Prédication du 3 décembre 2017
de Catherine Axelrad
Mais pourquoi faire passer sa femme pour sa sœur ?
Lecture : Genèse 12, 10-20
L’histoire que raconte le troisième texte qu’on vient d’entendre, celui qui concerne Abram et Sarai, est probablement une des plus anciennes histoires dans ce livre qu’on appelle la Bible, ce livre qui nous dit comment la recherche de Dieu traverse l’histoire de l’humanité, à partir d’un peuple qui le premier s’est détaché des idoles pour prier un dieu unique et invisible. Dans la Bible, cette histoire de quelqu’un qui fait passer sa femme pour sa sœur est tellement importante qu’on la retrouve deux autres fois, chaque fois un peu transformée : une fois en Genèse 20, toujours avec Abram et Saraï qui ont légèrement changé de nom – ils s’appellent maintenant Abraham et Sara -, et une troisième fois en Genèse 26 où cette fois l’histoire arrive à Isaac avec sa femme Rebecca. Cette histoire est très importante et pourtant on n’en parle pas souvent, probablement parce qu’elle nous dérange un peu. D’abord, qui est Abram, puis Abraham ? C’est un personnage, un chef de tribu dont on ne sait pas grand-chose tellement ses aventures remontent loin dans le temps, – on pense qu’elles sont peut-être arrivées à plusieurs personnes, à plusieurs chefs de tribus, à différentes époques, et que les rédacteurs de la Bible ont attribué toutes ces aventures à un seul personnage : Abram, ensuite nommé Abraham. Nous avons l’habitude de considérer Abraham comme le premier des patriarches, le premier qui a découvert l’existence du Dieu unique, le premier qui a entendu l’appel à se mettre en route, le premier qui a entendu Dieu lui promettre que ses descendants deviendraient une grande nation. Nous aimons ce personnage à cause de son courage et de sa foi, même si nous n’arrivons pas toujours à comprendre ses réactions, mais cette histoire de faire passer sa femme pour sa sœur pour ne pas se faire tuer, on a un peu de mal à l’accepter. Et pourtant, si cette histoire est racontée plusieurs fois, c’est qu’elle correspond à une réalité – et pas à une réalité qui se serait produite une fois – une réalité que tout le monde connaissait, une réalité évidente : « Tu pars en territoire étranger ? Tu pars avec ta femme ? Fais attention, ils vont te la prendre. Ta femme est belle, elle est en bonne santé, elle a toutes ses dents ? C’est encore plus dangereux, s’ils ne la prennent pas pour eux ils la prendront pour leur chef, leur roi ou leur Pharaon. Tu veux défendre ta femme, ta propriété ? Ils te tueront ». La première chose que nous dit le texte, c’est cela – il ne nous donne pas une information historique sur Abraham, il nous donne une information historique sur la vie des tribus au Moyen Orient dans les années moins 2000, moins 1000 – au moins jusqu’en – 700, quand ces histoires que les gens se racontaient ont commencé à être écrites. La deuxième information que nous donne le texte, je viens de la dire et on la trouve aussi dans les Commandements : la femme d’un homme, c’est sa propriété, comme son bœuf. Il peut en faire ce qu’il veut, mais comme les commandements, même en pays étranger, disent qu’il ne faut pas la lui voler, le plus simple pour supprimer le problème c’est de le tuer lui-même. Voilà, dans ce texte nous sommes à une époque très ancienne, une époque sauvage dont on pourrait penser qu’elle n’a rien à voir avec la nôtre. Et le texte nous donne une troisième information. Face à ce danger, les hommes se défendent par la ruse ; Abram n’est sûrement pas le premier, ni le seul à avoir fait passer sa femme pour sa sœur. Et peut-être que si cette aventure est racontée dans la Bible, c’est qu’à