Prédication du 6 octobre 2019

de Dominique Hernandez

Lectures : Luc 2, 41-52

Lecture

41 Ses parents allaient chaque année à Jérusalem, pour la fête de la Pâque.
42 Lorsqu’il eut douze ans, ils y montèrent selon la coutume de la fête.
43 Puis, quand les jours furent achevés et qu’ils s’en retournèrent, l’enfant Jésus resta à Jérusalem, mais ses parents ne s’en aperçurent pas.
44 Pensant qu’il était avec leurs compagnons de voyage, ils firent une journée de chemin et le cherchèrent parmi les gens de leur parenté et leurs connaissances.
45 Mais ils ne le trouvèrent pas et retournèrent à Jérusalem en le cherchant.
46 Au bout de trois jours, ils le trouvèrent dans le temple, assis au milieu des maîtres, les écoutant et les interrogeant.
47 Tous ceux qui l’entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses.
48 Quand ils le virent, ils furent ébahis ; sa mère lui dit : Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Ton père et moi, nous te cherchions avec angoisse !
49 Il leur répondit : Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que j’ai à faire chez mon Père ?
50 Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait.
51 Puis il descendit avec eux à Nazareth ; il leur était soumis. Sa mère retenait toutes ces choses.
52 Et Jésus progressait en sagesse, en stature et en grâce auprès de Dieu et des humains.

Prédication

Ce petit récit pourrait faire penser à un fait divers, de ceux dont on peut être témoins dans les grands magasins, à la plage, dans les lieux de grands rassemblements : Le petit Jésus a disparu et ses parents le cherchent. Heureusement, ils le retrouvent, tout se termine bien !
Ou alors ce pourrait être comme un jeu, un genre de cache-cache grandeur nature. Ou bien les livres de la série Où est Charlie dans lesquels vos enfants et petits-enfants ont peut-être cherché Charlie le petit personnage en bonnet et rayé rouge caché parmi une multitude d’autres petits personnages sur une grande double page.

Ou encore ce récit pourrait être celui de la grande précocité de Jésus. À 12 ans, même à son époque, on est un grand garçon mais pas encore un adulte majeur (et l’adolescence était une notion tout à fait inconnue). Même s’il est vrai que dans les récits de l’Antiquité, bien des héros ont commencé leurs exploits à l’âge de 12 ans : Alexandre ou Cyrus, et selon la tradition juive, Salomon, Samuel, et Daniel ont manifesté leur sagesse ou leur don de prophétie à cet âge. Mais ce n’est pas pour nous faire nous extasier devant la précocité de Jésus que Luc a inclus cet épisode de jeunesse dans son évangile. Les évangiles ne sont pas écrits pour compiler des récits prodigieux mais ouvrir une double réflexion :

  • d’une part une réflexion cherchant à comprendre quel est le Dieu révélé par ce Jésus confessé comme étant le Christ et que signifie croire en lui,
  • et d’autre part une réflexion du lecteur, presqu’au sens du miroir, réflexion sur ce qui l’habite, le construit, le mobilise, ce qui lui manque aussi,
  • les deux réflexions s’interrogeant et s’épaulant l’une l’autre.

Où est Jésus ? Cette question, qui semble bien être celle posée par le récit, lance ainsi le lecteur dans une quête au cours de laquelle il lui est possible de découvrir aussi bien des éléments de compréhension de la foi, c’est-à-dire la relation personnelle à Dieu, que des repères pour son propre chemin de vie, des repères qui indiquent où le lecteur en est sur ce chemin ou bien une direction dans laquelle avancer.

Où est Jésus ? La question interrompt brutalement le voyage retour de Jérusalem à Nazareth, retour des fêtes de la Pâque auxquelles Marie et Joseph ont pris part avec Jésus. Ils y vont chaque année, un déplacement qui manifeste leur piété envers le Dieu libérateur de l’esclavage, le Dieu qui fit sortir d’Égypte les hébreux par sa main forte. Cette montée à Jérusalem, si importante pour eux, les parents de Jésus la font connaître, la font vivre à leur fils en âge de comprendre ce que signifie la Pâque, en âge de prendre place parmi ce peuple qui se comprend comme peuple élu du Dieu unique. Piété du père et de la mère, transmission à l’enfant, il serait cependant un peu trop rapide de penser tenir là le modèle d’une famille idéale, voire d’une sainte famille… Et ce n’est certainement pas l’intention de Luc qui sème dès les premiers mots quelques indices propres à faire réfléchir un peu plus loin, un peu plus sérieusement.

