Prédication du 19 février 2023

de Dominique Hernandez

Se parler, en esprit et en vérité

Lecture : Jean 4, 5-26

Lecture biblique

Jean 4, 5-26

5 Il arrive donc dans une ville de Samarie nommée Sychar, près du champ que Jacob avait donné à Joseph, son fils. 
6 Là se trouvait la source de Jacob. Jésus, fatigué du voyage, s’était assis tel quel au bord de la source. C’était environ la sixième heure.

7 Une femme de Samarie vient puiser de l’eau. Jésus lui dit : Donne-moi à boire. 
8 — Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter des vivres. — 
9 La Samaritaine lui dit : Comment toi, qui es juif, peux-tu me demander à boire, à moi qui suis une Samaritaine ? — Les Juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains. — 
10 Jésus lui répondit : Si tu connaissais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit : « Donne-moi à boire », c’est toi qui le lui aurais demandé, et il t’aurait donné de l’eau vive. 
11 — Seigneur, lui dit la femme, tu n’as rien pour puiser, et le puits est profond ; d’où aurais-tu donc cette eau vive ? 
12 Serais-tu, toi, plus grand que Jacob, notre père, qui nous a donné ce puits et qui en a bu lui-même, ainsi que ses fils et ses troupeaux ? 
13 Jésus lui répondit : Quiconque boit de cette eau aura encore soif ; 
14 celui qui boira de l’eau que, moi, je lui donnerai, celui-là n’aura jamais soif : l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau qui jaillira pour la vie éternelle. 
15 La femme lui dit : Seigneur, donne-moi cette eau-là, pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. 
16 — Va, lui dit-il, appelle ton mari et reviens ici. 
17 La femme répondit : Je n’ai pas de mari. Jésus lui dit : Tu as raison de dire : « Je n’ai pas de mari. » 
18 Car tu as eu cinq maris, et celui que tu as maintenant n’est pas ton mari. En cela tu as dit vrai. 
19 — Seigneur, lui dit la femme, je vois que, toi, tu es prophète. 
20 Nos pères ont adoré sur cette montagne ; vous, vous dites que le lieu où il faut adorer est à Jérusalem. 
21 Jésus lui dit : Femme, crois-moi, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. 
22 Vous, vous adorez ce que vous ne connaissez pas ; nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. 
23 Mais l’heure vient — c’est maintenant — où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité ; car tels sont les adorateurs que le Père cherche. 
24 Dieu est Esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité. 
25 La femme lui dit : Je sais que le Messie vient — celui qu’on appelle Christ. Quand il viendra, lui, il nous annoncera tout. 
26 Jésus lui dit : C’est moi qui te parle.

Prédication

Jésus et la femme ont soif, tous les deux, et c’est pourquoi ils se parlent, pourquoi ils parlent et s’écoutent l’un l’autre. Dans l’abondance des thèmes abordés par ce récit au bord d’un puits, il est en particulier question de soif. Et c’est dans le dialogue entre Jésus et la femme que les soifs se révèlent et qu’elles sont apaisées. C’est à travers les paroles échangées que passe l’eau qui les désaltèrent et l’un et l’autre.
Jésus a soif de rencontre, de parole et d’écoute, parce que c’est ainsi qu’il peut donner à la femme ce qu’il est venu donner, non seulement à elle mais à tous et toutes.
La femme a soif de rencontre, de parole et d’écoute, elle qui vient puiser seule de l’eau à l’heure la plus chaude de la journée au lieu d’y aller le matin, quand il fait encore frais, avec d’autres femmes.
Soif de parole, soif d’écoute, et ce n’est pas tellement étonnant car nous nous souvenons que le Dieu d’Abraham, de Moïse, de Jésus est Dieu qui vient en rencontre, Dieu qui parle et appelle à l’écoute.
Soif de parole et d’écoute, soif de rencontre enveloppent la soif de reconnaissance dont nous savons bien, avec un peu de lucidité, avec un peu d’humilité, qu’elle est soif profonde de chaque être humain.
A la sixième heure, au puits, Jésus et la femme se parlent et s’écoutent.
Et nous, quand, où, comment nous parlons-nous ?
Quand faisons-nous place à nos soifs de rencontre et de dialogue, à nos soifs de reconnaissance ? A l’écho de l’antique parole biblique soufflant la divine volonté qu’il n’est pas bon que l’humain soit seul ?