une époque, il y a eu des gens qui trouvaient que c’était une bonne idée, ce stratagème. D’ailleurs ça lui rapporte gros, et c’est souvent bon signe dans la Bible quand on récupère du bétail – du petit et du gros – des serviteurs, des servantes, des ânes, des chameaux… Il y a sans doute eu une époque, bien avant la rédaction de la Bible, où les hommes se racontaient l’histoire le soir, autour du feu, comme une bonne blague, en se tapant sur les cuisses : il les a bien eus, les Egyptiens ! Il leur a vendu sa femme en faisant croire que c’était sa sœur ! Non seulement il ne s’est pas fait tuer, mais il l’a vendue très cher ! Et finalement il l’a même récupérée, parce que Dieu a puni Pharaon. « Dieu a puni Pharaon ? mais il n’était pas coupable, Pharaon ! C’est Abram qui avait menti ! » Vous avez peut-être remarqué qu’il manque dans le texte une information importante : comment Pharaon comprend-il que Saraï n’est pas la sœur d’Abram ? Est-ce que par hasard elle le lui aurait dit, entre le verset 16 et le verset 17 ? Certains spécialistes pensent en effet qu’un verset manque. Mais ça n’a pas d’importance, parce que si le verset a été supprimé, c’est que Saraï n’avait pas droit à la parole, et s’il n’y a pas de verset, Saraï n’a pas droit à la parole non plus. Saraï n’a jamais droit à la parole, ce n’est pas un être humain à part entière. Et bien sûr, pour nous, aujourd’hui, dans un premier temps, c’est ce qui nous choque le plus. Mais déjà au moment de l’écriture de la Bible, elle choquait un peu, cette vieille histoire. Pas parce que la femme n’avait pas droit à la parole, ça c’était considéré comme normal, et ça a duré longtemps – mais parce que – vous l’avez bien sûr remarqué – Saraï n’a pas seulement été incorporée à la maison de Pharaon, c’est-à-dire à son harem – L’adultère a été consommé, Pharaon le dit clairement à Abram : « Du coup je l’ai prise pour femme » ! Heureusement que l’histoire est placée au tout début de l’aventure d’Abram, juste après son départ de Hur, très longtemps – plusieurs années avant la naissance d’Isaac – autrement on risquerait même de se demander qui est son père. Ce n’est pas Pharaon, – mais quand même, il l’a prise pour femme ! Mais voilà, à mesure que les années passent, et les siècles, à mesure que les hommes commencent à se rendre compte que leur femme n’est pas un bœuf, ni même un simple animal reproducteur, alors en recopiant, et recopiant, et en ajoutant des chapitres, les rédacteurs ont décidé de réécrire l’histoire – vous regarderez le chapitre 20 : ça se passe en Canaan, chez Abimelek, mais c’est la même histoire ; c’est la même histoire parce qu’Abraham fait passer Sara pour sa femme et qu’Abimelek la prend chez lui, et pourtant elle n’est pas du tout pareille. Abraham est toujours coupable, mais cette fois personne n’a envie de rire ; d’ailleurs il ne reçoit pas de cadeau en échange de Sara – il les reçoit en dédommagement, à la fin, quand Abimelek lui rend sa femme ; Sara n’a toujours pas droit à la parole, mais Dieu la protège : il avertit Abimelek en rêve à temps et lui interdit de la toucher. Et pendant la discussion qu’il a ensuite avec Abraham, celui-ci lui dit deux choses très importantes – que Sara a menti par fidélité envers lui, pour qu’il ait la vie sauve ; et qu’il avait peur qu’on le tue pour lui prendre sa femme parce qu’il pensait que la loi de Dieu n’était pas respectée par les étrangers. L’histoire du chapitre 12 était tellement difficile à accepter que – tout en la respectant parce qu’elle était déjà écrite – quelqu’un l’a récrite en la modifiant, pour que les gens la comprennent mieux et ne rejettent pas le personnage d’Abraham.
