révolution copernicienne au sein de la jeune Eglise. Je vais essayer de vous expliquer ce qui me fait dire cela.

Le cadre historique

Nous sommes tout à fait au début de l’épopée chrétienne, dans ce chapitre 8 des Actes. Les Apôtres sont encore de ce monde, à l’exception de Judas, évidemment, remplacé par Matthias. Etienne, l’un des sept diacres, avec Philippe, notre « héros », vient juste d’être lapidé à la fin du chapitre précédent. Saül, qui « approuvait » cette lapidation, ne prendra pour Damas, le chemin qui va le conduire à devenir Paul qu’au chapitre suivant, le 9. Nous sommes donc exactement entre la mort du premier martyr et la naissance de la vocation de Paul. Pour nous situer, selon les bons auteurs, Etienne aurait été lapidé en 33-34, soit trois à quatre ans après la crucifixion de Jésus. Nous sommes vraiment au tout début de l’aventure.

A quoi ressemble cette première communauté chrétienne ? (Je dis « chrétienne » pour simplifier, le mot n’existe pas encore) Luc nous la décrit : « La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un coeur et qu’une âme. Tout était commun entre eux » (chap 4). « Ils se tenaient tous ensemble au portique de Salomon – à l’entrée du Temple – mais aucun des autres n’osait se joindre à eux, même si le peuple disait le plus grand bien d’eux » (chap 5). On le voit, ces saints hommes font un peu peur. Cette communauté soudée ressemble à ce que nous appellerions une secte. La pensée est unique (un coeur et une âme). Et je vous rappelle le triste sort de Ananias et Saphira (chap 5), foudroyés peut-être par la colère divine pour avoir dissimulé aux yeux de Pierre et des autres une partie de leur avoir, au lieu de tout apporter au pot commun. D’ailleurs, au moment où nous nous situons, il ne s’agit bien encore que d’une nouvelle secte juive, les termes « chrétien » et « christianisme » ne seront « inventés » qu’une dizaine d’années plus tard.

Nos 12 apôtres prennent leur mission très au sérieux. Trop peut-être. A tel point que pour se débarrasser de mesquins problèmes d’intendance et de plan de table entre les veuves, ils ont désigné 7 hommes « pleins d’Esprit Saint et de sagesse », les 7 diacres, pour se charger du service des tables (chap 6). Nous sommes vraiment dans le concret. Nos 12 Apôtres servent la Parole de Dieu et l’Evangile pour elle-même et non pour servir les êtres humains. Ils ne « servent » pas à table …

Ne s’éloigneraient-ils pas du vrai Message ? Ils semblent avoir oublié un autre texte d’Esaïe (56, donc tout proche de celui que lit l’eunuque et de celui que je vous ai lu) : « Que l’étranger qui s’attache à l’Eternel ne dise pas : L’Eternel me séparera de son peuple ! Et que l’eunuque ne dise pas : Je suis un arbre sec ! …Ma maison sera appelée une maison de prière pour tous les peuples ». Jésus lui-même citera ce passage en chassant les marchands du Temple dans un épisode bien connu des Evangiles : « Vous avez fait de ma maison un repaire de brigands ». Et même il réalisera cette vision du Prophète Esaïe en félicitant un centurion romain (Evangile selon Luc, 7) et en établissant Marie-Madeleine sa messagère et en quelque sorte apôtre des apôtres, après la Résurrection (Jn). Ce qui aurait dû mettre fin au sexisme dans l’Eglise … Mais il faudra attendre…

A la décharge des Apôtres à cette époque, il est vrai qu’il est difficile de s’écarter d’une lecture littérale des Ecritures. Si l’on se sent libre d’interpréter par soi-même la Bible, comment faire pour savoir si l’on est bien dans LA vérité ou si l’on invente ? Et si chacun fait son interprétation, ne met-on pas en danger la jeune communauté  chrétienne ?

L’enseignement de Philippe et le baptême de l’eunuque

Et nous en arrivons à notre histoire de la rencontre improbable de Philippe et de l’eunuque.

Je rappelle que Philippe n’est pas l’Apôtre, car il y a un Apôtre Philippe. Mais il n’est « que » l’un des humbles diacres, chargés du service de table au sein de l’Eglise naissante. Il n’a pas l’autorité des Apôtres. Un peu comme moi, qui ne suis pas pasteur, mais qui ai quand même l’audace de prendre la parole ce matin. C’est le « sacerdoce universel ».

L’eunuque, éthiopien de passage, n’a pas vocation à intégrer la communauté juive, ni donc chrétienne (mal distinguées à l’époque). Il est certes « venu à Jérusalem pour adorer ». Or l’accès du Temple lui est interdit par la Loi de Moïse, comme étranger et comme eunuque. Etre eunuque, c’est à dire ni homme ni femme, c’est pire encore que si il était une femme, ce qui n’est pas peu dire …

Sans doute s’agit-il d’un « craignant Dieu », un de ces païens, assez nombreux à l’époque, qui s’intéressaient au monothéisme et suivaient les travaux de la synagogue. Ce pour quoi il lit le Livre d’Esaïe. En ces temps, le Nouveau Testament n’existait pas. Aucun texte néo-testamentaire n’avait même été écrit. Les Epîtres de Paul ne viendront que quinze ans plus tard. Et plus précisément il lit – coïncidence ?- le passage que l’on appelle celui du « Serviteur souffrant » dans la prophétie d’Esaïe, que j’ai lu un peu plus longuement tout à l’heure. Et, comme tout le monde, il se demande qui est ce « serviteur souffrant ». Ce serviteur est-il Esaïe lui-même ? Ou bien est-ce une allégorie désignant le peuple juif ? C’est ainsi que l’on posait la question à l’époque. Et puis les chrétiens y ont vu l’annonce prophétique du Messie et de Jésus torturé. C’est la question que l’eunuque pose à Philippe. Qui est ce « serviteur souffrant » ? L’eunuque cherche un maître, un expert pour lui expliquer tout cela.

