Prédication du 21 avril 2019

Dimanche de Pâques

de Catherine Axelrad

Quand l’Espérance fait route avec nous

Introduction par les catéchumènes

Nous allons entendre le récit d’une révélation progressive, en deux parties principales dans le même chapitre 24 de l’évangile de Luc. La première est la découverte du tombeau vide par les femmes venues embaumer le corps de Jésus, qui a été déposé dans ce tombeau le vendredi soir, avant la tombée de la nuit. Les femmes ont respecté le repos obligatoire du sabbat, mais maintenant nous sommes dimanche, le premier jour de la semaine, et elles viennent de grand matin. Au 4ème siècle, l’évêque Ambroise de Milan dira qu’elles sont « les dernières à s’éloigner du tombeau et les premières à y retourner ». Cette heure matinale manifeste en effet leur impatience, et nous laisse deviner que depuis le vendredi soir elles n’ont pas arrêté de penser à ce corps abandonné, avec une grande tristesse. Au cœur de cette tristesse, l’espoir va monter en puissance à partir d’une série d’incompréhensions et de dévoilements progressifs. Le premier, on va l’entendre, c’est l’annonce faite par ces hommes en habits éclatants, c’est-à-dire des anges – des envoyés de Dieu : « Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts ? ». Dans les premiers siècles du christianisme, ce mot « le Vivant » a souvent servi pour désigner Jésus, et avant d’utiliser le poisson comme signe de reconnaissance, certains chrétiens dessinaient sur le sol la lettre Z, Z pour Zaô, vivre, Z pour Zoé, la vie, et surtout Z pour Zônta, le Vivant. Nous allons voir que ce témoignage des femmes a aussi été accueilli avec mépris ; un auteur incroyant du 2ème siècle, nommé Celse, a même reproché aux chrétiens de « faire reposer la vérité de leur doctrine sur les faibles épaules de femmes en délire » – Luc a bien ajouté que Pierre découvre le tombeau vide et les bandelettes, donc la découverte est partiellement confirmée – mais nous voyons que cette découverte ne suffit pas à provoquer sa confiance, seulement son étonnement. Il faudra la rencontre d’Emmaüs pour que la confiance et l’espoir reviennent réellement.

Lectures bibliques

Lecture biblique : Luc 24, versets 1 à 35

Le premier jour de la semaine, elles vinrent au tombeau de grand matin, en apportant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau ; elles entrèrent, mais elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus.
Comme elles étaient perplexes à ce sujet, deux hommes survinrent devant elles, en habits éclatants.
Toutes craintives, elles baissèrent le visage vers la terre ; mais ils leur dirent : Pourquoi cherchez–vous le vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, il s’est réveillé. Souvenez–vous de quelle manière il vous a parlé, lorsqu’il était encore en Galilée, et qu’il disait : Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux pécheurs, qu’il soit crucifié et qu’il se relève le troisième jour. Et elles se souvinrent de ses paroles.
Elles s’en retournèrent du tombeau pour raconter tout cela aux Onze et à tous les autres. C’étaient Marie–Madeleine, Jeanne, Marie de Jacques et les autres, avec elles ; elles le dirent aux apôtres ;
mais ces paroles leur parurent une niaiserie et ils ne crurent pas les femmes. Pierre cependant se leva et courut au tombeau. En se baissant il ne vit que les bandelettes qui étaient à terre ; puis il s’en alla chez lui, s’étonnant de ce qui était arrivé.

Or, ce même jour, deux d’entre eux se rendaient à un village du nom d’Emmaüs, à soixante stades de Jérusalem, et ils s’entretenaient de tout ce qui s’était passé.
Pendant qu’ils s’entretenaient et débattaient, Jésus lui–même s’approcha et fit route avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il leur dit : Quels sont ces propos que vous échangez en marchant ? Ils s’arrêtèrent, l’air sombre.
L’un d’eux, nommé Cléopas, lui répondit : Es–tu le seul qui, tout en séjournant à Jérusalem, ne sache pas ce qui s’y est produit ces jours–ci ? — Quoi ? leur dit–il. Ils lui répondirent : Ce qui concerne Jésus le Nazaréen, qui était un prophète puissant en œuvre et en parole devant Dieu et devant tout le peuple, comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour qu’il soit condamné à mort et l’ont crucifié. Nous espérions que ce serait lui qui apporterait la rédemption à Israël, mais avec tout cela, c’est aujourd’hui le troisième jour depuis que ces événements se sont produits Il est vrai que quelques femmes d’entre nous nous ont stupéfiés ; elles se sont rendues de bon matin au tombeau et, n’ayant pas trouvé son corps, elles sont venues dire qu’elles avaient eu une vision d’anges qui le disaient vivant. Quelques–uns de ceux qui étaient avec nous sont allés au tombeau, et ils ont trouvé les choses tout comme les femmes l’avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu.
Alors il leur dit : Que vous êtes stupides ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! Le Christ ne devait–il pas souffrir de la sorte pour entrer dans sa gloire ?
Et, commençant par Moïse et par tous les Prophètes, il leur fit l’interprétation de ce qui, dans toutes les Écritures, le concernait. Lorsqu’ils approchèrent du village où ils allaient, il parut vouloir aller plus loin. Mais ils le pressèrent, en disant : Reste avec nous, car le soir approche, le jour est déjà sur son déclin. Il entra, pour demeurer avec eux.

