Prédication du 9 février 2020

de Dominique Hernandez

Un grand miracle

Lectures : Esaïe 53, 2-3 (traduction de Bernard Dupuy) ; Marc 10, 46-52

Lecture

Esaïe 53, 2-3
(traduction de Bernard Dupuy)

2 Il a grandi comme un surgeon devant Lui, comme une racine sortie d’une terre aride.
Il n’avait ni prestance, ni éclat pour que nous le remarquions, ni apparence pour que nous puissions l’apprécier ;

3 méprisé, objet de l’abandon des hommes, homme de douleur, familier de la maladie, pareil à celui dont on détourne la face, méprisé ! Nous n’avions pas fait cas de lui.

Marc 10, 46-52
Jésus guérit l’aveugle Bartimée

46 Ils viennent à Jéricho. Et comme il sortait de Jéricho, avec ses disciples et une foule importante, un mendiant aveugle, Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin.
47 Il entendit que c’était Jésus le Nazaréen et se mit à crier : Fils de David, Jésus, aie compassion de moi !
48 Beaucoup le rabrouaient pour le faire taire ; mais il criait d’autant plus : Fils de David, aie compassion de moi !
49 Jésus s’arrêta et dit : Appelez-le. Ils appelèrent l’aveugle en lui disant : Courage ! Lève-toi, il t’appelle !
50 Il jeta son vêtement, se leva d’un bond et vint vers Jésus.
51 Jésus lui demanda : Que veux-tu que je fasse pour toi ? — Rabbouni, lui dit l’aveugle, que je retrouve la vue !
52 Jésus lui dit : Va, ta foi t’a sauvé. Aussitôt il retrouva la vue et se mit à le suivre sur le chemin.

Prédication

Voici un petit récit, pour raconter un grand miracle.
A l’entendre, à le lire, on se dit que le miracle, c’est la guérison de l’aveugle. C’est ce qui semble le plus extraordinaire dans ce récit. D’autant plus que l’aveugle est nommé et qu’il s’agit dans l’évangile de Marc du seul personnage guéri par Jésus à être nommé : Bartimée, avec la précision supplémentaire que Bartimée est le fils de Timée. Quelle insistance ! Bartimée signifie déjà en soi fils de Timée.
Si on se tourne vers l’araméen, on apprend que Timée signifie impur. Cet homme est nommé fils d’impur, son père est un homme lui-même nommé, désigné impur. C’est terriblement lourd à porter. A peine nommé, ce petit homme a été chargé de honte, de rejet, de mépris. C’est un mal dit sur lui, c’est une véritable malédiction que ce nom et que d’y être inscrit en descendance. Comment vivre ainsi ? Qui va s’étonner qu’il soit mendiant, assis au bord du chemin, à l’écart de la société, du courant de la vie ? Il est aveugle, c’est à croire que la malédiction a aussi pesé sur sa santé, qu’elle lui a bouché tout autre horizon, toute autre perspective que celle d’être ainsi exclu, condamné à ne rien pouvoir entreprendre par lui-même. Combien y en a-t-il de ces hommes, de ces femmes engloutis dès leur naissance dans de terribles et éprouvantes conditions d’existence et qui n’ont, semble-t-il, aucune chance de s’en sortir ?
Si on se tourne vers le grec, on découvre que Timée signifie honneur, honoré. C’est mieux qu’impur croyons-nous ! Sauf pour Bartimée qui n’est manifestement pas à la hauteur de l’espérance qui a été déposée sur lui, qui ne répond pas à l’attente de sa parenté : qu’il soit digne de son père. L’avenir qu’on projetait sur lui était certainement trop éblouissant, c’est à croire que Bartimée n’a pas pu en supporter l’éclat. Aveugle, mendiant, assis au bord du chemin : il n’y a là rien d’honorable et la déception le rejette à l’écart de tous. Combien y en a-t-il de ces hommes, de ces femmes, infiniment fragiles malgré tout ce qu’ils ont reçu dès leur naissance, qui ne supportent pas l’intensité de la lumière projetée sur eux par d’autres ?
Qu’on se tourne vers le grec ou vers l’araméen, comment échapper au malheur ainsi précisément programmé ? Avant même de venir au monde, à naître dans tel pays, tel milieu, telle famille, l’avenir est-il donc déjà tout tracé en forme de destin inexorable ?
Fils d’impur ou fils d’honoré, Bartimée le « mal nommé », le « mal dit », le maudit. Bartimée fils de Timée est aveugle, mendiant, assis au bord du chemin. En cinq touches, l’évangéliste Marc trace le portrait d’un être écrasé sous un poids insupportable. Comment sortir d’une telle situation ? Comment échapper, comment être libéré de telles conditions ?
Fils de David, aie pitié de moi ! C’est le cri d’un homme en proie au malheur, c’est le cri d’un psaume, le cri d’une prière en un seul mot en grec : Eleison! Bartimée crie de toute sa force et parce qu’il est mendiant, parce qu’il n’a rien, il se sert de mots qui ne sont pas les siens, des mots priés bien avant lui, les mots des psaumes, de la foi de son peuple. Ces mots-là sont disponibles, c’est même pour cela qu’ils sont transcrits, transmis, pour devenir prières d’hommes et de femmes qui ne sauraient pas, ne pourraient pas exprimer par eux-mêmes ce qui les habite et qui leur pèse, ce qui les plie, les tord, les casse. Les mots de la Bible sont des mots disponibles quand on n’en trouve pas, par exemple pour exprimer une réalité trop éprouvante mais aussi pour dire le bonheur, ou pour appréhender une question. Il y a aussi les mots des poètes, les mots de certains auteurs particulièrement inspirés pour dire l’indicible ou l’inouï, ce qui frémit à peine au fond de l’âme ou se qui saisit de l’être entier en pétrifiant pensée et parole. Là ce sont les mots de la Bible : Fils de David, aie pitié de moi. D’autres mots de la Bible, ceux du chant du serviteur souffrant peuvent aussi exprimer la misère de Bartimée, la misère d’un mendiant aveugle, assis au bord du chemin. C’est ainsi en tous cas que je l’ai entendu et que j’ai vu Bartimée mercredi  lors du partage biblique sur les chants du serviteur dans le livre d’Esaïe :

