Qu’est-ce qu’être chrétien ?

Par Jean-Jacques Rousseau

En 1764, Jean-Jacques Rousseau est exilé en Suisse. Il est attaqué de toutes parts et il répond à ses adversaires par les « Lettres écrites de la montagne ». Quelle modernité dans les Lumières !

Supposons un moment la Profession de foi du vicaire (1) adoptée dans un coin du monde chrétien, et voyons ce qu’il en résulterait en bien et en mal. Ce ne sera ni l’attaquer ni la défendre ; ce sera la juger par ses effets.

Je vois d’abord les choses les plus nouvelles sans aucune apparence de nouveauté ; nul changement dans le culte et de grands changements dans les cœurs, des conversions sans éclat, de la foi sans dispute, du zèle sans fanatisme, de la raison sans impiété, peu de dogmes et beaucoup de vertus, la tolérance du philosophe et la charité du chrétien.

Nos prosélytes auront deux règles de foi qui n’en font qu’une, la raison et l’Évangile ; la seconde sera d’autant plus immuable qu’elle ne se fondera que sur la première, et nullement sur certains faits, lesquels ayant besoin d’être attestés, remettent la religion sous l’autorité des hommes.

Toute la différence qu’il y aura d’eux aux autres chrétiens est que ceux-ci sont des gens qui disputent beaucoup sur l’Évangile sans se soucier de le pratiquer, au lieu que nos gens s’attacheront beaucoup à la pratique, et ne disputeront point.

Quand les chrétiens disputeurs viendront leur dire : Vous vous dites chrétiens sans l’être ; car pour être chrétiens il faut croire en Jésus-Christ, et vous n’y croyez point ; les chrétiens paisibles leur répondront : « Nous ne savons pas bien si nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée, parce que nous ne l’entendons pas. Mais nous tâchons d’observer ce qu’il nous prescrit. Nous sommes chrétiens, chacun à notre manière, nous en gardant sa parole, et vous en croyant en lui. Sa charité veut que nous soyons tous frères, nous la suivons en vous admettant pour tels ; pour l’amour de lui ne nous ôtez pas un titre que nous honorons de toutes nos forces et qui nous est aussi cher qu’à vous. (…)

Vous nous demandez si nous admettons tout l’Évangile ; nous admettons tous les enseignements qu’a donnés Jésus-Christ.

L’utilité, la nécessité de la plupart de ces enseignements nous frappe et nous tâchons de nous y conformer. Quelques-uns ne sont pas à notre portée ; ils ont été donnés sans doute pour des esprits plus intelligents que nous. Nous ne croyons point avoir atteint les limites de la raison humaine, et les hommes plus pénétrants ont besoin de préceptes plus élevés. Beaucoup de choses dans l’Évangile passent notre raison, et même la choquent ; nous ne les rejetons pourtant pas. Convaincus de la faiblesse de notre entendement, nous savons respecter ce que nous ne pouvons concevoir, quand l’association de ce que nous concevons nous le fait juger supérieur à nos lumières. Tout ce qui nous est nécessaire à savoir pour être saints nous paraît clair dans l’Évangile ; qu’avons-nous besoin d’entendre le reste ? Sur ce point nous demeurerons ignorants mais exempts d’erreur, et nous n’en serons pas moins gens de bien ; cette humble réserve elle-même est l’esprit de l’Évangile.

Nous ne respectons pas précisément ce livre sacré comme livre, mais comme la parole et la vie de Jésus-Christ. Le caractère de vérité, de sagesse et de sainteté qui s’y trouve nous apprend que cette histoire n’a pas été essentiellement altérée, mais il n’est pas démontré pour nous qu’elle ne l’ait point été du tout. »

Extrait de la lettre 1.

(1) La Profession de foi du vicaire savoyard, que Rousseau a insérée au cœur du livre IV de l’Émile, est le principal texte qui, dans son œuvre, aborde la question de Dieu et de la religion.

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