Prédication du 15 novembre 2020

Petit culte vidéo (enregistré pendant le confinement)

de Dominique Hernandez

Psaume de Jonas, psaume du vivant

Lecture : Jonas 2

Introduction

Avant d’entrer dans chapitre 2, un petit rappel du premier chapitre :
Jonas fils d’Amittaï est envoyé par la voix de Dieu vers Ninive pour y annoncer que l’Éternel arrive à bout de patience devant la méchanceté qui règne parmi les habitants de Ninive.
Aussitôt Jonas, au lieu de se diriger vers Ninive, à l’ouest, prend la direction de l’est, à l’opposé. Il fuit, il ne veut pas faire ce que la parole de l’Éternel lui a dit de faire. Jonas est un prophète récalcitrant. Jonas descend à Jaffa et s’embarque direction Tarsis, c’est-à-dire le bout du monde connu.
Mais le vent et la tempête se lèvent, la situation du bateau devient désespérée. Les marins, des païens, réveillent Jonas qui dormait dans la cale, lui disent de prier son dieu, sait-on jamais. Puis les marins tirent au sort pour savoir qui est responsable de ce malheur qui leur arrive, et le sort tombe sur Jonas qui explique alors qu’il fuit son Dieu. C’est Jonas lui-même qui leur dit de le jeter à la mer pour que la tempête se calme. Les marins hésitent, puis après avoir prié le dieu de Jonas de ne pas leur en vouloir, jettent le prophète à l’eau. La tempête s’apaise aussitôt et les marins offrent un sacrifice au Dieu de Jonas, l’Éternel.

Lecture biblique

Jonas 2

1 Le SEIGNEUR fit intervenir un grand poisson qui engloutit Jonas, et Jonas resta dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits. 
2 Jonas, dans le ventre du poisson, pria le SEIGNEUR, son Dieu. 
3 Il dit : De ma détresse, j’ai invoqué le SEIGNEUR, et il m’a répondu ; du sein du séjour des morts j’ai appelé au secours, et tu m’as entendu.
4 Tu m’as jeté dans les profondeurs, au cœur des mers, les courants m’entourent ; tous tes flots, toutes tes vagues ont passé sur moi.
5 Et moi, je disais : Je suis chassé loin de tes yeux ! Mais je verrai encore ton temple sacré.
6 Les eaux m’ont enserré jusqu’à la gorge, l’abîme m’entoure, des joncs se sont noués autour de ma tête.
7 Je suis descendu jusqu’aux ancrages des montagnes, les verrous de la terre m’enfermaient pour toujours ; mais tu m’as fait remonter vivant de la fosse, SEIGNEUR, mon Dieu !
8 Alors que je défaillais, je me suis souvenu du SEIGNEUR. Ma prière est parvenue jusqu’à toi, jusqu’à ton temple sacré.
9 Ceux qui s’attachent à des futilités illusoires éloignent d’eux la fidélité.
10 Quant à moi, je t’offrirai des sacrifices en déclarant ma reconnaissance, je m’acquitterai des vœux que j’ai faits. C’est au SEIGNEUR qu’appartient le salut !
11 Le SEIGNEUR parla au poisson, qui vomit Jonas sur la terre ferme.

Prédication

Le livre du prophète Jonas est écrit comme un petit conte, avec de l’inattendu, des rebondissements du début jusqu’à la fin du récit, avec de l’humour. Il a été rédigé il y a environ 2500 ans, et il est témoin d’une tension entre deux visions du peuple d’Israël, et du monde dans lequel ce peuple cherchait son chemin et aussi son identité. Fallait-il se resserrer sur soi, sur les semblables et constituer un groupe homogène et fermé voire quasiment étanche, ou bien se comprendre comme peuple relié aux autres peuples ?
Dans la Bible telle que nous la recevons, Ancien et Nouveau Testaments, le livre de Jonas, lui, est profondément relié à d’autres écrits, 

de manière délibérée par son auteur,
et de manière toute aussi délibérée de la part d’auteurs d’autres livres plus tardifs qui ont puisé dans ces quelques lignes et ont tissé des liens de sens et d’interprétation avec leurs propres œuvres. Ainsi les lecteurs que nous sommes sont-ils invités à bénéficier de cette intertextualité, de ces dialogues d’un livre à d’autres, à les savourer, à les déployer, à les poursuivre chacun en son temps et avec son regard. Et cette lecture croisée, cette lecture rebondissant d’écho en écho est une condition pour une lecture intelligente, une lecture ouverte, une lecture féconde.