Une fois installé à table avec eux, il prit le pain et prononça la bénédiction ; puis il le rompit et le leur donna. Alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent ; mais il disparut de devant eux. Et ils se dirent l’un à l’autre : Notre cœur ne brûlait–il pas en nous, lorsqu’il nous parlait en chemin et nous ouvrait le sens des Écritures ?
Ils se levèrent à ce moment même, retournèrent à Jérusalem et trouvèrent assemblés les Onze et ceux qui étaient avec eux, qui leur dirent : Le Seigneur s’est réellement réveillé, et il est apparu à Simon !

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Prédication

Voilà, l’impensable s’est produit, et les disciples n’ont plus qu’à se disperser, à vaquer à leurs affaires, ou même à aller se reposer un peu : Emmaüs, ce village à 60 stades de Jérusalem – environ onze kilomètres; deux heures de marche à l’époque -, on ne sait pas très bien où il se trouve, ou plutôt on hésite entre plusieurs possibilités – c’était peut-être une petite ville déjà un peu abandonnée, tranquille, à la campagne, ou alors un gros village avec des sources d’eau chaude. Partir, oublier ce rêve et la manière sanglante dont il s’est terminé. Cléopas et son compagnon – ou peut-être même sa compagne, car il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’un couple, même si on n’a pas l’habitude de les imaginer de cette façon – les deux marcheurs sont très déprimés. Ce ne sont pas des proches de Jésus, ils ne font pas partie des apôtres – pas Cléopas en tous cas – mais ils le connaissent; ce sont des disciples, des gens qui commençaient vraiment à y croire, à penser que oui, c’était bien le Messie. Et nous qui espérions que ce puissant prophète sauverait Israël !  Ils voudraient bien retrouver un peu de joie, effacer de leurs yeux l’image du crucifié – cette image qu’ils n’arrivent pas à oublier, même s’ils l’ont vue de loin, sans trop oser s’approcher; mais tout en s’éloignant de Jérusalem, de ce lieu si important pour leur foi juive, où ils étaient venus pour fêter la Pâque et qui est devenu pour eux un lieu de mort.  En partant au plus vite de cette ville où ils ne se sentent peut-être pas tellement en sécurité, ils sont si découragés qu’ils n’arrivent pas à parler d’autre chose. C’est déjà le troisième jour et rien ne s’est réalisé comme ils l’espéraient. Ils ont tellement perdu espoir qu’ils ne font plus attention aux signes, alors que Jésus leur avait appris à regarder les signes;  et pourtant, dans ce qu’ils disent eux-mêmes à l’inconnu qui les a abordés, il y a beaucoup de signes : c’est aujourd’hui le troisième jour; les femmes n’ont pas trouvé le corps; des anges ont dit qu’il est vivant; on croyait que c’était des contes de  bonne femme mais ceux qui sont allés vérifier ont tout trouvé comme elles l’avaient dit. Mais – comme Pierre qui n’a pas compris en voyant les bandelettes – Cléopas ne comprend pas, n’entend pas ce qu’il est lui-même en train de dire. Il est mort, celui qui leur avait appris à déchiffrer les signes, il ne reste qu’à l’oublier. Ils sont tellement malheureux qu’au début ça les rend un peu agressifs, ou en tous cas ironiques : de quoi se mêle cet inconnu ? Tu es bien le seul à ne pas savoir !

