Prédication du 5 septembre 2021

de Dominique Hernandez

Qu’est-ce que c’est ?

Lecture : Exode 16, 1-18

Lecture biblique

Exode 16, 1-18

1 Toute la communauté des Israélites partit d’Elim ; ils arrivèrent au désert de Sîn, qui est entre Elim et le Sinaï, le quinzième jour du deuxième mois à compter de leur sortie d’Egypte. 
2 Alors toute la communauté des Israélites se mit à maugréer, dans le désert, contre Moïse et Aaron. 
3 Les Israélites leur dirent : Ah ! si nous étions morts de la main du SEIGNEUR en Egypte, quand nous étions assis près des marmites de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! C’est pour faire mourir de faim toute cette assemblée que vous nous avez fait sortir dans ce désert !

4 Le SEIGNEUR dit à Moïse : Je vais faire pleuvoir pour vous du pain depuis le ciel. Le peuple sortira pour en recueillir chaque jour la quantité nécessaire ; ainsi je le mettrai à l’épreuve pour voir s’il suit ou non ma loi. 
5 Le sixième jour, lorsqu’ils prépareront ce qu’ils auront apporté, il y en aura deux fois plus que ce qu’ils recueillent jour après jour.

6 Moïse et Aaron dirent à tous les Israélites : Ce soir, vous saurez que c’est le SEIGNEUR (YHWH) qui vous a fait sortir d’Egypte, 
7 et au matin vous verrez la gloire du SEIGNEUR, parce qu’il vous a entendus maugréer contre le SEIGNEUR ; nous, en effet, que sommes-nous, pour que vous maugréiez contre nous ? 
8 Moïse dit : Le SEIGNEUR vous donnera ce soir de la viande à manger, et au matin du pain à satiété ; le SEIGNEUR vous a entendus maugréer contre lui. Nous, en effet, que sommes-nous ? Ce n’est pas contre nous que vous maugréez, c’est contre le SEIGNEUR !

9 Moïse dit à Aaron : Dis à toute la communauté des Israélites : Présentez-vous devant le SEIGNEUR, car il vous a entendus maugréer. 
10 Tandis qu’Aaron parlait à toute la communauté des Israélites, ils se tournèrent vers le désert, et la gloire du SEIGNEUR apparut dans la nuée.
11 Le SEIGNEUR dit à Moïse : 
12 J’ai entendu les Israélites maugréer. Dis-leur : A la tombée du soir vous mangerez de la viande, et au matin vous vous rassasierez de pain ; ainsi vous saurez que je suis le SEIGNEUR (YHWH), votre Dieu.

13 Le soir, des cailles montèrent et couvrirent le camp ; et au matin il y eut autour du camp une couche de rosée. 
14Quand cette couche de rosée se leva, le désert était recouvert de quelque chose de menu, de granuleux — quelque chose de menu, comme le givre sur la terre. 
15 Les Israélites regardèrent et se dirent l’un à l’autre : Qu’est-ce que c’est ? — Car ils ne savaient pas ce que c’était. Moïse leur dit : C’est le pain que le SEIGNEUR vous donne à manger. 
16 Voici ce que le SEIGNEUR a ordonné : que chacun en recueille ce dont il a besoin, un omer par tête, selon le nombre de personnes à nourrir ; chacun en prendra pour ceux qui sont dans sa tente. 
17 Les Israélites firent ainsi ; ils en recueillirent les uns plus, les autres moins. 
18 On mesurait ensuite avec l’omer ; celui qui en avait plus n’avait rien de trop, celui qui en avait moins n’en manquait pas. Chacun recueillait ce dont il avait besoin.

