Prédication du 23 décembre 2018

de Catherine Axelrad

Le recensement, une toile de fond très sombre pour la naissance de Jésus

 Lectures

1er livre des Chroniques, chapitre 21, versets 1-7

L’Adversaire se dressa contre Israël : il incita David à dénombrer Israël.  David dit à Joab et aux princes du peuple : Allez, comptez Israël, depuis Bersabée jusqu’à Dan, et faites–moi un rapport. Ainsi je connaîtrai leur nombre. Joab répondit : Que le SEIGNEUR rende ton peuple cent fois plus nombreux ! Ô roi, mon seigneur, ne sont–ils pas tous tes serviteurs ? Mais pourquoi demandes–tu cela ? Pourquoi Israël se mettrait–il en tort ? Mais la parole du roi s’imposa à Joab ; Joab sortit donc et parcourut tout Israël ; puis il revint à Jérusalem.
Joab remit à David le chiffre du recensement du peuple : il y avait dans tout Israël onze cent mille hommes tirant l’épée, et en Juda quatre cent soixante–dix mille hommes tirant l’épée. Il ne recensa parmi eux ni Lévi ni Benjamin, car Joab avait en abomination l’ordre du roi.
Cet ordre déplut à Dieu, et il frappa Israël. David dit à Dieu : J’ai commis un grand péché en faisant cela ! Maintenant, pardonne, je te prie, la faute que j’ai commise, moi, ton serviteur, car j’ai agi tout à fait stupidement.

Évangile selon Luc, chapitre 2, versets 1 à 7

En ce temps là parut un décret de César Auguste, en vue du recensement de toute la terre habitée. Ce premier recensement eut lieu pendant que Quirinius était gouverneur de Syrie. Tous allaient se faire recenser, chacun dans sa propre ville. Joseph aussi monta de Galilée, de la ville de Nazareth, pour se rendre en Judée, dans la ville de David appelée Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David, afin de se faire inscrire avec Marie, sa fiancée, qui était enceinte. Pendant qu’ils étaient là, le temps où elle devait accoucher arriva, et elle mit au monde son fils premier-né. Elle l’emmaillota et l’installa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans la salle.

 Prédication

Dans la Bible comme dans l’histoire de l’humanité, et jusqu’à nos jours, il y a deux sortes de recensements. Il y a celui que fait Moïse, au chapitre 30 de l’Exode et au début du Deutéronome – malgré les évidentes différences avec notre monde, c’est un recensement de même nature que celui qui a régulièrement lieu en France, le dernier en 2016 à ma connaissance. C’est un recensement qu’on fait entre soi – entre hébreux campant au désert, entre habitants d’un même pays- un recensement programmé dans un but pacifique, pour une meilleure organisation sociale –  et donc un recensement mis en oeuvre de manière pacifique, avec l’approbation et la participation de tous, parce que tous en comprennent le sens et la nécessité. Non seulement la Bible ne présente pas ce recensement comme une faute, mais elle prétend y participer historiquement puisqu’on y trouve des pages de listes de noms : la liste des Lévites, la listes des prêtres, la liste des portiers, la liste des chantres, la liste des intendants des biens royaux, etc. D’ailleurs ces listes se trouvent, et ce n’est peut-être pas un hasard, dans les chapitres du livre des Chroniques qui suivent immédiatement le passage qu’on vient d’entendre. C’est peut-être bien une conséquence annexe, positive, de ce recensement pourtant très problématique.  Parce que bien sûr il y a une autre sorte de recensement : le recensement des plus faibles par les plus forts, le recensement des dominés par les dominants – c’est le cas des deux recensements dont nous avons entendu le récit, celui que le roi David décide d’imposer à son armée et celui que César Auguste empereur de Rome organise sur toute la terre habitée, l’oïkoumene (d’où le mot œcuménisme) mais nous savons que cette expression correspond justement aux frontières de l’Empire : pour les Romains, la terre habitée c’est la terre habitée par les Romains, ou colonisée par les Romains qui y imposent leur mode de vie.