Ils sont morts à la foi, à l’espérance – à la vie. Celui qui marche avec eux est l’espérance même, mais ils ne s’en rendent pas compte tout de suite. Celui qui marche avec eux est la vie-même, mais ils ne le savent pas encore. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles nous aimons tant ce récit; parce que nous, nous savons. Nous lisons ou entendons l’histoire de cette rencontre avec la délicieuse attente – presque de l’appréhension, n’est-ce pas – cette attente que toutes celles et tous ceux d’entre nous connaissent, qui ont relu des centaines de fois un livre aimé, et dans ce livre aimé le chapitre préféré, celui où tout se dénoue. Nous étions avec les femmes quand elles ont découvert le tombeau vide ; nous savons, nous, qui est cet inconnu avec qui les marcheurs commencent par se disputer, et qui s’énerve, lui aussi : décidément vous ne comprenez rien ! Comme votre coeur est lent à croire ! Et voilà que l’inconnu reprend son enseignement, en leur montrant, et à nous avec eux, que la foi vient, ou revient, par le cœur : alors bien sûr, quand il leur explique ce qui le concerne dans les Ecritures, c’est toujours Luc qui parle et qui introduit dans ce récit de révélation progressive une idée déjà présente chez Mathieu, qui deviendra très vite une notion théologique de toute première importance dans la foi chrétienne : l’idée que la venue de Jésus, son ministère, sa mise à mort, et même sa résurrection, tout cela était annoncé dans « les Ecritures », c’est-à-dire dans les textes de l’Ancien Testament – en commençant par Moïse et tous les prophètes. Il s’agit bien sûr à l’époque de tous ces textes de la bible hébraïque traduite en grec, ou même de textes écrits directement en grec, tous ces textes qui exprimaient l’attente messianique –  les psaumes et les textes prophétiques, en particulier bien sûr ces textes du prophète Esaïe qu’on appelle les chants du serviteur souffrant. Cette interprétation selon laquelle l’AT annonce le ministère de Jésus est aujourd’hui remise en cause, mais la question reste posée : si Jésus a pu être reçu par certains comme le messie attendu, c’est que ces personnes percevaient en lui les signes d’une réponse à cette attente séculaire. Et justement Luc parle de signes, de signes qu’il faut apprendre à déchiffrer. L’inconnu s’adresse à l’intelligence des deux marcheurs, mais il ouvre d’abord leur cœur par sa présence même. En sa présence, l’accablement dans lequel ils marchaient est moins fort, quelque chose comme l’espoir réapparaît. Notre coeur n’était-il pas tout brûlant en nous quand il nous parlait en chemin ? Cet inconnu qui les avait quasiment insultés, ils désirent tellement demeurer en sa présence qu’ils insistent. « Reste avec nous, le soir approche, le jour est déjà sur son déclin ». Ce n’est pas la première fois que je parle de ces expressions qui – dans une traduction ou une autre – nourrissent depuis très longtemps notre foi collective et personnelle ; beaucoup nous ont été données par ce très grand écrivain qu’était Luc, et le verset 29 joue un rôle fondamental dans cette situation de reconnaissance progressive, parce que ces mots apparemment ordinaires sont porteurs d’un message sous-entendu. Et quel message ! Le soir approche, nous sommes dans l’obscurité et le tristesse, nous ne savons pas qui tu es mais nous sentons que nous avons besoin de toi. Toi qui es l’espérance, toi qui es la vie, reste avec nous. Et alors, quand le cœur reconnaît la présence divine, quand nous l’acceptons comme nous le pouvons, tout en nous désire s’ouvrir à cette présence : notre intelligence, qui recherche le sens des Ecritures – car dans les Ecritures aussi on trouve des signes, les signes déposés par toutes les générations qui nous ont précédés dans la recherche – les signes de leur recherche de Dieu, cette recherche brûlante qui s’appelle la foi – et même nos yeux peuvent s’ouvrir, nos yeux qui étaient jusqu’alors empêchés de le reconnaître – empêchés de voir, empêchés de croire par l’accablement, par l’absence d’espérance – cet accablement qui déjà, au Jardin des Oliviers, avait empêché les plus proches disciples de prier. Et maintenant que leurs yeux peuvent s’ouvrir, Jésus va leur offrir – et à nous avec eux, parce que vous avez bien compris que depuis tout à l’heure c’est surtout de nous que je parle – Jésus va nous offrir un dernier signe, celui de sa présence dans le partage du pain et du vin. Alors même si on aime ce récit qui est si important pour notre foi chrétienne, on a le droit, et même le devoir, de réfléchir : quand Luc l’écrit, cela fait déjà une vingtaine d’années que les premières communautés chrétiennes se réunissent pour partager un repas pendant lequel a lieu ce rite : la bénédiction  et le partage du pain et du vin, avec le rappel (ou l’ajout) par Luc des paroles attribuées à Jésus pendant la Cène « faites ceci en mémoire de moi ». Les communautés rassemblées autour de l’évangile de Luc savent donc tout à fait de quoi il s’agit; raconter cet évènement comme le rédacteur le fait, c’est une manière de confirmer à ces premiers chrétiens que Christ est bien présent dans le partage du pain, puisque c’est justement à ce moment-là que les compagnons d’Emmaüs l’ont reconnu. Et donc le récit de ce moment est aussi une construction théologique très importante. Même si nous ne pouvons pas toujours vivre ce partage dans le même état d’esprit, nous voyons que la rencontre à Emmaüs fait partie des éléments qui nourrissent notre foi et qui nous éclairent sur le sens de ce sacrement où d’une manière ou d’une autre, Christ est présent parmi nous. Et peut-être que le plus important à ce moment de l’histoire, pour les deux disciples comme pour nous, c’est que leur cœur reste brûlant même quand Christ disparaît de devant eux – même quand ils ne le « voient » plus. La vision a disparu mais la présence de Christ en eux demeure. Maintenant, ils vont pouvoir revivre – nous allons pouvoir revivre ; nous allons retrouver – à l’instant même ! La foi, l’espérance et l’amour –  cette foi qui les met debout – et pendant que ces deux compagnons, nos frère et sœur, amis à qui nous devons tant, retournent en toute hâte – à l’instant même, donc de nuit ! – à Jérusalem pour participer à l’édification des premières communautés chrétiennes, nous aussi, dans notre temps mais avec le même élan, nous pouvons nous remettre en route, retrouver l’espérance et le goût de l’engagement, devenir, redevenir, rester communauté, en demandant à celui qui fait route avec nous de nous conserver un cœur tout brûlant.                                                              Amen