Il y a pourtant trois raisons pour que Jésus et la femme ne se parlent pas ou ne continuent pas à se parler.
Il est un homme et elle est une femme dans une structure sociale patriarcale qui ne favorise pas le dialogue puisqu’elle hiérarchise en minorant les femmes, en leur accordant une place réduite.
Il est Juif et elle est Samaritaine et les juifs ne veulent pas avoir de relations avec les samaritains qui n’adorent pas Dieu à Jérusalem, ils ne veulent rien avoir en commun, traduit la NBS, avec les samaritains à la fois hérétiques, impurs, ennemis.
Et puis la femme a eu cinq maris et vit avec un sixième homme qui n’est pas son mari, un parcours conjugal particulièrement chaotique qui ne dit rien de bon d’elle évidemment et la rend infréquentable.
Jésus ne devrait pas lui parler, lui et elle ne devraient pas se parler. Lui surtout devrait l’exclure du champ de la rencontre, du dialogue, de la parole et de l’écoute. Une triple exclusion sur laquelle le récit nous renseigne et qui est encore largement pratiquée :

  • Exclusion sociale puisqu’elle est femme, de cette moitié de l’humanité considérée comme mineure, moins importante, moins capable, moins estimée, moins digne de prendre part dans l’espace public. La semaine dernière nous avons tous appris que les droits des femmes sont en régression dans le monde, une régression soutenue par bien des religions dans leurs formes les plus conservatrices, y compris en protestantisme. Cependant les femmes ne sont pas le seul groupe à subir une exclusion sociale. Pour différents motifs :
    • les tziganes le sont par rejet d’un mode de vie trop différent de la norme commune.
    • les personnes handicapées par manque de structures, d’équipements et surtout de volonté d’inclusion.
    • Ou encore les personnes homosexuelles ou transsexuelle sur lesquelles tant de regards malveillants sont toujours portés.
  • Exclusion religieuse : juifs sans rien de  commun avec les samaritains, et plus largement exclusion idéologique selon les différentes catégories de personnes constituées par les croyances religieuses ou idéologiques qui se servent des notions de pur et d’impur, de légitime ou d’illégitime si facilement manipulables pour constituer des leviers de rejet de tel ou tel groupe.
  • Exclusion morale : cinq maris et un sixième homme, exclusion qui fonctionne par a priori et préjugés porteurs d’une grande violence symbolique, verbale, physique également, a priori et préjugés qui prétendent ainsi faire rentrer la personne dans le cadre des normes admises par la peur ou la contrainte.

Et nous, quand, où comment nous parlons-nous ?
Pourtant, toute l’histoire de l’humanité nous fait comprendre que d’exclusion en exclusion, il ne reste toujours que le pire de l’humain, un régime de Caïn meurtrier par déni de fraternité, ou un totalitarisme babélien de briques uniformes.
Quel acharnement, hier et aujourd’hui à trier les personnes, à exclure celles avec lesquelles on ne veut rien avoir de commun, à dresser des murs et établir des frontières bien gardées et aussi étanches que possible.
Quelle frénésie hier et aujourd’hui à disqualifier autrui pour se sentir soi-même un peu plus légitime, à essentialiser autrui pour mieux s’en tenir éloigné, à le juger pour se justifier, à le discréditer pour se faire valoir.
Quelle ardeur hier et aujourd’hui à transformer en séparations ou en hiérarchie les différences et les distinctions qui constituent l’humanité, à considérer les nuances comme des problèmes, à pétrifier le pluralisme en monolithe, à choisir les dogmes contre le jeu des diversités.
Et parfois même au nom du Dieu de Jésus-Christ qui n’en demande pas tant puisque Jésus, lui, parle avec tous et toutes, lui qui a soif de rencontre pour donner ce qu’il vient donner.

Jésus transgresse et traverse toutes ces frontières d’exclusion, les catégories qui discriminent, les jugements qui condamnent, pour faire place commune.
Ce jour-là, c’est au bord du puits, parce que Jésus veut que la samaritaine soit libérée des étiquettes et des préjugés qui la contraignent ;

parce qu’il vient la mettre au large dans une existence aussi singulière que reconnue, parce qu’il peut la désaltérer de cette soif de reconnaissance qui la taraude ;
parce qu’il est le Logos, parole faite chair, puissance de création et de vie dont toutes les humaines paroles d’accueil et de reconnaissance portent les beaux échos et les précieuses résonances.