Alors vous vous demandez peut-être pourquoi je vous ai proposé de réfléchir sur cette histoire aujourd’hui. Est-ce qu’elle serait d’actualité aujourd’hui ? Aujourd’hui, où on entend beaucoup parler de harcèlement sexuel, même dans les pays dits civilisés. Aujourd’hui où dans beaucoup de parties du monde – pas toutes, hélas – on sait que la femme n’est pas une possession de son mari, qu’elle doit avoir droit à la parole, que c’est mal de la vendre ou de la violer, qu’il faut défendre les femmes et interdire qu’on abuse d’elles. Aujourd’hui, dans cet état d’esprit qui est le nôtre à tous ici – du moins je l’espère, sinon il faudrait faire un sérieux travail sur nous-mêmes – aujourd’hui, en entendant cette histoire, nous pouvons avoir l’impression qu’Abram est coupable. Et c’est vrai, Abram commet plusieurs fautes – d’abord il se méfie des hommes au lieu de faire confiance à Dieu pour le sauver ; ensuite il pense que le Pharaon, et tous les Egyptiens, ou Abimelek dans la deuxième histoire, avec leurs faux Dieux, ils n’ont sûrement aucune règle de vie. Et l’histoire nous montre qu’il se trompe ; enfin et surtout, au lieu de défendre Saraï, il se sert d’elle pour sauver sa propre vie ; il ne se rend absolument pas compte que pour elle, comme pour toutes les femmes, un rapport imposé est quelque chose qui marque pour la vie, quelque chose qui vous entraîne dans un sentiment de mort parce qu’il vous dit que vous n’êtes pas un être humain à part entière. Abram commet une faute même si Saraï est d’accord, même si elle accepte de se sacrifier pour le sauver, ce qui est tout à fait possible. Abram commet plusieurs fautes, mais est-ce qu’on peut dire qu’il est vraiment coupable ? Pourquoi est-ce qu’il a imaginé cette ruse, ce mensonge ? Pour sauver sa vie. Parce que le risque était connu, il était même très grand de se faire tuer – et Saraï aurait été prise de toutes façons, pour elle ça ne change pas grand-chose, à la limite elle n’a pas la souffrance de le voir mourir, elle peut au moins se dire qu’elle le sauve. La vraie cause à l’origine de cette histoire qui a traversé les temps pour venir jusqu’à nous, c’est la violence et l’égoïsme des hommes, leur rejet de l’étranger, leur absence de bienveillance et d’accueil – et les vrais coupables, ce sont tous les humains qui se conduisent de cette manière, et il y en a beaucoup, aujourd’hui comme hier. Nous sommes tous concernés, même si nous essayons d’aider, même si nous ne savons pas comment. Qui sait comment les passeurs se conduisent, comment ils exigent d’être payés ? Quand on lit les récits de femmes réfugiées, on n’est pas loin de cette histoire, pas loin du tout – sauf que le plus souvent le récit se termine beaucoup plus mal – ce n’est pas dans le confortable harem de Pharaon que ça se passe. On le voit bien, les véritables responsables du mensonge d’Abram, ce sont les Egyptiens qui tuent les immigrés pour leur prendre leur femme – et si Dieu intervient dans cette histoire – un peu tard dans la première version, mais il a quand même envoyé quelques catastrophes à Pharaon – c’est pour leur dire qu’ils ont tort. L’histoire vient de très loin mais elle a encore un sens aujourd’hui : elle nous dit que Dieu ne veut pas que les humains se conduisent ainsi. Et bien sûr, c’est aussi le sens des textes du deutéronome qui vous ont été proposés en première lecture. Grâce à la Bible, notre foi donne un sens à toute l’histoire de l’humanité – nous avons tous été immigrés en Egypte, nous avons tous eu peur pour notre vie, nous avons tous été obligés de mentir et de vendre notre femme – nous avons toutes, nous les femmes, été vendues, échangées contre des ânes et des chameaux – et grâce à la Bible, nous savons que cette recherche de Dieu qu’on appelle la foi a permis – difficilement, lentement, avec des retours en arrière, mais quand même – la foi peut permettre aux humains de progresser, de devenir plus humains justement, plus conformes à ce que Dieu attend d’eux. C’est un progrès difficile, qui avance lentement et qui est très fragile, à la première crise sociale il est remis en cause, y compris dans nos pays tellement protégés – mais nous devons continuer à chercher Dieu, à combattre le rejet et l’exclusion, pour pratiquer la fraternité au nom du Christ, qui est venu nous transformer et nous permettre de devenir vraiment humains.
Amen