 » Il n’avait ni prestance, ni éclat pour que nous le remarquions, ni apparence pour que nous puissions l’apprécier ; méprisé, objet de l’abandon des hommes, homme de douleur, familier de la maladie, pareil à celui dont on détourne la face, méprisé ! Nous n’avions pas fait cas de lui. « 

Fils de David, aie pitié de moi : le souffle de son cri est sa souffrance, extrême ; même si ce souffle d’un seul mot semble un peu court, il condense toute son existence, son existence opprimée dans la conjonction de la souffrance physique de son handicap, de la souffrance psychologique de ne pas avoir de place propre, et de la souffrance sociale de sa déchéance et de son isolement.
L’impulsion de son cri, c’est l’espérance qu’il y ait quelqu’un, le fils de David, pour le considérer autrement que dans la seule perspective du rejet, du mépris ou de l’indifférence ; quelqu’un pour considérer qu’il n’est pas coupable d’être réduit à rien ; quelqu’un pour se souvenir que son nom, son handicap et son dénuement n’ont pas entièrement oblitéré la promesse de sa naissance et la vérité de son être : même s’il ne les connaît pas l’une et l’autre, elles palpitent encore assez en lui pour porter sa prière et la maintenir face à l’hostilité de la foule.
Car Bartimée perturbe le cortège, tous ces gens sortant de Jéricho, en route vers Jérusalem ou Jésus va entrer sous les acclamations de la foule. L’heure est à la liesse, à l’enthousiasme ! Un grand événement va se produire, que le peuple espère depuis tant d’années : un fils de David s’est levé pour relever la grandeur d’Israël. Ce n’est pas le moment de s’occuper d’un aveugle mendiant. Le fait qu’il soit là, assis au bord du chemin, à crier sa souffrance, cela ne compte pas pour la foule. La présence et le cri de Bartimée ne sont pas un événement, juste une contrariété passagère somme toute, puisque justement, le cortège passe. La foule ne voit pas l’aveugle, seulement un perturbateur. La foule n’entend pas son appel, seulement une dissonance. D’ailleurs, ceux qui le connaissent n’ont-ils pas pris leur parti depuis longtemps du malheur de l’homme ? Comme s’il faisait partie du décor habituel. C’est bien triste, mais que voulez-vous ?
La même foule qui se réjouit de la venue de Jésus, qui a entendu son enseignement, qui a été témoin de son comportement envers les pauvres et les malades, les exclus et les malheureux, cette même foule, avec les disciples parmi elle, ne voit en Bartimée qu’un gêneur dans la grande marche triomphale qui conduit Jésus à Jérusalem.
Peut-être même certains pensent-ils que Bartimée est simplement en train de payer une faute, que sa vie de misère est un châtiment, une rétribution, qu’il l’a bien cherché pour être dans un état pareil. Il en est ainsi dans le chant du serviteur où l’horreur de son aspect est interprété en premier lieu comme une punition divine : et nous, nous l’avons considéré comme atteint, frappé par Dieu et humilié (53,4b). Comme si ce n’était pas les humains qui savaient si bien humilier, frapper, déshumaniser !