Rien que le nom du prophète nous entraîne ainsi d’un côté vers le livre de la Genèse et de l’autre vers les évangiles. Car Jonas signifie « colombe ».
Jonas comme la colombe qui après le déluge rapporte à Noé une feuille d’olivier, signe que le niveau de l’eau baisse, signe que la vie sur terre va redevenir possible, signe précurseur de l’alliance que l’Éternel va passer avec tous les êtres vivants de la terre.
Et Jonas comme la colombe qui descend sur Jésus après son baptême par Jean dans le Jourdain, colombe donnée comme forme à l’Esprit saint par les récits des évangélistes, et qui est accompagnée par la voix du ciel : Celui-ci est mon fils bien-aimé, ouvrant ainsi à la nouvelle alliance en Jésus le Christ.

De même, au deuxième chapitre, nous avons lu la prière que Jonas adresse à l’Éternel depuis le ventre du poisson. Cette prière est un psaume, le psaume de Jonas, dans l’esprit des 150 autres rassemblés dans le livre des psaumes où sont recueillis louanges, plaintes, appels, aveux, liturgies accompagnant les événements de la vie des croyants ou du peuple.

Ce psaume est prononcé depuis l’intérieur du ventre d’un poisson. Cela, c’est original ! Évidemment, nous n’avons pas besoin de croire qu’un homme a été avalé par un grand poisson… Il s’agit là d’une des nombreuses extravagances de ce conte qui brise l’ordre des choses, non par goût de l’extraordinaire, mais parce qu’un des effets recherchés par l’auteur est de désorienter les lecteurs, de bouleverser les certitudes, d’ouvrir l’esprit à un vent du large, 

peut-être bien par conviction que l’avenir naît du large et non de l’étroit…
par conviction que le divin déborde largement les limites de l’esprit humain et de la religion.

Je vous propose d’explorer trois pistes d’interprétation de cet épisode dans ventre du poisson’ trois et même quatre.

La première interprétation est que ce ventre est semblable à un tombeau. Jonas passe par un état qui est semblable à une mort. En effet, depuis le premier chapitre, la trajectoire de Jonas est une trajectoire descendante. 

Jonas descend à Jaffa pour embarquer vers Tarsis.
Il descend dans le fond du navire pour se coucher.
Il descend dans le sommeil, un sommeil si profond qu’il n’est même pas réveillé par la tempête.
Jeté à la mer, il descend dans l’eau, encore plus bas que le bateau,
avant d’être avalé par le grand poisson et de descendre dans son estomac. 

Dans sa prière, Jonas évoque les profondeurs des mers, l’abîme, sa descente jusqu’aux ancrages des montagnes et le séjour des morts qui dans les représentations de son temps se situait sous la terre. Le séjour des morts, le schéol est une fosse. Le psaume de Jonas, est un psaume des profondeurs, comme le psaume 130 qui commence ainsi : Depuis les profondeurs je t’invoque, Éternel !
Jonas passe par la mort, une forme de mort, lui qui a fui la parole de l’Éternel, lui qui se tient à l’écart de ses semblables, descendant dans la cale du bateau, descendant dans le sommeil, ne parlant pas, ne voyant rien, lui qui finit même par vouloir être jeté à l’eau et descendre encore plus bas. L’écrivain américain Paul Auster écrit dans son livre L’invention de la solitude que le livre de Jonas est la plus dramatique histoire de solitude de toute la Bible, et que le refus de parler de Jonas implique celui de se tourner vers les autres. C’est peut-être bien cela qui est comme la mort. Fuite, mutisme, solitude, et jusqu’à la noyade, s’il n’y avait pas eu le poisson.
Le ventre du poisson comme un tombeau : oui, mais ce n’est pas Jonas qui doit mourir, c’est plutôt sa trajectoire de mort. Ce qui se passe dans le ventre du poisson, c’est la mort de la mort de Jonas, la mort de sa vie pour la mort, la mort de sa non-vie de fuite, de descentes, d’évitement de la parole et des autres, sa non-vie de se sentir toujours trop petit car tout est grand par rapport à Jonas : 

la grande ville de Ninive capitale d’un empire redouté pour sa violence et sa cruauté,
le grand vent et la grande tempête qui mettent en danger le bateau et ses occupants,
la grande peur des marins apprenant que Jonas fuit son Dieu,
le grand poisson que Dieu envoie et qui avale Jonas… 