Et Philippe de répondre. Mais l’enseignement de Philippe n’a rien de dogmatique. Ce n’est pas un gourou. La première parole du diacre est « Comprends-tu ce que tu lis ? » Il ne lui demande même pas si il est juif. La religion n’a rien à voir ici. Il ne dit pas non plus « Eh bien, ce serviteur, c’est Jésus ». Après bien sûr, il va parler de la Bonne Nouvelle de Jésus. Mais il ne lui impose pas un dogme. Il ouvre ainsi une nouvelle façon d’être chrétien. Il ne s’agit pas d’enseigner une interprétation officielle, d’enfermer le croyant dans une pensée unique, mais d’ouvrir l’intelligence, de faire en sorte que dans la communauté, chacun, avec sa propre liberté et sa propre clairvoyance cherche son chemin individuellement.

Nous sommes à ce moment passés d’un judaïsme orthodoxe et rigoureux à un christianisme libéral.

C’est là la révolution copernicienne, le basculement dont je parlais. Pas d’enseignement strict imposé, mais le souffle de l’Esprit, qui « souffle où il veut », comme le dira Jean quelques décennies plus tard (car l’Evangile selon Jean date d’environ 90). Et l’eunuque va pouvoir cheminer sans maître à penser. Dès lors, en effet, plus rien ne s’oppose à ce que le simple diacre baptise l’eunuque étranger. C’est la question de l’eunuque : Qu’est-ce qui empêche que je sois baptisé ? L’eunuque est ainsi le premier païen baptisé, avant le centurion Corneille, baptisé par Pierre. Et il est baptisé par un diacre, même pas un apôtre ! Et on peut dire que Dieu s’est donné du mal pour arriver à cette libération du croyant. Si vous avez bien écouté, Dieu intervient directement trois fois en 15 versets. Cela montre l’importance de cette évolution aux yeux de Dieu … ou du rédacteur. 

Après

Après, une fois cette liberté affirmée, tout change : Saül devient Paul, l’Apôtre des païens. Pierre lui-même va abandonner une interprétation littérale des textes, et accueillir Corneille, centurion romain, et comprendre que l’on ne peut dire d’aucun homme qu’il est souillé ou impur, et même que la nourriture du païen n’est pas impure (chapitre 10).

Paul expliquera aux Colossiens que la circoncision physique n’est plus une condition pour être sauvé aux yeux de l’Eternel. D’ailleurs, le Deutéronome, je vous l’ai lu, parlait déjà de « circoncision du coeur ». Le message du Christ est devenu universel.

Hélas, cette liberté, cette ouverture d’esprit, gênent : au milieu du IIème siècle, soit un siècle plus tard, on va ajouter au texte un verset : « L’Eunuque répondit : je crois que Jésus-Christ est le Fils de Dieu ». Dans l’original, l’eunuque accédait au baptême sans même cette confession de foi ! Mais ce qui compte, c’est alors seulement la sincérité de la recherche, la foi comme confiance en Dieu et en Jésus, mais pas le dogme du credo.

Cette belle confiance, cette belle liberté de la démarche, va subir plus tard bien des vicissitudes. Au IVème siècle, l’empereur Constantin, pour des raisons plus politiques que théologiques d’ailleurs, va, par des conciles dits « oecuméniques », à Nicée pour le premier, renforcer ce rêve néfaste, il faut bien le dire, d’une communauté unifiée par une pensée unique, et fixer des dogmes. Et surtout condamner des hérésies. Les IVème et Vème siècles vont ainsi être marqués de la lutte féroce et sanglante entre le « catholicisme » de Nicée et l’hérésie arianiste autour d’idées complexes et de conceptions « byzantines » de la Trinité.

Nous avons commémoré en août dernier à l’Oratoire les 450 ans de la Saint Barthélémy, et cela ne s’est pas arrangé depuis. Il y eut le terrible XXème siècle avec le génocide des Juifs d’Europe. Les grands procès de cette année nous ont rappelé les attentats islamistes de 2015. Songeons aussi aux femmes persécutées en Iran, en Afghanistan et ailleurs, qui meurent pour le droit de se vêtir à leur gré. Et à nos frères chrétiens d’Orient. N’oublions pas que les musulmans sont eux-mêmes persécutés en Chine, en Birmanie, en Inde, en Palestine occupée.

Des catholiques ont, il y a quelques années posé des engins incendiaires dans des cinémas qui projetaient « La Dernière Tentation du  Christ » de Scorsese et « Une Affaire de Femmes » de Chabrol.

Des protestants fondamentalistes, aux USA, ont tué des médecins pratiquant l’IVG et dynamité des hôpitaux agissant de même.

Aucune religion n’est épargnée par le fanatisme.

L’exemple de Philippe et de l’eunuque ne nous a guère inspirés.

Conclusion

Pour tenter de conclure, remarquons qu’à la fin de l’épisode, tandis que Philippe, lui aussi transformé par cette expérience, part évangéliser « toutes les villes par lesquelles il passait, jusqu’à Césarée », ce qui n’est pas sa charge officielle; l’eunuque poursuit sa route, « joyeux », nous dit le texte, joyeux de cheminer dans sa propre intelligence personnelle de la Parole de Dieu. Joyeux d’avoir appris à penser Dieu par lui-même. Que cette joie demeure.