Parce qu’il est le Christ qui lui parle.
Le Christ qui lui annonce que ce n’est ni Jérusalem ni la montagne des samaritains, le mont Garizim, ne peuvent prétendre être le juste lieu de l’adoration de Dieu, parce qu’il n’est pas d’autre lieu pour l’adoration que l’être humain qui adore. Et que le culte n’était pas mieux hier et qu’il ne s’agit pas de l’espérer dans le futur. C’est maintenant, quel qu’ait été le passé et quoi que le futur apportera.
C’est en esprit et en vérité, ni à Jérusalem ni au Garizim, mais là, là où l’on se tient, là où l’on se trouve et se retrouve, et quand on se parle, à la sixième heure, au bord du puits.
Jésus et la samaritaine se parlent, en esprit et en vérité, et ce dialogue est une adoration de Dieu, une adoration qui n’est pas cultuelle au sens du culte dominical, des liturgies, des rites, des prières, mais existentielle au sens du quotidien des existences.

En esprit et en vérité.
Dieu est esprit dit Jésus à la femme, esprit qui est inspiration du monde et des êtres, c’est à dire vie, respiration, souffle, parole, poème, créativité, courage et force.
Vérité qui est le Christ, Jésus le dira plus loin dans l’évangile à ses disciples : je suis le chemin, la vérité, la vie, une puissance de transformation selon l’esprit Dieu.
Bien sûr, le récit donne à voir une vérité de l’humain qui est d’avoir soif de rencontre, de parole, d’écoute, de reconnaissance qui le font devenir humain. Bien sûr l’esprit de l’humain lui permet de voir plus loin que ce qui est apparent, plus loin que les apparences qui prétendent régir nos apparitions sur la scène publique, même devant un tout petit public.
Et cela nous fait appréhender un au-delà de nous-mêmes, ex-istence, qui nous attend, qui nous appelle, une vocation.
En esprit et en vérité Jésus parle à la samaritaine pour lui permettre de se décaler de l’image qu’elle a d’elle-même, que les autres ont d’elle, parce qu’il croit en elle avant même qu’elle croit en lui et il le lui témoigne en lui parlant en sa faveur à elle.
En esprit et en vérité : ce n’est pas mon opinion, ma pensée, mon point de vue, ce n’est pas « ma » vérité, ou celle d’un autre, ni la sincérité, ni le ressenti, ni la croyance, ni la subjectivité, tout ce qui encapsule chacun comme une armure ou une forteresse. En esprit et en vérité, c’est ce qui fend les conformismes, les complaisances à soi-même, les identités assignées et les identifications qu’on projette sur autrui ou sur soi-même. En esprit et en vérité, c’est ce décollement de soi-même, surtout du même, vers un soi autrement. C’est la présence du Christ que la samaritaine reconnaît alors.
L’esprit et la vérité s’originent dans un au-delà de nous et nous emmènent au-delà de nous ; se parler en esprit et en vérité, c’est cet engagement en rencontre en faveur de l’autre sans envisager de condition ni de limite, comme Jésus avec la samaritaine, comme la samaritaine finit par s’y engager aussi et elle n’est plus isolée mais reliée non seulement à Jésus mais aussi aux gens de Sichem.

En esprit et en vérité, ils se parlent, le juif et la samaritaine qui ne devaient rien avoir en commun. Les différences ne disparaissent pas, mais elles ne sont plus prétextes à jugement ni à exclusion. La diversité n’est pas un obstacle à aplanir mais une relance dans la reconnaissance mutuelle.

Et nous, quand, où comment nous parlons-nous ?
Pas seulement nous de ce temple, de cette paroisse, mais nous tous dans ce monde.
Alors que les dialogues semblent étouffés sous les invectives, les insultes, les mépris, les mensonges, les médisances et par l’exigence de l’immédiateté, alors que l’espace commun et rassembleur des questions apportées et partagées est délaissé au profit des affrontements de clans ou des indifférences délibérées.
Les Églises doivent être de ces lieux où chaque personne peut parler et être écouté, où l’on se parle en esprit et en vérité, lieux où chaque personne s’exerce à l’écoute et au dialogue et est ressourcée d’écoute et de dialogue, lieux où l’on veut avoir et créer du commun les uns avec les autres. Mais nous ne sommes pas quittes de l’offrir et de le vivre dans les Églises. Nous ne sommes pas quittes au Foyer de l’Âme de ce que nous vivons et offrons dans les différents groupes ou avec les cultes-conférences des dernières semaines.
Nous nous exerçons ici pour proposer au dehors des rencontres, des dialogues, chacun là où il va, et peut-être, donner envie, donner des idées, donner des élans autour de nous, donner soif, plus exactement aider à prendre conscience de la soif de vérité, de respirer, d’être humain et de vivre.