Oui, de quoi se sentir tout petit, complètement dépassé par ce qui arrive, incapable de faire face, de faire le poids, de se tenir debout. Jonas n’a trouvé qu’une grande fuite, une grande descente, pour n’être pas là, ni où il est, ni où l’Éternel l’appelait. Ne pas être là, dans le monde, dans sa vie, dans la vie telle qu’elle est même si c’est pour essayer qu’elle devienne autre, c’est cela qui est semblable à la mort. Et c’est cela qui va disparaître.
Car ce n’est pas pour le dévorer que le poisson a avalé Jonas, ce n’est pas pour tuer Jonas que l’Éternel envoie le poisson, au contraire, c’est pour que Jonas vive.
Trois jours et trois nuits et comment ne pas entendre résonner dans ce chiffre trois l’écho du chant du prophète Osée : le troisième jour il (l’Éternel) nous relèvera (le peuple) et nous vivrons devant lui (Osée 6,2) ? Comment ne pas se souvenir du troisième jour, le jour du passage de la mort à la vie, le jour de la résurrection, jour de Pâques dans les évangiles ?
La volonté de l’Éternel, c’est la vie et c’est pour chaque humain, le choix de la vie. 

Alors dans une deuxième interprétation, qui n’exclut pas la précédente, nous pouvons comprendre le ventre du poisson comme une matrice où Jonas commence une trajectoire de vie, comme un utérus d’où l’homme est expulsé pour venir sur la terre ferme, après le déluge, venir au monde et s’y tenir comme vivant.
Dans le ventre du poisson, Jonas est environné de vie, celle du poisson, qui palpite tout autour de lui. D’ailleurs, dans le texte hébreu, à ce moment-là du récit, le poisson est devenu une poissonne, avec un accent maternel. Ses entrailles sont le lieu où Jonas qui ne peut plus fuir, est livré à lui-même, non pour l’ennui, mais pour un retour sur lui-même, comme le fait dans une parabole racontée par Jésus l’enfant prodigue, le fils perdu et retrouvé, mort et revenu à la vie. Trois jours et trois nuits, c’est le temps qu’il faut à Jonas pour effectuer une autre descente, justement la seule qu’il n’avait pas encore effectuée, justement celle qui importait : une descente en lui-même, dans les profondeurs de son âme, de son être.
Dans les entrailles du poisson, de la poissonne, Jonas se trouve, se retrouve et retrouve la sensation de la vie, de sa vie. Et c’est comme une nouvelle naissance, autre naissance que la naissance biologique. Car c’est par lui-même que Jonas était menacé, pas par la parole de l’Éternel, ni par la tempête, ni par le poisson, mais par son refus d’être, de devenir, de venir au monde. C’est ce refus qu’il abandonne enfin et il se retrouve non comme un pauvre petit homme tout seul dans le ventre d’un poisson, mais comme Jonas, fils d’Amitaï c’est-à-dire littéralement fils de « Dieu est vérité », Jonas qui fait partie du peuple avec lequel Dieu a fait alliance. Et Jonas prie avec les mots et la foi des psaumes, de son peuple et sa propre foi.
De Jonas qui fuit à Jonas qui vit, dans le ventre du poisson comme lieu propice au retournement (conversion, retour) et à la naissance comme devenir, il n’y avait peut-être qu’un faible écart, trois fois rien, le désir de vivre qui jaillit du plus profond de l’être, et qui passe dans un cri, un cri vers l’Éternel depuis les profondeurs où Jonas a glissé.
Jonas répond enfin à la parole de l’Éternel. Il ne répond pas : bon d’accord, je vais à Ninive ! La réponse de Jonas, c’est d’exprimer qu’il est là. Une réponse commence toujours ainsi, même une réponse balbutiante, une réponse incomplète, un cri qui dit d’abord : je suis là. Ce cri parle d’un désir de vivre même dans le risque, même dans la peine. Peut-être même est-ce son propre cri qui révèle à Jonas qu’il veut vivre, qu’il veut être vivant, qu’il veut choisir la vie.
Dans sa prière, parce qu’il se tient devant Dieu, Jonas regarde enfin où il en est, il peut enfin voir ce qui lui arrive, exprimer ce qu’il ressent et l’interpréter plutôt que de se laisser aller à sa pente de peur et de fuite, plutôt que de se recroqueviller dans son refus, plutôt que de cacher dans une profondeur quelconque ou derrière son sentiment d’être petit.