Prédication

Après la libération, c’est le temps du désert. Le peuple d’Israël a été délivré de l’esclavage en Égypte, il a quitté la terre de la servitude, conduit par Moïse, et grâce à l’intervention de l’Éternel, en traversant la mer. De l’autre côté la mer, c’est le désert.
Ce n’est pas tout d’avoir été libéré, il s’agit maintenant de vivre en étant libérés, et ce n’est pas un long fleuve tranquille. Les Israélites ont faim. La peur de la faim, d’avoir encore faim les conduit à regretter l’Égypte, un mois et demi après en avoir été délivrés. Comme il faut peu de temps pour éprouver que la liberté ne va pas sans risque ! Pour éprouver que la liberté et la sécurité ne s’associent pas bien. La sécurité du ventre plein fait regretter le temps de l’esclavage, quitte à réécrire un peu l’histoire : les marmites de viande et le pain égyptien occultent déjà la peine de l’esclavage. Libérés c’est bien, mais rassasiés, c’est mieux, c’est préférable. Libérés, c’est bien, mais sans souci du lendemain, sans contrariété, sans difficulté.
Après la libération, c’est l’épreuve du désert, du lendemain qui ne ressemblera pas à hier, de la peur qui ronge autant que la faim creuse. Il n’y avait pas d’incertitude en Égypte. Au désert, les repères familiers ont disparu, les divertissements n’ont plus cours, plus rien ne masque la vulnérabilité de l’humain. Moïse et Aaron font les frais de l’angoisse qui déborde : aux yeux des Israélites, ils sont responsables de la famine qui menace et de la mort qui rôde. Mais à travers eux, n’est-ce pas Dieu qui est visé par les récriminations, un Dieu aurait pu prévoir la nourriture, un Dieu qui pourrait faire un peu plus pour son peuple et tracer une route confortable dans le désert jusqu’à la terre promise, le pays ruisselant de lait et de miel ? Puisque Dieu a libéré de sa main puissante, ne peut-il pas assurer la suite de cette même main toute-puissante ?

Dans la Bible, le désert est un lieu paradoxal. Lieu de l’épreuve, de la solitude, du silence, des bêtes sauvages, du manque d’eau et de nourriture, de mort, c’est aussi un lieu de révélation de Dieu, un lieu d’écoute et de compréhension de ce qui relie Dieu et l’humain.
Alors voici la manne. Le pain que Dieu fait pleuvoir depuis le ciel : les Israélites ne mourront pas de faim. Pourtant, dans l’épreuve du désert, la manne est elle-même une épreuve pour le peuple, c’est une épreuve de confiance. L’enjeu de la manne, ce n’est pas un estomac bien rempli, c’est la vie, ce qui fait vivre par l’écoute d’une parole : le peuple suivra-t-il ma torah ? la torah, c’est le guide de vie. D’ailleurs, le texte insiste sur la métaphore du pain que Dieu fait pleuvoir du ciel comme qualité de vie car ce pain particulier, que l’Éternel fait pleuvoir du ciel, est désigné avec le mot traduit en français par chose, une chose qui vient d’un acte de Dieu, un mot qui en hébreu signifie également parole.
La manne, c’est un don de Dieu qui fait vivre, bien plus que de la vie biologique, bien autrement que de la vie biologique qui ne suffit pour vivre et pour vivre en étant libéré.

Ce qui est dit de la manne dans ce récit exprime plusieurs caractéristiques de ce qui fait vivre et de la vie ainsi rendue vivante. 

La première caractéristique est la quotidienneté : chaque jour, la manne est donnée, à recueillir pour ce jour-là, sans entasser pour le lendemain. Sauf le 6° jour où chacun en recueillera aussi pour le 7° jour. Chaque jour, sans entasser, sans accumuler, sans faire de réserve. Cette limite posée rend compte de la valeur du présent, le présent qui n’est pas tourné vers le passé pour le regretter et s’en lamenter ou pour le magnifier en idéal à retrouver. Le présent qui n’est pas non plus écrasé par la perspective d’un lendemain dont Dieu se désintéresserait, ni par celle d’un lendemain qui serait plus important que le jour qui est. Le présent est un présent en confiance, de confiance, porté par la fidélité divine qui permet à chaque jour d’être le temps de la présence de chacun, en parole et en action. Aujourd’hui est le temps de vivre. Nous ne sommes qu’au présent. 

La deuxième caractéristique, complètement associée à la première, est celle du besoin pour chaque jour. Elle indique la capacité à discerner le besoin de l’envie et la reconnaissance des situations singulières. Le besoin n’est pas le même pour tous. La reconnaissance du besoin de chacun est plus importante que la stricte égalité bien mesurée. Cette inégalité ne relève pas d’une appropriation indue, mais de l’attention envers chacun. Elle est la prise en compte des diversités et des transformations car ce Dieu n’est pas un dieu en général mais Dieu pour des personnes, des sujets différents.

La troisième caractéristique est celle de l’extériorité. C’est à l’extérieur du camp que les Israélites ramassent la manne, pas à l’intérieur. Ce qui fait vivre requiert un déplacement, une sortie du lieu de repos et d’abri, un mouvement hors de la familiarité. Sortir du camp, c’est sortir de soi et de l’entre-soi, sortir du même pour l’ailleurs, qui n’est pas forcément très loin. Le don, l’acte, la parole pour chaque jour ne sont pas tenus par ce que nous bâtissons de pensées, même en théologie, ou de rites même religieux. Ce qui nous fait vivre, c’est ce qui nous met en ex-istence au-delà de ce que nous sommes déjà, une dynamique au fil des jours, que nous ne maîtrisons pas.