C’est une étrange chose que ce phénomène de désensibilisation qui touche les foules, qui les rend incapables de percevoir la réalité de la souffrance d’un homme et incapables de se rendre compte qu’elles sont devenues insensibles. Même un enthousiasme de foi, satisfaction d’être rassemblés, entre disciples, entre soi, satisfaction d’arriver vers un but prestigieux, peut rendre aveugle et sourd, et indifférent.
Ce n’est pas de Dieu que Bartimée est abandonné, ce sont les humains qui le dédaignent. La souffrance qui est proche, celle qu’on croise quotidiennement ne bouleverse plus. On voit, on entend, mais sans comprendre vraiment, sans se sentir appartenir au même monde, à la même histoire commune que celle de cette misérable petite vie au bord du chemin. On fait taire Bartimée parce que ce serait mieux s’il n’était pas là, invisible en plus d’être aveugle, muet en plus d’être mendiant, non pas fils que qui que ce soit mais personne. C’est terrible ce mépris jeté sur les misérables, cette absence de compassion sans qu’on en ait vraiment conscience. C’est terrible de ne pas accepter, reconnaître, prendre en compte avec soi la présence d’un seul humain assis là.
C’est terrible parce que c’est désirer que le monde soit sans cette personne-là et du coup, c’est ne plus voir le monde tel qu’il est. C’est désirer que le monde qui est avec cette personne ne soit pas, alors que c’est là même, dans ce monde-là, que le Christ marche. Et tout au fond, inconsciemment, désirer que le monde ne soit pas, c’est aussi désirer qu’il soit comme on voudrait qu’il soit. Mais même avec la bonne intention qu’il n’y ait plus ni malheur ni misère, ce désir-là va à rebours de la marche du Christ. Ce ne sont pas les mendiants qu’il faut chasser, renvoyer, voire éliminer de l’espace public.

Alors au cœur du récit de Marc, le miracle advient. Jésus s’arrête et dit : Appelez-le. Comme tous, Jésus a entendu, mais lui ne reste pas indifférent. Jérusalem attendra bien un peu. Un homme appelle à l’aide, cet appel est plus important que tout. Alors même qu’il n’a pas besoin d’elle pour aider Bartimée, Jésus s’adresse à la foule : Appelez-le. Regardez et voyez, cet homme est là, misérable mais vivant, au bord du chemin mais présent. Vous, devenez proches, devenez les prochains de cet homme. Les textes de la Bible, celui-ci aujourd’hui, aident à prendre conscience du monde réel et des humains tels qu’ils sont, et à les regarder avec des yeux grands ouverts, même si le cœur en chavire, même si l’esprit en suffoque.
Car c’est la foule qui ne voit pas, qui ne comprend pas. C’est la foule qui est aveugle et a besoin d’être guérie.
Et elle l’est. Non seulement elle appelle Bartimée, mais elle fait plus : elle l’encourage, elle lui indique ce qui est véritablement en jeu dans la présence de Jésus : lève-toi, autrement dit : ressuscite, ton Sauveur est là et il t’appelle. La foule, les disciples ont été eux-mêmes réveillés de leur apathie, de leur indifférence, ressuscités hors de la vanité de leurs illusions, dans la réalité du monde où Bartimée est vivant comme eux, appelé comme eux à une vie pleine de sens, appelé comme eux à une existence bénie.
La philosophe Simone Weil écrivait : « La compassion à l’égard des malheureux est une impossibilité. Quand elle se produit, c’est un miracle plus surprenant que la marche sur les eaux, la guérison des malades et même la résurrection d’un mort. » (Attente de Dieu)
Le grand miracle de ce texte, c’est que la foule qui ne voulait pas s’arrêter, qui ne voulait ni voir ni écouter ni comprendre, est devenue compatissante, accueillante, accompagnante, soignante, et qu’elle se met alors véritablement à la suite de Jésus.