En même temps, le ventre du poisson, même quand il est dit « poissonne », n’est pas qualifié d’entrailles avec le mot hébreu qui désigne l’utérus maternel, mais avec celui qui renvoie à l‘estomac, aux intestins, tout ce qui sert à la digestion.
C’est la troisième interprétation, qui n’est pas exclusive des deux précédentes. Jonas est l’objet d’un processus de digestion, avec des sucs digestifs et un malaxage qui vont faire craquer et dissoudre la carapace dans laquelle il s’est réfugié mais réfugié pour fuir, carapace qui l’enferme mais l’enferme hors de lui-même et hors des relations à Dieu et aux autres. Ce Processus de digestion parle aussi de la difficulté, de l’épreuve que constituent le temps et le cheminement nécessaire pour s’extirper des habitudes, réponses faciles ou simplificatrices, des indifférences, ou même du confort des protections accumulées pour s’éviter de souffrir, de se remettre en question, et de vivre.
N’allons pas croire que la digestion aboutit à un Jonas tout parfait. Par exemple, il se trompe en attribuant à Dieu la responsabilité de sa descente dans les profondeurs de ce qui était comme la mort. Il se trompe, ou il se cache encore un peu, dans ce réflexe ô combien humain de faire porter à autrui la responsabilité de ce que nous avons nous-même noué et emmêlé. Souvenons-nous encore de la Genèse, de la femme qui dit à Dieu : ce n’est pas moi c’est le serpent, et de l’homme qui enchaîne : ce n’est pas moi, c’est la femme que tu m’as donnée. Mais peut-être vaut-il mieux, pour l’être et le devenir, risquer une parole de prière même erronée plutôt que de s’en tenir à un mutisme mortifère. Paul Auster écrit encore à propos de Jonas : dans les ténèbres de cette solitude qu’est la mort, la langue finalement se délie et dès l’instant où elle commence à parler, la réponse vient. Et même s’il ne vient pas de réponse, l’homme a commencé à parler.
Dans la suite du récit, Jonas parlera encore à Dieu, pour râler, pour se plaindre, pour contester, mais enfin il parle, il se tient en relation,

avec un Dieu de patience, d’une patience qui espère l’humain en tous lieux et en tous temps, y compris les lieux de fuite et les temps d’absence ;
avec un Dieu qui n’abandonne pas mais qui insiste même par des moyens bien étranges et inattendus ;
avec un Dieu de large accueil que même les marins païens sont capables de reconnaître ;
avec un Dieu de grâce qui est Dieu pour l’être, celui qui fait être et advenir,
le Dieu dont le nom imprononçable est l’élan même de la vie.

Jonas s’est retrouvé dans le tohu-bohu, dans le chaos, mer et grande bête marine, jusqu’à ce qu’il se souvienne du Dieu Créateur et Sauveur. Il est question là, et c’est  une quatrième interprétation de l’image du ventre du poisson, de la part secrète, extrêmement intime de toute personne qui croit, qui cherche, la part intime et secrète qui est celle de la relation à Dieu car la foi n’est pas’ ne peut pas être toujours, en tout, exposée et visible par autrui. Il y a aussi cette part cachée, mystérieuse, énigmatique qui correspond à cette présence secrète, mystérieuse de l’Éternel présent, vivant en nous. Seul Jonas pouvait retrouver en lui, pour lui le contact avec cette présence, avec cette parole en lui, non seulement celle qui l’appelait et qu’il fuyait, mais qui, tapie, enfouie en lui, l’attendait et croyait en lui.
Alors Jonas trouve un sens, et une espérance.
Alors le poisson le rejette sur la terre ferme, la terre où nous sommes vivants, la terre où Dieu fait alliance avec les êtres vivants, la terre ferme comme réalité du monde comprise dans la lumière, l’orient et l’orientation de la Création qui est appel à vivre et faire vivre, aider à vivre.

Amen