La quatrième caractéristique est celle du soin des autres, la solidarité envers ceux qui n’ont pas pu sortir ramasser la manne, sans qu’on sache pourquoi, il n’est pas indiqué de raison ni d’excuse. C’est une manière de dire que la manne donnée n’appartient pas à celui qui la ramasse. Elle reste don et celui qui recueille le don et en bénéficie ne peut considérer que le don n’est que pour lui-même. Le don qui fait vivre, la parole donnée, oriente vers autrui. Reconnaître que ce qui nous fait vivre nous est donné nous dispose à le partager, à le faire passer, à en faire bénéficier d’autres. Bonté, tendresse, pardon, amour s’altèrent et pourrissent d’être retenus pour soi, comme la manne pourrit d’un jour sur l’autre quand elle est accumulée, elle qui est donnée chaque jour.

La cinquième caractéristique est représentée par le nom même de manne. Car ce qui fait vivre n’est pas du pain qui ressemble au pain pétri et cuit au four. Ce qui nourrit la vie de la vie ne ressemble pas à ce qui nourrit le corps et la vie biologique, ni à ce qui était mangé, avalé dans le temps passé de l’esclavage. C’est nouveau, c’est inédit, c’est quoi ? Qu’est-ce que c’est ? C’est la question que se posent les Israélites en découvrant le don de Dieu et c’est ainsi qu’est nommé ce don : c’est quoi ? qu’est-ce que c’est ? man hou en hébreu. La manne, ce qui nourrit la vie de la vie, c’est une question. Une question chaque jour, une question quotidienne.
C’est que la confiance n’est pas un aveuglement, mais un éveil de conscience, et pour cela il faut des questions. Comme les questions que l’Éternel pose dans les premiers chapitres de la Genèse : Où es-tu ? Qu’as-tu fais ? Qui t’a dit ? Qu’as-tu fait de ton frère ?
Comme celle que Jésus adresse à ses disciples et à ceux qu’il rencontre : Veux-tu guérir ? Pourquoi avez-vous peur ? Qui dites-vous que je suis ?
Les questions font des chercheurs, et des personnes responsables c’est-à-dire qui répondent. Sans que les réponses puissent s’imposer comme définitives, en supprimant les questions. Car les réponses définitives ne font plus vivre, elles fabriquent des fanatiques, des indifférents, ou des esclaves ; en Égypte, les Israélites ne se posaient pas de questions. Mais la libération, c’est une entrée en question. Et ce qui fait vivre, c’est de manger des questions, jusqu’à devenir des « questionnants » porteurs de question, pour inventer, imaginer, pour interpréter un texte ou sa propre existence, pour résister à la résignation et aux évidences qui s’imposent. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est qui fait vivre ? Question qui ouvre des chemins au travers des préjugés qui cadrent et encadrent, à travers les fondamentalismes qui veulent combler toute faim et toute quête, à travers les pleins des pouvoirs qui prétendent rassasier le désir d’être. La question déloge des quiétudes et des assurances. La manne, don de Dieu qui fait vivre, pose question et provoque à l’existence, vie vivante, vie libérée.

La sixième caractéristique : ce qui nourrit la vie libérée, ce qui fait vivre, ce que recueillent les Israélites, c’est quelque chose de menu, de fin, et de crissant, comme du givre.
Fin, menu, ténu, et crissant. Rien de massif ni de compact, ni de somptueux ni de flamboyant. Mais du fin, du menu, du ténu, le même fin et ténu qui signale au prophète Élie à l’Horeb que Dieu est là. Pas dans le vent violent, pas dans le tremblement de terre, pas dans le feu, mais dans une voix ténue, le son d’un fin silence.
Ce qui fait vivre requiert la confiance, seulement la confiance et ce qui s’impose ne crée pas de confiance. Mais le fin et le ténu oui, et tout se tient là, tout tient à cela, et cela nous tient ensemble.
Fin, ténu, et crissant, pas de sidération, mais un émerveillement comme lorsque le givre au matin transfigure un jardin, une forêt, ou un désert, un signe de reconnaissance, une trace de fidélité, une parole qui bénit, un souffle de pardon, un écho de grâce. Ce qui nous fait vivre de vie vivante, de vie libérée, chaque jour se tient dans un tout menu quotidien.
Et cela même relance la question, chaque jour : qu’est-ce que c’est ? 

Et aujourd’hui, qu’allons-nous répondre ?