Le texte de Marc parle d’un tissu, un tissu d’humanité ; et d’ailleurs texte et tissu sont deux mots très proches, deux mots cousins. Il ne s’agit pas seulement de réparer un tissu troué, comme l’humanité représentée par la foule de Jéricho est trouée par l’absence de Bartimée laissé au bord du chemin. Il ne s’agit pas seulement d’ajouter Bartimée comme on coud une pièce sur une déchirure. Il faut encore que les fils soient renoués depuis le tissu troué lui-même. De même que les mots donnent sens au texte par leur ajustement les uns aux autres, le tissu humain est constitué de l’entrecroisement des humains, entrecroisement de ceux qui étaient séparés, dispersés, oubliés. Le tissage des humains n’est ni naturel ni évident mais il est le fruit d’une conscience, d’une volonté et d’une responsabilité face à la réalité des déchirures, des trous, des effilochages.
Marc parle de la restauration du tissu d’humanité, de la possibilité de retisser, là même où la trame se délite. Appelez-le, dit Jésus à la foule, un seul mot, mais une parole pour la guérison, une parole qui fait résonner, retentir à nouveau la parole de bonté des jours de création, la parole qui appelle à reprendre la trame, à retisser la toile dans laquelle l’humain reste humain, et à résister à ce qui la déchire.

C’est grâce aux encouragements de la foule que Bartimée peut se dresser d’un bond sur ses pieds et rejeter son manteau. Le manteau est doté dans la Bible d’une symbolique multiple, en particulier il est symbole de l’apparence, de ce qui est vu par les autres, autrement dit l’image que l’on donne et à travers cela, l’importance du regard des autres sur soi. Rejetant son manteau, Bartimée jette le poids des regards portés sur lui par le passé, le poids de la malédiction qui l’écrasait. Rabbouni, mon Maître, que je retrouve la vue ! C’est à ce mouvement et à ce cri de l’homme, mouvement et cri portés par la foule, que répond Jésus : Ta foi t’a sauvé. C’est seulement ensuite que Bartimée recouvre la vue, que ce salut s’inscrit dans son corps, et qu’il va vivre une nouvelle histoire comme disciple, à la suite de Jésus.

Disciple à la suite de Jésus, attentif aux maudits de la terre, et à préserver ou restaurer le tissu d’humanité, puisque c’est cela, la tâche des disciples. C’est ce à quoi conduit le chant du serviteur : à comprendre que l’homme rejeté, l’homme sans qualité, l’homme qu’on ne voit pas, le pauvre qui appelle et qui n’est pas écouté, c’est de celui-là dont l’Éternel se soucie, c’est vers lui que se dirige la divine compassion. A cause de sa peine, qu’il soit inondé de lumière (53,11) : les textes de la Bible témoignent de mille manières de l’irréversible penchant de Dieu pour les humains maltraités et affligés, mille manières jusqu’à l’ironie comme lorsque Pilate présente à une foule Jésus nu, humilié et battu en disant : Voici l’homme.

Mais il ne s’agit pas non plus de s’engager sur ce chemin à la suite de Jésus, rempli d’un enthousiasme aveuglant sur ses propres limites. Le texte biblique est encore écrit pour en avertir. Bartimée ne sera pas au pied de la croix. Il aura fui avant, comme tous les disciples, peut-être en voyant Jésus chasser les marchands du Temple, peut-être en écoutant le discours sur la fin des temps, peut-être lors de l’arrestation de Jésus : est-ce lui le jeune homme qui s’enfuit, nu ?
Le texte biblique, les Écritures, Marc, Esaïe et les autres, rappellent qu’il y a toujours une parole qui appelle, une parole qui révèle, une parole qui fait vivre, qui sauve, qui ressuscite l’humain. Et que le temps difficile et incertain qui est le nôtre n’est ni fatalité ni malédiction, mais le temps même où tisser encore et à nouveau le beau tissu d’humanité, la belle trame d’une vie bonne et bénie.

Amen