Regardons d’abord le recensement ordonné par David pour connaître, comme dit le texte, « le nombre des hommes tirant l’épée » ; ce recensement est mis en œuvre – malgré ses objections et sa répugnance – par son fidèle général Joab – je ne sais pas si le personnage de Joab a beaucoup été étudié mais pour ma part je le trouve très intéressant – il est présent tout au long de la vie de David, aux moments les plus dramatiques. Il le soutient sans faille mais le plus souvent – pas toujours, mais souvent – il lui parle en vérité et sans complaisance, comme dans le cas de ce recensement, apparemment tellement problématique qu’il est raconté à deux endroits de l’AT : on nous en parle une première fois dans le 2ème livre de Samuel, au chapitre 24. L’histoire est à peu près la même, mais avec une différence importante : dans ce premier récit, à l’origine du recensement, il y a une colère du Seigneur contre Israël – une colère inexpliquée, mais si grave que c’est le Seigneur lui-même qui aurait incité David à faire du tort au peuple.  Mais quelque temps plus tard – probablement quelques siècles plus tard, quand le (ou les) rédacteur(s) des Chroniques récrit cette histoire à partir de textes déjà anciens, qu’il cite d’ailleurs dans leur version grecque – la foi a évolué : les Juifs ne sont plus à la recherche d’un Dieu qui tente ou qui punit, surtout sans raison, mais d’un Dieu qui pardonne. Alors le rédacteur intervient sur le texte pour lui donner une autre orientation théologique : dans le livre des Chroniques ce n’est plus le Seigneur qui incite David à dénombrer Israël, c’est l’Adversaire, Shatan se dressa contre Israël – Shatan, celui qui n’apparaît que très rarement dans l’AT, mais dont le nom est promis à un grand avenir : Shatan, l’accusateur, le diviseur, ce qui en grec se dit Diabolos.

Nous savons donc dès le début que ce recensement est un projet contraire à la volonté de Dieu, mais nous ne savons pas vraiment pourquoi – et même plus tard, quand David reconnaîtra qu’il a agi tout a fait stupidement, on ne saura pas ce qui l’a fait changer d’avis. Il y a quand même une tentative d’explication ; elle est donnée dès le début par Joab, quand il essaie de convaincre David de renoncer à ce projet. Il prend beaucoup de précautions pour ne pas vexer David, c’est assez touchant, mais il lui dit quand même le fond de sa pensée (à une époque où on n’imagine même pas que la surpopulation puisse devenir un problème) : « Que le Seigneur rende ton peuple cent fois plus nombreux ! Ô Roi, mon Seigneur, ne sont-ils pas tous tes serviteurs ? Mais pourquoi demandes-tu cela ? Pourquoi Israël (pas toi, bien sûr – Israël) pourquoi Israël se mettrait-il en tort ? » En d’autres termes Joab dit à David que l’armée est au service d’Israël- donc à son service – de manière volontaire, que tous les hommes vaillants sont prêts à se battre pour Israël, et que le recensement va rendre ce service obligatoire, ce qui risque de modifier ou d’endommager cette relation de confiance entre le roi et son peuple. Et bien sûr on peut aussi penser, même si ce n’est pas dit explicitement, que le recensement est ici contraire à la volonté de Dieu parce qu’il témoigne d’un manque de confiance en Dieu lui-même. Alors parmi les théologiens, vous vous en doutez, cet épisode a fait couler beaucoup d’encre et suscité de nombreuses interprétations. J’ai été particulièrement intéressée par celle d’un professeur luthérien américain nommé Jacob Myers (20ème siècle, mort 1991), qui aborde – avec discrétion, pour ne choquer personne, mais qui aborde tout de même cet épisode d’un point de vue tout à fait différent. Nous avons entendu que la peste qui va ravager le pays et tuer 70000 personnes est annoncée ici comme la punition de Dieu – celle que David a choisie pour sauver à la fois sa propre vie et préserver malgré tout l’avenir du pays. Mais à une époque où toutes les maladies, en particulier une telle épidémie, sont attribuées à la volonté de Dieu, on peut se demander si l’origine de l’affaire ce n’est pas plutôt l’épidémie elle-même, qui est restée dans la mémoire collective et qui a été associée à un recensement qui aurait eu lieu en même temps. Et Jacob Myers va même plus loin : il suggère qu’en se déplaçant d’un lieu à l’autre les recenseurs auraient pu être en partie responsables de la transmission de la  maladie. En d’autres termes, ce qu’il dit c’est : il y a eu une grave épidémie de peste, et comme elle a eu lieu à l’époque du recensement, les gens ont fait le lien entre les deux événements et c’est cela qui est resté dans la mémoire collective – et donc dans les textes bibliques – qui en ont donc déduit que ce recensement devait être contraire à la volonté de Dieu. C’est une explication, ou en tous cas une hypothèse plutôt rationnelle, donc satisfaisante pour notre esprit, une explication qu’on n’est pas obligé d’adopter mais que je trouve très intéressante, et qui d’ailleurs ne s’oppose pas à une interprétation théologique du texte puisque de toutes façons le caractère obligatoire et militaire du recensement lui donne une connotation dominatrice forcément impopulaire, et bien sûr contraire à la confiance demandée par Dieu, dont le Livre des Nombres dit qu’il est le seul qui a le droit de compter son peuple.