Luc indique en effet que Marie et Joseph agissent chaque année et selon la coutume. Leur foi et leur piété sont ainsi inscrites dans la répétition de coutumes et de traditions. Chaque année, le même voyage, les mêmes étapes, certainement les mêmes compagnons de route, les mêmes rituels à Jérusalem, et puis le retour. Sans se poser plus de questions, Joseph et Marie pensent que Jésus chemine avec des parents ou des amis, ceux qui suivent le même rythme, qui ont les mêmes habitudes. La routine. Tout est si bien rodé, tout est tellement dans l’ordre, tellement normal que les parents de Jésus mettent une journée à s’apercevoir que leur fils ne suit pas le chemin de Nazareth.

Effectivement, Jésus est loin d’eux, mais d’une autre distance que celle de Jérusalem à l’étape du soir.
La distance entre Jésus et ses parents est celle qui sépare la coutume et la tradition de l’événement inattendu et imprévu. C’est la distance qui sépare une continuité tranquille d’une décision délibérée, libérée justement du poids des normes ou de l’automatisme des coutumes.

Car c’est bien ainsi que Luc présente les parents de Jésus : comme des croyants bien calés au sein des coutumes, installés dans des rythmes et des habitudes largement partagés et finalement normatifs. Tant pis pour le fantasme d’une sainte famille !
Mais où est donc Jésus ?

Et ce n’est pas tout. Car Jésus, grand garçon de 12 ans, devrait être respectueux et obéissant à l’égard de ses parents. Il ne devrait pas prendre de décision sans leur en parler, sans leur assentiment. Cela aussi c’est la coutume, la tradition, l’ordre, la norme. Ce sont les parents qui sont responsables de leur enfant et prennent pour lui les grandes décisions, comme celle de l’emmener à Jérusalem. Ce sont les parents qui ont la tâche, le devoir de transmettre les traditions, les coutumes, les valeurs, et les normes.

C’est ainsi que les places et les déplacements sont organisés à la fois en répétition et en transmission, en ordre, dans la succession des générations.
Et voici que Jésus bouscule ce schéma. Tant pis pour le tableau de la sainte famille !
Il ne s’agit pas de la rébellion d’un adolescent qui manque d’air au sein d’un cocon à la fois familial (même parfaitement affectueux) et socio-religieux (même tout à fait accepté). Luc invite à considérer combien les coutumes et les traditions dont les groupes ont besoin, car elles participent à leur cohésion, représentent aussi des risques pour la foi et pour la vie, pour autant que la vie et la foi sont fondamentalement accordées à un surgissement et non à une répétition ou à une conformité.

Lorsque ses parents retrouvent enfin Jésus après trois jours de recherche, le premier mot de sa mère est un reproche, un reproche qui s’explique par l’angoisse des parents. Même s’ils ont cherché Jésus de toutes leurs forces, Marie et Joseph ne comprennent pas ce que signifie ce qu’ils voient et vivent : Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? dit la mère à l’enfant. Elle ne le reconnaît pas dans ce comportement nouveau si différent des habitudes, des coutumes, des traditions, dans cette échappée de l’identité indiscutée depuis 12 ans : il est son enfant. Mais le voici autre, autrement.

Car Jésus n’est pas n’importe où, il ne fait pas n’importe quoi.

Où est Jésus ? Dans le temple de Jérusalem. Les traditions et les rituels peuvent être bénéfiques : ils indiquent une direction, même si l’on décide d’aller vers l’horizon indiqué par un autre chemin…
Jésus est assis au milieu des docteurs, ceux qui connaissent et étudient les Écritures. Jésus est au milieu d’eux, de même que Luc l’a installé exactement au milieu de son écriture du récit, au mot près (dans le texte grec bien sûr). Marie et Joseph ne comprennent pas, enfermés qu’ils sont dans leurs habitudes de parents et confortés à cette place par les usages, les coutumes, la culture et même par leur piété rapportée au Décalogue, les Dix Paroles, dont une concerne l’honneur dû aux parents ; c’est si « habituel » de confondre l’honneur avec la soumission…

Jésus se tient au milieu des docteurs. Dans le Temple, mais pas au lieu des sacrifices. Il est assis au lieu des paroles écoutées, prononcées, le lieu des enseignements, le lieu des questions et des réponses.

Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas que j’ai à faire chez mon Père ?

Certainement l’attitude de Joseph et Marie est surprenante, après tout ce que Luc a raconté, de l’annonce de la naissance de l’enfant à sa venue au monde, après la mobilisation de tant d’anges, de Gabriel à toute l’armée céleste, après l’émotion et les paroles d’Elisabeth la cousine de Marie, celles de Syméon le guetteur du salut, celles d’Anne la prophétesse. Joseph et Marie sont quand même bien placés pour savoir que Jésus n’est pas n’importe quel enfant, qu’il ne leur appartient pas, qu’il n’est pas né pour devenir charpentier en succédant à son père Joseph.

Ni eux, ni personne n’est à l’abri d’un affaiblissement, d’un affadissement d’un élan, d’une révélation, d’une expérience quand elle se dépose dans les cadres des habitudes, des coutumes, des rituels. Où est Jésus ?

Au milieu de l’écriture de Luc, au temple, au milieu de ceux qui lisent, interprètent, fouillent, scrutent les Écritures, au milieu de ceux qui parlent, Jésus écoute et interroge. Luc en deux mots donne une expression de la foi : écouter et interroger, et pas l’un sans l’autre.

  • Écouter, avec tout ce que le verbe implique d’ouverture et de disponibilité d’esprit, d’attention, d’effort de compréhension, voire de traduction.
  • Interroger parce qu’il s’agit de comprendre, de chercher du sens, de prendre du recul comme de chercher la question portée par des paroles, d’interpréter, de réinterpréter et d’imaginer.

Écouter et interroger, c’est créer un espace et un temps, en renonçant à la fusion comme à l’immédiateté, en se dégageant de la soumission et de la répétition, en assumant d’être différent tout en se tenant en relation.
Écouter et interroger : deux gestes de la foi,

  • la foi qui ne se fond ni dans les coutumes ni dans les traditions,
  • deux gestes non pour se débarrasser complètement des coutumes et des traditions,

mais pour en exiger toujours un sens et une cohérence avec ce qui les fonde et le monde qu’ils espèrent.

Écouter et interroger, une double disposition d’esprit et de foi qui ouvre l’espace du « possible » qui n’est pas encore là, l’espace du « peut être » qui n’est pas ce qui est.

D’ailleurs, ceux qui écoutaient Jésus étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. Stupéfait peut impliquer en français une certaine immobilité, de la stupeur à la stupidité. Le verbe grec est beaucoup plus dynamique : ils sont en extase, ils sont transportés hors d’eux-mêmes, hors de là où ils sont. Ils sont déplacés des habitudes et des coutumes. Ils sont en possibilité d’existence, un autre mot de la même famille d’extase, l’existence qui dit la dynamique d’être à laquelle chacun est appelé, un devenir encore.

Écouter et interroger ouvre un espace pour la transcendance qui libère l’humain de la soumission aux traditions, aux normes et à l’ordre social ou religieux.
Écouter et interroger, et répondre, font appel à la liberté et à la responsabilité personnelle de chacun. Luc en donne pour modèle un Jésus de douze ans, plus jeune que chacun de nous dans ce temple ce matin. Il n’y a pas d’âge pour commencer à exister. Abram n’avait-il pas 75 ans quand l’Éternel l’appela hors de sa maison et de son pays ?

La circulation des paroles hors des conformismes et des conservatismes donne à comprendre que pour les vies humaines, Jésus-Christ n’impose pas de formules impératives ni de règles immuables, et que le Dieu qu’il révèle n’est pas le garant d’une institution ni d’un système social.

Ainsi Jésus crée-t-il des brèches dans les traditions, dans les enseignements, dans les représentations, dans les règles mêmes, et ces brèches sont des ouvertures vers son Père, vers Dieu, vers la transcendance qui donne sens aux existences des humains. Un sens en forme d’insurrection, un sens en forme de résurrection.

A ce moment de l’évangile, il est un peu tôt pour Jésus : il a douze ans ; mais tout est déjà là, en germe.
D’ailleurs il rentre avec sa mère, avec son père qui est sur terre, il leur est soumis écrit Luc. Tout rentre dans l’ordre, semble-t-il, jusqu’au jour où il ne fera plus que s’occuper des affaires de son Père, son Père qui est dans les cieux et qui est aussi le nôtre.

Amen