Et bien sûr cette connotation dominatrice se retrouve au moment de la naissance de Jésus – en bien pire puisque le recensement est impératif – il faut un décret de l’Empereur pour obliger les gens à y aller – et extrêmement impopulaire, au point d’avoir provoqué les premières graves rébellions des résistants zélotes – car ce recensement-là est effectué par l’armée d’occupation, pour recruter des judéens à son service ou pour lever des impôts supplémentaires. Et pourtant ce n’est pas cela qui intéresse le rédacteur de l’évangile. Comme nous l’avons vu avec les jeunes dimanche dernier, Luc parle du recensement romain pour deux raisons : il le cite pour que les événements coïncident – il fait d’ailleurs quelques erreurs dans la chronologie puisque Quirinus n’a été gouverneur que plus tard, et que  – Luc se sert du recensement pour faire coïncider les événements avec le sens qu’il veut leur donner, c’est-à-dire pour que Jésus naisse dans la ville de David. Mais le recensement permet aussi à Luc de nous communiquer sa propre conception de la naissance de Jésus. A première vue ce début du 2ème chapitre est d’une platitude étonnante ; alors que le 1er chapitre était rempli d’apparitions, d’anges, d’événements merveilleux (peut-être ajoutés) comme l’annonciation, la visitation, la naissance de Jean Baptiste, d’un seul coup la naissance de Jésus est racontée en deux phrases. Le merveilleux va revenir ensuite avec l’annonce aux bergers (la première prédication chrétienne selon Luther), mais l’annonce se produira ailleurs, sous le ciel étoilé – à Bethléem, ici et maintenant, nous sommes dans la simplicité du texte comme dans la simplicité des faits : le dépouillement d’une naissance anonyme dans un environnement plutôt misérable. Le recensement est ici la toile de fond, une toile de fond très sombre – un pays où les femmes sur le point d’accoucher sont obligées de voyager, dans des conditions difficiles – comme dans tant d’endroits du monde aujourd’hui – ce n’est pas une situation aussi menaçante que celle que nous entendrons le 6 janvier chez Mathieu, mais elle est très sombre, et elle nous montre bien le souci de Luc de situer l’événement fondateur dans une réalité totalement humaine. C’est intéressant de voir à quel point nous avons tous tendance à projeter cet événement dans le monde tel que nous le connaissons – par exemple le magnifique tableau de Breughel où le couple arrive discrètement à proximité de l’auberge est situé en Flandres sous l’occupation espagnole (comme le massacre des innocents d’ailleurs), donc dans un contexte d’oppression violente. Et Luther a commenté ce texte de la manière suivante : « L’évangéliste a sans doute voulu nous dépeindre cette histoire, à nous qui sommes si froids, pour voir si notre cœur pouvait s’émouvoir de ce que notre sauveur soit né si misérablement en ce monde ». Et en effet, à notre manière qui bien sûr n’est plus celle de Luther, nous pouvons cependant être sensibles aujourd’hui à cette dimension divine encore secrète, qui va bientôt se révéler pour traverser toute notre réalité humaine. Pas pour la transformer, car l’événement fondateur que nous rappelons avec la venue de Jésus ne transforme pas notre réalité humaine – ni la réalité des recensements, ni la réalité de l’injustice sociale, ni la domination des faibles par les puissants. Mais si nous y sommes sensibles – nous qui sommes si froids – cet événement peut modifier notre perception et le regard que nous portons sur cette réalité. La venue de Jésus est inscrite dans notre réalité humaine, elle ne transforme pas cette  réalité mais elle la transcende déjà, car dans cet environnement sombre et hostile, elle est secrètement porteuse de lumière et d’espérance.

Amen